La Combe du loup

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La Bérarde, carte postale 1930-1940.

LA COMBE DU LOUP
Archives Retronews : Journal Paris-midi édition, le 18 septembre 1923

Autre texte de M. Henry Bordeaux, de l’académie Française : Une chasse au chamois en 1926 en Oisans.

Sous ce titre, M. Henry Bordeaux raconte dans la Revue des Deux Mondes une histoire de montagne, dramatique et généreuse comme
la nature sauvage… Le romancier qui sait si bien traduire la poésie douloureuse, passionnée, fervente, qui se cache dans l’âme des
humbles, des gens de la terre, réunit ici en quelques pages la matière d’un, beau roman à faire. C’est l’art de concision et, si l’on peut dire, d’intensité, de M. Henry Bordeaux. Qu’on en juge par ce dialogue vif et prenant, qui résonne aux oreilles avec l’accent rugueux d’une conversation du terroir. — M. L.

— Est-ce le petit du Loup dont vous parlez ?
— Dame, je ne sais pas s’il est du Loup.
Ça se pourrait. Mais il s’appelle sur l’état civil Pierre Chavert. Pour nous, c’est Pierrot.
Pierre Chavert : ce nom rend un son bizarre. Il manque un anneau à la chaîne, et je comprends mal, si je crois comprendre. Ce Maliveau subtil et inquiétant doit savoir la chronique. Il ne se fera pas prier pour m’en instruire. Je vais le presser comme un citron :
— La Guiton, qui est la mère de ce Pierrot-là, n’était donc pas la fille du Loup ?
— Il paraît que non.
— Elle était la fille du garde ?
— Il paraît que oui.
— Voyons, Maliveau : expliquez-moi ça.
Il fait la moue au lieu de se montrer empressé à son ordinaire, dès qu’il s’agit du mal d’autrui. A-t-il peur que Chavert nous écoute ?
— Oh ! déclare-t-il, c’est une vieille histoire.
— Pas si vieille que vous, Maliveau. Puisque vous la savez, dites-la sans vous agiter comme une marmotte à la danse.
Il se décide et n’allonge pas, comme s’il se hâtait de poser un fardeau :
— Voilà. C’était la plus belle fille du pays, de la Bérarde à Bourg d’Oisans.
— Qui ça ? La Guiton ?
— Non, la mère de la Guiton, la Josette.
Comment était-elle ? Maliveau ne saura pas me le dire, dans cette impuissance du paysan à décrire une femme ou un paysage, sauf
d’un geste vague qui signifie la taille et la force.
— La plus belle fille du pays, quoi ! reprend-il, fâché d’être interrompu pour une bagatelle. Balmat la fréquentait. Bernard Balmat, c’est le Loup.
— Je sais, je sais.
— Il la voulait. Elle était d’accord. Mais Balmat était déjà le Loup, condamné pour de la contrebande au Mont Genèvre, condamné pour le braconnage, condamné pour coups. Tandis que Chavert avait du bien et de la conduite. Alors a marié Chavert.
— La famille ?
— Oui, la famille. La fille aussi. Pour les filles, faut de la conduite et du bien. Alors il est arrivé une chose qui n’aurait pas dû arriver.
Mon traqueur se tait, comme s’il était traqué. Il inspecte à droite, il inspecte à gauche.
Des sapins, des rochers : personne.
— Et quoi donc, Maliveau ?
— À la cueillette des airelles, elle a rencontré le Loup, dans la montagne, ici près. Il a dit : « Viens. » Elle a dit : « Je viendrai. » Il à dit : « Quand ? » Elle à dit : « Demain. » Il a dit : « Resté. » Elle a dit : « Je reste. » Il l’a emmenée. Elle n’est jamais revenue.
— Et Chavert ?
— Chavert, ah ! Chavert. Ça, c’est moins connu. C’est des histoires à garder pour soi.
— Je les garderai pour moi : je le jure.
— Chavert est allé à la chasse au Loup. À trois cents pas, avec son fusil, il abat une pomme sur un piquet.
— Une pomme ? Comme Guillaume Tell.
— Connais pas ce Guillaume. À trois cents pas, il a surpris le Loup, il a tiré. Le Loup en porte la marque sur la joue gauche. Mais c’était pour lui une blessure de rien. Il est sorcier : il barre le sang. Il a guéri. Il s’est tu. C’est des choses pour ceux de la montagne.
