La Conspiration Didier, épisode 7

FEUILLETON HISTOIRE
LA CONSPIRATION DE GRENOBLE — 1816
Texte de Auguis. Publié dans le journal Le Temps en 1841.

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Épisode 7

Les deux avocats, pour ne pas laisser s’accomplir cette nouvelle infamie, acceptèrent la triste mission de défendre des hommes dont ils n’avaient pas même pu recueillir les noms. En accordant la parole aux défenseurs, le président leur recommanda encore d’être courts, « attendu que l’affaire était claire, et que la commission n’entendait pas rester en séance jusqu’au lendemain. »

M. Jules Mallein, parlant en faveur du grenadier Piot, n’avait pas été écouté plus de dix minutes que le président lui dit d’abréger, motivant cette recommandation faite du ton le plus impérieux, sur ce que le jugement serait beaucoup trop retardé si chaque prévenu était défendu aussi longuement. Malgré la plus vive insistance, M. Mallein obtint à peine de placer quelques observations qu’il jugeait importantes.

On ne permit pas à M. Sapey de consacrer plus d’un quart d’heure à la défense de quatre accusés, qui l’en avaient eux-mêmes chargé. Les deux avocats prirent alternativement la parole pour les autres. Comme ils n’avaient pu retenir les noms de tous, ils furent souvent obligés de les désigner par la couleur ou par la forme de leurs vêtements. On ne les laissa pas plaider une demi-heure pour vingt accusés qui, presque tous, s’étaient trouvés dans des circonstances différentes. Abrégeons ! abrégeons, disait sans cesse le président dont l’impatience éclatait à chaque instant. M. Vial fut entendu le dernier pour M. Morin, pharmacien à la Mure. Il était le seul qui eût pu jeter un coup d’œil sur la procédure ; il avait rédigé une défense écrite, dont la lecture fut interrompue de la manière la plus insultante dès la seconde page. Voici le dialogue qui s’établit entre le président et les deux avocats Vial et Mallein.

— C’est une chose honteuse, monsieur Vial, dit le président, de venir défendre ici un scélérat, un chef de brigands !

— Mais où sont les preuves qu’il soit tel ?

— Les preuves ! il est inconcevable que vous les demandiez : vous devriez rougir de vous constituer le défenseur d’un misérable qu’on aurait dû fusiller de suite.

— Mais, monsieur le président, je le répète, il n’existe pas de preuves dans la procédure.

— Allez! allez, je n’ai pas besoin de la procédure, je connais son affaire ; j’ai été sur les lieux, et il est inutile de nous débiter tout ce gribouillage, allons, voyons… aurez-vous bientôt fini?

En effet, le colonel de Vautré était allé sur les lieux ; il avait repoussé les insurgés à la tête sa légion ; après le combat, il jugeait les prisonniers ; après le jugement, il devait présider à leur exécution : il était donc à la fois acteur dans l’affaire, témoin, juge; et bourreau.

Le langage qu’il tenait était d’un tel dévergondage que M. Mallein, se levant vivement, ne put s’empêcher de manifester à quel point il était indigne : oubliant que les lois étaient suspendues, il osa les invoquer et réclamer le droit que les accusés avaient d’être défendus : « Nous paraissons ici, ajouta-t-il, en vertu du pouvoir que nous ont donné quelques accusés, en vertu du pouvoir que vous nous avez vous-mêmes conféré à l’égard des autres ; en vertu de la loi qui nous permet, qui nous ordonne de dire tout ce qui peut disculper nos clients. La loi nous garantit des égards que, cependant, nous n’obtenons pas de vous. »

— Ce que je dis là, reprit le président avec humeur, n’est pas pour vous, ni pour celui-là, ajouta-t-il en désignant M. Sapey ; mais c’est cet autre qui nous fatigue avec ses phrases ; il y aurait une heure que nous aurions fini sans lui. Puis, s’adressant à M. Vial : « Allons, puisqu’il là vous entendre, continuez. »

M. Vial essaya d’achever la lecture de son plaidoyer, qui fut coupé à chaque phrase par des murmures, et souvent par les plus violentes apostrophes de la girl du président. Plusieurs fois il arriva à ce dernier de répéter entre ses dents puis d’une manière tout à fait intelligible et toujours en se moquant, les propres expressions de M Vial.

