La Forêt et les Brigands de Besse en Oisans

Carte postale « Claude » de Besse, début XXe

LA FORÊT ET LES BRIGANDS DE BESSE EN OISANS
André Allix critique dans un courrier, la brochure « Histoire locale de la commune de Besse en Oisans » de Paul Hustache.

Rappel : 
On admettait depuis plusieurs années, l’existence d’une ancienne forêt à Besse. Cette forêt aurait été brûlée volontairement par les habitants au milieu du XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque très rapprochée, pour anéantir des « brigands » qui s’y étaient réfugiés.
Besse n’aurait pris son nom actuel et les terres n’y seraient reparties qu’à cette date.

Lettre à M. Paul Mougin.
M. l’inspecteur général des Forêts Paul Mougin veut bien nous autoriser à reproduire ci-dessous la lettre que lui a écrite notre collaborateur André Allix, à propos de son article sur « le reboisement dans les alpes méridionales » paru au fascicule II de la présente année de cette Revue, et particulièrement à propos de l’annexe I. p. 258-259. Il fait preuve ainsi d’un esprit d’impartialité scientifique auquel nous devons rendre hommage. (N.D.L.R.)

Monsieur l’inspecteur général »

Vous défendez une si belle cause que les lecteurs, passionnés par le débat, souhaitent voir à son service des arguments invincibles. Or, l’intérêt même de cette cause m’oblige à vous signaler que les références utilisées par M. Mathey à propos de la « Forêt de Besse » n’ont pas de valeur scientifique.

J’avais depuis longtemps laissé de côté la brochure de Paul Hustache ne pensant pas qu’un historien pût jamais perdre son temps à la discuter. Pour qui connaît l’histoire médiévale du Dauphiné, c’est un tissu d’énormités. La fondation de Besse au XIVe siècle par des nomades, « le baron Yon de Jonage, comte de Sassenage et seigneur d’Oisans », le prieuré du Mont-de-Lans et celui de Saint-Jean-d’Arves, le « le mélange de druidisme et de paganisme » l’apparition du nom de Besse au XVIe siècle seulement et le chapitre sur la « féodalité à Besse » rien de tout cela n’est matière à discussion. En revanche des réalités très connues relatives à l’histoire médiévale de Besse cette brochure ne dit mot. Pour son auteur le XIVe siècle est dans le pays une époque vague et préhistorique, il ignore totalement un personnage aussi connu que Josserand de Besse, à cette époque un des plus gros propriétaires et le plus célèbre feudataire de l’Oisans. Il n’a pas l’air de soupçonner que Besse, comme l’Oisans, ait fait partie du Dauphiné depuis le XIIIe siècle au moins ; il ignore qu’elle n’a pas eu dès lors d’autre seigneur que le Dauphin ; il ne souffle mot du « châtelain d’Oisans », fonctionnaire delphinal qui y percevait l’impôt, y faisait la police, et a laissé depuis 1326 des comptes annuels, détaillés, véritables rapports de gestion qui existent encore. Si, sur toutes ces questions nous ne possédions rien, cela mériterait peut-être étude. Mais, sur l’histoire du Dauphiné nous possédons des bibliothèques. Sur celle de l’Oisans, nous avons des ouvrages classiques, des montagnes de manuscrits déjà très connus qu’ont feuilletés des légions de chercheurs, et toutes les notes du regretté Pilot de Thorey, fruit de vingt-cinq ans de recherches méthodiques dans les archives déposées à la Bibliothèque Municipale de Grenoble. Songeons simplement que la commune de Besse avec son nom apparaît déjà en toute clarté au onzième siècle dans le Cartulaire d’Oulx (qui a été imprimé deux fois), et, à la suite de ce document, dans des livres aussi répandus que le Regest Dauphinois du chanoine Ulysse Chevalier, ou le Dictionnaire Topographique du département de l’Isère, que ce même auteur a publié sur le manuscrit de Pilot de Thorey. Encore une fois, la partie général et historique de la brochure en cause ne mérite ni discussion, ni attention. C’est une œuvre d’imagination dénuée d’attraits littéraires.

Mais M. Mathey (qui cite improprement « les archives communales ») lui a fait grand honneur de la prendre en considération pour un fait purement local, appuyé en apparence par des documents locaux. Je conviens que, de ce point de vue, la discussion s’impose en raison de l’importance extrême de l’argument invoqué.

