Avec les mineurs de l’Oisans en 1936

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Mine de l’Herpie : Carte postale Gep, source Musée Dauphinois

AVEC LES MINEURS DE L’OISANS À  2300 M D’ALTITUDE EN 1936

Source : BNF-Gallica
Revue : Regards
Date d’édition : 1936-04-30

Sur le même sujet :
L’Herpie la plus haute mine de France
1941 – Un journalisste dans la mine de l’Herpie

Nota : Le dernier paragraphe du texte a été retranscrit par déduction, une partie des mots étant partiellement voire totalement illisibles.

Les petits points noirs glissent au ralenti de l’éloignement. À des kilomètres des insectes minuscules décrivent doucement leurs courbes géométriques sur le tableau blanc. Un point sombre grossit, son mouvement s’accélère, le skieur nous frôle à une vitesse de locomotive. Soudain on aperçoit un homme à pied.
— En voilà un qui a raté un virage !
— Il a l’air blessé, mais personne ne l’accompagne.
— On va au-devant de lui ?
Un blessé ne doit jamais être laissé seul dans la neige. C’est la loi irréfragable du ski.
— S’agit-il d’un débutant abandonné ?
— Peut-être, mais sa démarche est anormale.
La forme noire se remue avec peine et se détache étrangement sur le fond blanc et gris des neiges et du crépuscule. Il ne semble plus guère que ce soit un accident de ski. La silhouette avance en boitillant et devient plus noire à mesure qu’elle se rapproche. Nous sommes à 1.800 mètres d’altitude dans une élégante station de sports d’hiver au-dessus de Grenoble. On ne rencontre que des gens jeunes, élégants, souples et beaux, car les exercices violents ne tolèrent pas l’âge et la maladresse.
Et voici qu’apparaît un mineur, un véritable habitant des corons, barbouillé des pieds à la tête par la poussière de l’anthracite. Il semble d’autant plus sombre qu’une brume blanchâtre du soir monte sur la neige des pentes, supprime toutes les ombres. L’homme s’arrête pour découvrir poliment un visage de charbon, remet une loque noire sur sa tête et reprend sa marche. Il a une jambe morte qui se balance et il se sert d’une pioche comme d’une béquille. Il descend en deux heures une route qu’on parcourt en dix minutes avec des skis.
— Que fait un mineur à l’Alpe d’Huez ?
— Est-ce un livreur de charbon ?
— Il est habillé comme un mineur.
— Une mine dans l’Oisans. Une mine à plus de deux mille mètres d’altitude ?
Une sorte de téléférique à wagonnets dont les touristes imaginent naïvement qu’il porte la nourriture aux villages perdus, traverse audacieusement les vallées et se perd dans les hauteurs. Après quelques réticences, on apprend des habitants qu’il sert à descendre le charbon, car aucun moyen de communication n’existe en hiver, et que, très accessoirement, les wagonnets ravitaillent les mineurs.
— Peut-on visiter la mine ?
— C’est douteux, essayez quand même.
On part le matin très tôt du hameau le plus élevé et l’on marche pendant des heures guidés par les pylônes du téléférique qui franchissent à pas de géant les rochers et les ravines, n’apercevant au-dessus de soi que les câbles qui continuent à filer et les wagonnets qui se balancent en gémissant. Leurs grincements dans le silence profond de la neige aiguisent le froid d’une journée sans soleil. Soudain on franchit une crête et c’est le paysage d’Arthur Gordon Pym. Une gigantesque caserne noire, la neige noire, des oiseaux noirs qui tournent en croassant. Des traînées de charbon, un dégradé grisâtre séparent cet ilot sinistre d’un paysage immaculé du Vercors (sic). Il faut franchir un ravin plus escarpé pour atteindre le bâtiment à deux étages à qui ses dimensions, au flanc de rochers sauvages et désolés, donnent une allure de château-fort en deuil.
Rien ne bouge dans cet assez effroyable site que les wagonnets qui continuent à se balancer. Et quel vent ! La caserne semble inhabitée, personne ne regarde le groupe de skieurs qui gravissent péniblement la pente. Soudain un coup de sifflet retentit et d’une cabane à deux cents mètres, restée inaperçue, une file d’hommes noirs arrivent en courant, trébuchant, sur la neige blanche.