Les conclusions de l’officier faisant les fonctions de procureur du roi, terminèrent bientôt après cette indécente et déplorable séance : la commission se retira pour délibérer. Les débats avaient été conduits avec tant de promptitude et de désordre que les membres du conseil ne pouvaient décider que sur les souvenirs les plus fugitifs. Heureusement M Benoit, l’un d’eux, avait, à la dérobée, rédigé quelques notes qui lui permis de ranger les accusés par catégories. Six d’entre eux avaient été le 5 mai, au grand jour, par une patrouille de dragons, au moment où ils s’entretenaient paisiblement sur la route. Ils étaient habitants d’une vallée qui n’avait point pris part à l’insurrection ; personne ne les avait vus armés, et aucun témoignage ne s’élevait contre eux. M. Benoit fit valoir cette absence de toute charge, qui était évidente, mais que l’insuffisance et la confusion du débat n’avaient pas même permis aux autres membres du conseil de remarquer. Il opina alors pour l’acquittement de cette première catégorie, et entraîna à son avis, tous les autres membres du conseil, à l’exception du président, qui tout en reconnaissant qu’ils ne pouvaient être coupables, insista pour qu’ils fussent condamnés au moins à deux ans de prison, attendu, disait-il, que la commune de la Tronche, dont ils faisaient partie, était animée d’un mauvais esprit ; conclusion qu’il tirait de ce que, pendant les Cent-Jours, les habitants de cette commune l’avaient qualifié de traître, lorsqu’il avait été arrêté près de fort Barreaux, prévenu d’espionnage pour le compte de l’ennemi. Malgré la funeste influence de l’obéissance passive sur les caractères les plus généreux, le président n’obtint pas la vengeance personnelle qu’il réclamait, et M. Benoit, appuyé par le capitaine Charpenay, faisant fonction de rapporteur, par les pièces que se hâta de produire le greffier Bernard, M, Benoit, encouragé à persévérer dans sa noble tâche par MM. Duclaux-d’Eymard et Demary, eut la satisfaction de faire adopter son opinion comme base du jugement.

M. Benoit tenta d’arracher encore à la mort cinq autres individus qui avait lit été art êtes dans les environs du lieu du combat, mais contre lesquels il n’existait aucune espèce de preuves. Aucun d’eux n’avait été pris les armes à la main, et tous avaient allégué des motifs plausibles de leur présence dans l’endroit où la troupe s’était emparée de leurs personnes. Parmi ces cinq était le sexagénaire Noël Allouart, et Maurice Miard, enfant de moins de seize ans, sur qui on avait trouvé quelques cartouches ramassées par un mouvement bien naturel à son âge, sur la route que venait de suivre une colonne de fuyards. L’innocence de ces infortunés éclatait au grand jour ; on paraissait disposé à les absoudre, lorsque le président, qui insistait pour la condamnation, dit qu’en tout cas on pourrait les recommander à la clémence du roi. Ce nouvel avis ferma la bouche au sous-lieutenant Benoit et au capitaine rapporteur, qui n’en soupçonnèrent point la perfidie.

Quoique le président pressât la délibération, elle se prolongea jusqu’à la tombée de la nuit. Alors fut rendu un jugement qui condamnait à l’unanimité à la peine de mort, Jean Arnaud, Joseph Garlet, Jean-Baptiste Oste, Honoré Régnier, Louis Regnier, Antoine Ribaud, Ambroise Morin, Jean-Baptiste Richard, Jean-Baptiste Hussard, François Bard, Antoine

Baffer, Christophe Allouard, André Allouard, Antoine Peyraud, Jean Babier, Jean Fiat-Galle, Pierre Behu, Claude Piot, Jean-François Mury, Maurice Miard, Noël Allouard.

À l’égard des cinq derniers accusés, attendus, disait l’arrêt, qu’ils ont paru moins criminels d’intention, le conseil n’ayant pas le droit de changer la peine de mort, S. M. sera suppliée de la commuer.

La suite demain… 

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