C’est pas des choses pour ceux de la plaine.
Des coups pareils, ça ne se recommence pas.
— Et Balmat ?
— Balmat était en faute. Balmat n’a pas tiré.
— Mais la fille ? La Guiton ?
— Faut croire que Josette la portait déjà quand elle est allée vivre avec le Loup. Faut croire. Moi, je n’y étais pas.
J’ai la clé du mystère ; mais elle tourne mal et n’ouvre pas. Si Marguerite, dite la Guiton, n’était pas la fille de Bernard Balmat, pourquoi celui-ci l’a-t-il gardée après le décès de Josette au lieu de la restituer au vrai père ? La réponse ne se fait pas attendre. Une phrase me revient à la mémoire, une phrase et surtout l’accent pathétique avec lequel elle fut prononcée devant moi. Quand le Loup me parla de la Guiton morte en couches, il ajouta : C’était tout ce qui me restait d’elle… Elle, Josette, sa femme, la femme, comme il disait avec une adoration qui survivait aux années, qui suppléait à l’insuffisance du langage. Il avait gardé la fille en souvenir de la mère. Mais quand il l’avait perdue à son tour, il n’avait plus voulu du petit fils de l’Italien et petit-fils de Chavert. Dès lors, toute l’aventure s’éclaire. Dès lors, il n’y a plus d’ombre.
Nous avons atteint, le mulet, Maliveau et moi, la digue qui ferme le lac Lovitel. Pour souffler après la montée, nous faisons halte sous un petit sycomore. Avec une joie de plus en plus vive chaque année, je cueille du regard le paysage familier : cette eau verte, si pure et limpide que s’y doublent exactement, en image renversée, les montagnes aux pentes rousses de prés brûlés et blanches de neige au sommet. Dans le fond, je cherche la combe où le Loup, dans les temps, emmena sa proie consentante, cette Josette inconnue — la plus belle fille de la Bérarde au Bourg d’Oisans, — qui préféra ce bandit à la vie régulière et respectée.
Puis nous gagnons en terrain plat le refuge. Mon garde m’aperçoit et vient à ma rencontre. Il tient par la main un garçonnet frétillant et à demi sauvage, qu’il me faudra apprivoiser, et il me le présente, non sans une fierté paternelle :
— Mon petiot.
Quelle tendresse cachée il a mis dans ces deux mots, et quelle volonté de propriétaire ensemble ! Il s’en est allé à Grenoble chercher le dernier descendant de sa race. Il l’a réintégré dans ses droits. La femme et la fille lui ont échappé. Qu’importe maintenant ! Il a un héritier. C’est lui qui assure une suite familiale à ces pauvres femmes perdues, la Josette et la Guiton. C’est sa manière à lui de leur pardonner. Sa force aujourd’hui se rit de leur faiblesse. Elles n’ont été bonnes qu’à détruire la paix du foyer. Lui, il a rebâti avec elles, malgré elles.
Comme je comprends son sourire ! Et pour lui être agréable, je prends l’enfant un peu effrayé, je le soulève en l’air et, le fixant bien dans les yeux, je le repose à terre avec ces mots qui reçoivent l’approbation de mon garde :
— Toi, tu es un Chavert. Tu en as le regard franc et dur. Tu seras honnête et fort quand tu seras grand.
Puis, instinctivement, je regarde une fois encore, avant d’entrer dans le refuge, la combe du Loup qui, plus haute sur la pente, est
dans le soleil, tandis que nous sommes déjà plongés dans l’ombre, et que cette ombre, venue du val, envahira dans un instant. Une image obsédante me revient à la mémoire : le garde et le Loup écartelant, sur la crête, le chamois qui, broyé, craque sous leur pression et arrose de son sang et de ses entrailles l’herbe rougie. Chacun a eu ça part de gibier, Chavert a sauvé sa race. Mais l’autre ? Mais le loup ? Ne m’a-t-il pas dit l’an dernier dans une tanière : 
— J’ai eu le cœur. Et le cœur, c’est la vie…

Henry Bordeaux.

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