Les archives de l’ancienne Chambre des Comptes du Dauphiné, conservées à la Préfecture de l’Isère et accessibles à tout le monde, donnent des documents très précis sur la situation forestière de l’Oisans, depuis le XIVe siècle. J’ai transcrit les principaux, qui sont actuellement à l’impression. Pour n’en extraire aujourd’hui que ce qui concerne Besse, la « forêt de Besse » n’y est mentionnée nulle part (pas plus que les brigands qu’elle aurait abrités). Omission peut-être ; mais, dès cette époque, fort proche de nous (quoique semble croire Hustache), la police était bien faite, la comptabilité bien tenue, et les ressources naturelles dûment inventoriées. Bien plus, d’indiscutables documents du XVe siècle, datés de 1428 et de 1450, nous attestent qu’à cette époque Besse était, comme aujourd’hui, une commune sans bois, brûlant, comme aujourd’hui, la bouse de vache, cuisant le pain au feu de paille, et important de quatre lieues au moins, le bois de construction que l’on allait quérir dans la direction du Bourg d’Oisans. Ces textes se trouvent aux folios 143 verso et 273 verso du registre B. 2744 des Archives de l’Isère ; ils vont être publiés.

À la vérité, ces textes ne dépassent pas 1450, tandis que Hustache nous parle de l’incendie de la forêt de Besse en 1540. Il faudrait donc admettre que la forêt a crû subitement depuis 1450, et disparu au bout de quatre-vingt-dix ans. Les longs épisodes historiques dont elle aurait été le théâtre ne se seraient donc déroulés que dans cet intervalle. Je ne sais, faute de compétence, si cette hypothèse est soutenable au point de vue forestier, mais j’affirme qu’elle ne l’est pas au point de vue historique. Remarquons d’ailleurs que, selon ce que semble dire Hustache, Besse se serait appelée « communauté de Saint-André au milieu de la forêt » à partir de 1440, tandis que les textes ci-dessus nous montrent qu’elle s’appelait Besse depuis longtemps et qu’elle était déboisée en 1450.

Mais, alors, sur quels documents s’appuie donc M. Hustache ? Il en cite trois (?), tous dit-il, empruntés aux archives de la mairie de Besse. Tous sont des parchemins : ce qui doit faciliter les recherches, car un beau parchemin est chose rare.

Le premier, de 1440, s’appellerait « Calliardus ecclesiæ novæ », ce qui, a découvert l’auteur voudrait dire « plan de l’église neuve ». Selon lui, ce document prouve la reconstruction de l’église en 1440, mais rien de plus. Malgré l’apparence, Hustache ne dit nullement que le nom « au milieu de la forêt » soit écrit sur le parchemin : il dit même (« pris dès lors… ») exactement le contraire. Conclusion : ce parchemin, s’il existe, ne prouve rien au sujet de la forêt. En tout cas, le fameux nom communal qui y est rattaché par un artifice de style probablement involontaire ne figure dans aucun autre document authentique : il a disparu de la tradition locale et ne se retrouve que dans la bouche de ceux qui ont lu Hustache : il a toutes les apparences extérieures d’une fiction. Il en va de même pour le nom de Clavans, « Saint-Didier au pied de la forêt », qui est indiqué page 8, sans aucune référence. Nos doutes seront confirmés par des documents existants et connus.

Pilot de Thorey a laissé à la bibliothèque de Grenoble (R. 7906 n° 645) quatre fiches manuscrites où il a recueilli tout ce qu’il connaissait de documents au sujet de l’église de Besse : il a laissé d’autre part (R. 7906 n° 384 fascicule 4 et n° 383 fascicule 3 sections Oisans), plusieurs fiches sur la commune ; il ne s’y trouve absolument rien qui confirme les développements de Hustache au sujet du « Calliardus » (?), mais il s’y trouve beaucoup de précisions et de références qui les démentent. On fait la même remarque en ouvrant un livre du chanoine Ulysse Chevalier, où se trouve imprimé en détail le récit de la visite pastorale que l’évêque de Grenoble fit à l’église de Besse en 1410, ou en feuilletant le pouillé du diocèse de Grenoble en 1497, imprimé avec les Cartulaires de Saint-Hugues.

Le deuxième document serait un acte de concession, fait par « le seigneur de l’Oisans », du territoire de la forêt aux pauvres de la commune après l’incendie. La phrase de Hustache (p. 11) ne nous dit pas clairement que la forêt et son incendie soient expressément mentionnés dans l’acte. En tout cas, ils ne sont (malgré l’importance évidente d’un tel événement) mentionnés dans aucun acte authentique, où qu’il soit.