La cahute marque la sortie d’un puits. Ce sont les mineurs. C’est l’heure du déjeuner.
« Saint-Hubert le sous-vêtement idéal », « On ne répond pas des prêts entre ouvriers », « Le cuisinier doit-être payé comptant ». Ce sont les seuls efforts décoratifs d’un réfectoire à peine chauffé, où les mineurs n’enlèvent pas leur casquette ni leur passe-montagne. Ils ne disent rien et mangent rapidement des haricots et du fromage. Ils sont très jeunes pour la plupart. Il y a même des enfants. Aussi les barbes de trois mois qu’ils portent presque tous sont-elles attendrissantes, frisottées et du plus beau noir, même chez les blonds. Le cuisinier est le seul blanc authentique dans cette tribu de nègres, mais voici qu’entre. un maçon barbouillé de plâtre qui s’assied entre deux hommes barbouillés de charbon.
Personne ne parle, mais on a remarqué notre présence. Le cuisinier, caïd loquace, nous entraîne près de son fourneau. Celui-là n’attend pas les questions.
« C’est la mine la plus haute de France et peut-être d’Europe. Nous sommes à 2.300 mètres et nous n’avons pas d’ouvriers cardiaques, croyez-le bien ».
« L’exploitation de l’anthracite a été commencée à ciel ouvert, mais nous avons maintenant 300 mètres de galeries. Et quel taux d’extraction, Monsieur ! Plus de 100 tonnes par jour, à moins de 60 hommes d’effectif, ce qui donne à peu près 1.500 kilos par homme 60 hommes et par jour. Mais ils travaillent en conséquence et ils ne font pas de petites journées. D’ailleurs, ils n’ont rien d’autre à faire ici que travailler. »
… « Nous sommes ravitaillés par le téléférique, qui nous apporte ici les poutres de boisage et qui remporte le charbon. »
… « Ah ! non, les hommes n’y montent pas parce que les wagonnets versent de temps à autre. C’est arrivé autrefois. Il y a eu des accidents. Vaut pensez, s’il neige et que le bonhomme tombe, il est recouvert, on le retrouve au printemps, conservé. »
… « Dame, ceux qui ne savent pas faire de ski sont bloqués au dortoir. Mais ils savent presque tous et ça ne les amuse pas. (Petit rire aimable.) Ce n’est pas comme vous, Messieurs dames. Ceux qui marchent en ski vont parfois visiter leur famille, les Polonais ne savent pas skier. »
… « Mais oui, il y a des Polonais. Ceux-là restent quatre mois sans bouger. »
Et où restent-ils ? La ressemblance avec la caserne est écrasante.
Une caserne plus sale, mieux chauffée (le charbon gratuit), sans cantine et sans quartier libre, consignée par le travail, la nuit, le froid. Le dortoir reproduit exactement une chambrée, sauf qu’il n’y a pas de draps. Que voulez-vous, le blanchissage. Au-dessus de chaque lit sont accrochés les skis comme dans un bataillon de chasseurs alpins. Les mineurs prennent quelques instants de repos après le déjeuner, assis sur leurs lits, toujours silencieux.
Quand descendent-ils ?
L’un d’eux répond :
« Oh, on est loin de tout. On peut demander vingt-quatre heures de permission toutes les deux ou trois semaines. Mais pour quoi faire ? Nous sommes presque tous des célibataires et les mariés sont trop fatigués pour penser à la rigolade. »
Un imbécile pose une question de général inspecteur :
« La cuisine ? On ne s’en plaint pas. L’ennui. c’est qu’on nous fait verser 10 francs par jour pour la nourriture et le logement. »
« Ce n’est pas beaucoup ? C’est trop pour une journée de vingt-quatre francs. On n’est pas mal payé (!), ça va chercher dans les 1 fr. 50, 2 francs ou 2 fr. 50 de l’heure. Ça finit par chiffrer puis qu’on travaille douze heures par jour ».
« Mais oui, huit heures le matin : de six heures à deux heures et quatre heures l’après-midi : de trois heures à sept heures. Après déjeuner, le temps passe encore assez vite, mais c’est avant de manger, vers midi, que ça devient dur. »
Rectification d’un assistant :
« N’oublie pas les équipes de nuit. On y passe à tour de rôle tous les quinze jours et on ne travaille que huit heures. »
« On crève de froid la nuit. »
« Oui et sur un mois, on ne compte que 10 heures par jour, ça abaisse la moyenne et la paye. »
Petit rire poli.
« C’est une vraie mine de sports d’hiver. »
« Puisqu’elle ne marche que cinq mois par an, pendant la saison, vous ne saviez pas ? Au printemps il y a des infiltrations et la mine est inondée jusqu’aux premiers gels.
« Même l’hiver c’est assez humide et l’on travaille souvent les pieds dans l’eau. Mais ça nous arrange puisqu’on est tous des cultivateurs de la région. On n’a plus rien à faire dès qu’il neige. »

Les Polonais ? Ils trouvent aussi quelquefois du travail l’été dans les fermes. Sinon… En tout, à partir du dégel, il ne reste plus que quatre hommes dans la mine.
Que font-il tous les soirs à luter pour que la fatigue ne les écrase pas sur les chiffons qui leur servent de couvertures ? Au mur du réfectoire, des petits trous carrés révèlent le cinéma ; dans une petite cabine, en effet quelques morceaux de fer rouillés gisent sur le sol, restes d’un appareil. On projetait des films au début de l’exploitation, le jour ou le patron visitait et aussi pendant la guerre, lorsqu’il fallait absolument compenser la production des mines envahies et que les ouvriers (illisible)rd, mobilisés dans l’Isère ne se laissaient pas faire. Maintenant les travailleurs saisonniers sont trop contents de s’employer pendant l’hiver. Il travailleraient peut-être pour la nourriture si on l’(illisible). Il n’y a pas de syndicat qui puisse les défendre dans la division des intérêts de la misère des campagnes. Les mineurs restent seuls devant la rapacité des employeurs et leur propre faiblesse.
Quel froid ! Quel vent ! Reprenons nos skis et partons sur la neige noire.
Au bistro du village : — « Voici des gaillards qui ne sont pas à plaindre. Lorsqu’ils travaillent pour eux dans les champs, ils passent seize à dix-huit heures sans s’arrêter. L’hiver ils travaillent moins et gagnent davantage. Les femmes s’arrangent bien pour se passer d’eux. »
Ton chagriné. – « Le plus ennuyeux est qu’on les fasse travailler le dimanche. Il ne sont pas à la messe et puis ils n’ont pas le temps de descendre boire un coup. »
Est-ce un bagne ? Demandez aux mineurs. Pour eux ce n’est qu’un gagne-pain.

Louis CHAVANCE.

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