Le troisième…, mais y en a-t-il trois ? La phrase est si obscure (p. 11) que le troisième pourrait bien ne faire qu’un avec le précédent. En tout cas, il est attribué au même chimérique « seigneur de l’Oisans », descendant du mythique « Yon de Jonage ». Ce serait la concession « aux pauvres de la communauté de la majeure partie des parcelles de terre et de pré dont ils jouissent encore aujourd’hui », et, si je comprends bien, du four banal de la commune. Ici l’erreur est manifeste ; on sait, par ailleurs, que le four de Besse est beaucoup plus ancien que le XVIe siècle, et que la distribution des parcelles l’est encore davantage. Si Hustache a vu un parcellaire ou une reconnaissance du XVIe siècle, c’est faute d’habitude qu’il a interprétée comme initial un document qui était périodiquement reproduit depuis le XIIIe siècle au moins. Quoi qu’il en soit, remarquons que ce troisième document, s’il existe, ne concerne que la forêt. Il ne nous intéresse que s’il est confondu avec le précédent.

Et maintenant, cherchons les documents ? J’ai fait, pour cela, encore une visite à Besse, le 8 octobre 1925. J’ai exploré les archives en présence et avec l’aide de MM. Sébastien Ougier, maire de la commune et L. Cortés instituteur au Bourg d’Oisans. Pour trouver ces parchemins, j’ai retourné toutes les pièces, et ne les ai point vus. M. Ougier m’a suggéré que l’auteur de la brochure avait pu les garder par-devers lui. Il n’en est rien. On possède, en effet, en double exemplaire — l’un à Besse et l’autre à Grenoble — un inventaire des archives de la commune qui fut fait (comme dans toutes les communes) par ordre supérieur, en 1843. Or tous les documents du Moyen-âge qui figurent dans l’inventaire figurent encore dans le dépôt, tandis que les documents de Hustache manquent dans l’un et l’autre.

J’en suis donc réduit à penser que cet auteur, dont l’esprit critique et la compétence historique sont jugés par la valeur générale de sa brochure, a interprété de travers des documents qu’il n’a pas su lire. Il l’a fait ailleurs, à coup sûr. Lorsque (à propos des notaires) il cite des documents reconnaissables, il se trompe sans manquer. Par exemple, il désigne un notaire de la dynastie des Rodulphi par le nom du client inscrit à la première page du registre (Guigues Jourdan), sans avoir vu que tous les actes, ou presque sont signés à la fin. Les actes des notaires débutent comme toujours par la clause de style In nomine Domini Jhesu Xpisti amen : c’est ce que Hustache a rendu par « In nomine Domini Oysenti ». La liste des notaires est fausse jusqu’à Uriel Clavel. Ce n’est d’ailleurs pas Clavel, débutant en 1556, qui a inauguré les actes en français, mais son prédécesseur, le dernier des Rodulphi, en 1543. Il suffit d’ouvrir les minutaires pour s’en apercevoir. Je soupçonne fort Yon de Jonage de n’être que la lecture personnelle d’un graphisme abrégé du XVIe siècle, relatif à Jean Josserand, descendant de Josserand Josserand, et qui, comme grand propriétaire, est l’objet ou l’auteur d’un assez grand nombre d’actes.

L’hypothèse des lectures fantaisistes serait confirmée si l’on trouvait à la mairie de Besse des documents ressemblant, même de loin, aux trois ? parchemins dont Hustache nous donne un vague signalement. Justement, il n’y a que trois parchemins aux Archives de la mairie de Besse. Deux d’entre eux sont d’ailleurs magnifiques et précieusement conservés.

Le premier rouleau de 1540 X 648 millimètres en deux feuilles datées de 1373, a trait à l’interminable procès qui opposa pendant des siècles Besse et Mizoën à propos des pâturages de Rif-Tort. Le texte, très long, ne dit mot d’aucune forêt : tout le plateau de Paris est dès lors en pâturages.

Le deuxième rouleau de 1550 x 681 millimètres en deux feuilles datées de 1412, a trait à la délimitation réciproque des communes de Besse et de Clavans. O surprise, il parle de forêt ! ou plutôt de bois : mais nullement à la façon romanesque de Hustache. Je reviendrai plus loin sur ces modestes réalités.

Le troisième cahier de 8 feuillets, est une copie faite au XVIIIe siècle, sur papier timbré d’une requête de 1491 au Parlement de Grenoble, à propos d’un conflit soulevé par la perception des droits de fournage au four banal, sujet de procès courant à cette époque. Au XIXe siècle, une main inhabile a écrit au dos de cet acte la même mention que dans l’inventaire communal : « reconnaissance du four des pauvres du 5 juillet 1491 en latin sur le parchemin », et cette mention erronée se rapproche singulièrement de ce que dit Hustache à propos de la pseudo-fondation du « four du Bureau de bienfaisance ». C’est le seul point commun qu’il y ait entre sa brochure et les parchemins de la mairie de Besse.

J’ai su, par la même occasion, que M. Paul Hustache était un cultivateur autodidacte, qui fut maire de la commune. Il y mourut avant la guerre, laissant un manuscrit qu’un de ses descendants eut l’idée de faire imprimer. C’est la brochure en cause, présentement vendue (son seul mérite !) au profit du Sou des Écoles. M. Paul Hustache me parait ainsi se rattacher à cette lignée de braves gens dont le plus illustre fut le Dr. Roussillon et dont plusieurs vivent encore qui ont obscurci l’histoire simple et claire de l’Oisans d’une épaisse broussaille de légendes et de racontars. Il nous paraphrase simplement pour son pays natal la vieille légende dauphinoise des « brûleurs de loups » que personne ne songeait à prendre comme un document sur les forêts alpines. Il y a, dans l’Oisans contemporain, bien d’autres légendes de même sorte. L’élagage de ces fariboles exige un certain courage si l’on habite le pays, mais il est la condition et la conséquence de toute étude historique sérieuse (1). Que M. Hustache n’a-t-il imité l’exemple d’un de ses prédécesseurs, le maire du Mont-de-Lans qui, en 1843, écrivit sur l’exemplaire de son Inventaire d’Archives qu’il envoyait à Grenoble cette phrase prudente et modeste : « plus, un autre volume écrit en lettre gothique que l’on ne peut pas lire » ! Graccum est, non legitur.

Voici exactement ce que contient à propos des bois le parchemin de 1412. Il donne d’abord la copie d’une transaction de 1273, puis celle d’une autre délimitation de 1303, entre Besse et Clavans. Ce dernier texte porte mention d’un arbrisseau assez revue de géographie alpine — Per 993/13 – 1925
Après eux vient la mention d’un peuplier isolé qui reparaît plusieurs fois, et joue un grand rôle dans la délimitation. On ignore aujourd’hui où se trouvait le Coing des Jouclards, mais le Coing de Coste-Belle existe encore, m’a-t-on dit, à l’aval de Besse, dans la direction de Clavans. Il s’y trouve encore de petits bois. Rien ne nous dit que ceux du XIIIe siècle fussent plus grands. Je vous donne en annexe le texte que j’ai transcrit de ce parchemin (2). Voila donc tout ce que les documents du Moyen-âge nous apprennent de positif sur les forêts de Besse, pour lesquelles ils sont partout ailleurs non pas muets, mais négatifs.

(1) M. F. de Villenoisy a bien voulu m’écrire qu’en 1896, il a recueilli chez des pâtres de la Salse « une légende relative à un peuple de nains qui habitaient une grotte sur le territoire de Besse et que l’on aurait détruits en incendiant la forêt de Salse ». Telle serait donc la source légendaire des brigands de Hustache : un trait de folklore éternel (les « korrigans » de Bretagne) mélangé peut-être ici avec le souvenir de la grotte de Vallouise où les Vaudois furent enfumés en 1488 : — peut-être même (à cause du « 24 août ») avec celui de la Saint-Barthélemy. La même légende (mais reportée à l’époque des « Gaulois » se retrouve à Mizoën : v. Hipp. Müller. La Grotte des nains de Mizoën. Revue Dauphinoise [Grenoble]. N° 20-21. 15 octobre 1899. Hustache lui emprunte un détail textuel [le vol d’enfants].

(2) Extrait de la délimitation datée du 12 des calendes d’août 1303, et transcrite sur le rouleau parchemin de l’an 1412 conservée à la mairie de Besse :

Et primo determinaverunt et ordinaverunt quod inter territorium dictarum parrochiam sit quedam meta in quodam buffayllo sive dente rochassii que est subtus berthiam de mourino in quo buffaylo est quedam arbruyssellus, et a predicta meta directe per traversam dividantur et determinantur territoria dictarum parrochiam usque ad summitatem dicti nemoris per directum usque ad summitatem nemoris Cogni de Joclardis et a summitate Cogni de Joclardis usque ad summitatem [bis] Cogni Rotondi et a summitate Cogni Rotondi usque ad quandam arborem que dicitur pinor sive populus que est moutata de Bessiis…

Veuillez, Monsieur l’Inspecteur général, agréer l’assurance de ma respectueuse considération.

André Allix

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