La Lavande des Alpes

LA LAVANDE DES ALPES
En 1896, sur la route de l’Oisans.
Une chronique d’Henri Second

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Depuis quelques jours le pavé de Paris est embaumé de fleurs montagnardes. Chaque matin, je rencontre des bonnes femmes, un gros bouquet violet sous le bras, qui offrent aux passants l’herbe parfumée :
— Demandez la lavande des Alpes, dix centimes, deux sous.
J’en ai acheté pour dix sous, l’autre jour, et je suis rentré chez moi, l’esprit et le cœur tout pleins de souvenirs.
Car, pour moi, le parfum, et surtout le parfum des fleurs, possède une puissance d’évocation merveilleuse. La violette, la rose, le lys, sont étroitement liés, dans ma pensée, à des paysages, à des faits, à des sentiments inoubliables. Si je heurte, au coin d’une rue, une voiture à liras chargée de gerbes odorantes, me voilà, d’un seul coup, transporté loin, bien loin du boulevard. C’est tout un passé, mélancolique ou passionné, mais toujours champêtre et charmant, qui m’apparaît et me ressaisit. Chaque fleur représente une date. En somme, la vie humaine est un bouquet, dont le temps, hélas ! fait un herbier.
La lavande… Ah ! certes oui. Elle me rappelle les Alpes, nos Alpes, ces magnifiques et incomparables Alpes Dauphinoises que les touristes préféreront à la Suisse quand ils les connaîtront mieux.
La vue, l’odeur pénétrante et fine d’un seul brin de lavande, me frappe comme le coup de baguette d’une fée bienfaisante, me font franchir en une seconde des centaines de lieues et je me retrouve par enchantement, dans cet admirable pays de l’Oisans, entre le Bourg d’Oisans et La Grave, sur la route pittoresque et mouvementée qui va de Grenoble à Briançon par le col de Lautaret.

En ce temps-là, déjà lointain, le rapide chemin de fer de Grenoble au Bourg d’Oisans, et les confortables cars-alpins du Bourg-d’Oisans à Briançon ou à Saint-Michel de Maurienne, par le col du Galibier, n’existaient pas. Avec un ami, nous avions pris, sur la place Grenette, à huit heures du soir, la vieille et lourde patache qui faisait le service du Bourg-d’Oisans. Nous nous étions glissés sous la bâche de l’impériale, féroce égalitaire qui contraignait les grands à se courber vers les petits, et transformait tes épines dorsales les plus droites en demi-cercles de tonneaux, et nous avions voyagé toute la nuit, pour arriver au Bourg d’Oisans, vers cinq heures du matin.
Mais quel voyage ! Nous roulions cahincaha, les chevaux à moitié endormis, le conducteur de la diligence — la diligence, quelle ironie — ronflant tout à fait, si bien que, de temps en temps l’attelage s’arrêtait. La cessation complète du mouvement rappelait vaguement à son devoir le conducteur qui, sans sortir de son rêve, sans ouvrir même un œil allongeait, par un geste instinctif et machinal, un coup de fouet dans la direction des chevaux, lesquels reprenaient, cahincaha, clopin-clopinant, leur marche, pour s’immobiliser de nouveau cinquante pas plus loin.
J’ai compris, ce soir-là, l’utilité des mouches du coche, n’en déplaise au fabuliste.
Les taons, en piquant les chevaux, les auraient réveillés et nous aurions filé bien plus vite. Mais les taons, que les paysans nomment « tavans », n’opèrent qu’en plein jour, au soleil, et nous voyagions la nuit, par un clair de lune fantastique, avec le torrent la Romanche rugissant dans des abîmes, à côté de nous, presque sous nos pieds.
Bref, ce fut long, et ai, aux neuf heures du parcours entre Grenoble et le Bourg-d’Oisans, on ajoute les sept heures environ du trajet du Bourg-d’Oisans à La Grave, on arrive au total très respectable de seize heures, c’est-à-dire plus de temps qu’il n’en faut pour aller et revenir de Paris à Londres et de Londres à Paris. Cela dit pour mémoire seulement, car aujourd’hui, grâce aux chemins de fer sur roule et aux agréables ci confortables cars alpins déjà nommés, le trajet s’accomplit beaucoup plus rapidement.

Peut-être même serait-on tenté de trouver qu’on va trop vite, si je me reporte aux souvenirs de mon premier voyage en diligence dans ces paysages si sublimes et si variés qu’à chaque pas on voudrait s’arrêter pour regarder, pour contempler, pour admirer. La dernière partie du trajet (du Bourg d’Oisans à La Grave, de cinq heures du matin à midi environ) fut surtout ravissante. Je m’étais placé, suivant mon habitude, sur la banquette de devant, à côté du conducteur. Là, au moins, échappé à la tyrannie de l’impériale, je pouvais me tenir droit et regarder à droite et à gauche ; j’étais en plein oxygène, je respirais à pleins poumons l’air frais du matin me reposait, comme un bain, de la fatigante insomnie de la nuit précédente. Le conducteur, un bon vivant égayé par un petit verre d’eau de vie, lestement avalé au départ, et par la perspective de quelques apéritifs successifs, aux stations prochaines, me racontait des histoires. Je n’aurais pas donné ma place pour une préfecture de première classe. Soudain, j’interrompis l’amusant bavardage de mon voiturier par une exclamation enthousiaste :
— Fichtre, que cela sent bon, ici ! Ça fleure la lavande à plein nez !
— Parbleu, répliqua le conducteur, c’en est. Et, du bout de son fouet, il me désigna les pentes rocheuses des deux côtés de la route, littéralement couvertes de petites fleurs d’un bleu cendré, s’harmonisant on ne peut mieux avec la teinte grisâtre du sol.
Je ne pus résister à la tentation, et sautant d’un bond sur le chemin, je me mis à grimper de-ci de-là, cueillant la lavande à poignées, pendant que le conducteur complaisant ralentissait un peu le trot de ses chevaux, enchantés, sans doute, eux aussi, de respirer la fine et saine odeur delà lavande.
Du reste, si la diligence arriva en retard, ce ne fut pas de ma faute, car, en un instant, j’eus entre les bras une véritable gerbe de fleurs montagnardes, moisson odorante que je n’aurais pas donnée pour tous les camélias du monde.

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Estampe, pont du Bourg-d’Oisans, fin XIXe

Eh bien, c’est le souvenir de ce bouquet, lequel parfuma jadis une de mes premières grandes promenades alpestres, que j’ai retrouvé, très vif, l’autre matin, dans les quelques brins de lavande – lavande des Alpes — achetés sur le trottoir de la rue Montmartre. Et comme un bonheur n’arrive jamais seul, en rentrant chez moi, j’ai trouvé sur ma table de travail, un « dépliant alpestre » représentant précisément l’excursion en Oisans, c’est-à-dire la route de Grenoble à Briançon, par Vizille, le Bourg-d’Oisans, le Freney, La Grave et le Lautaret, avec la projection sur un trajet de cent kilomètres de tous les sommets du massif. Ce « dépliant » dessiné avec une exactitude scrupuleuse par un excellent artiste dauphinois, M. Guerry, a été parfaitement édité par la maison Baratier, de Grenoble, qui non est plus à faire ses preuves de luxe et de bon goût.
Le « Dépliant alpestre », que nous avons sous les yeux, constitue évidemment le meilleur guide, le plus exact, le plus suggestif de l’excursionniste en Oisans. Montagnes, torrents, cascades, bourgs, villages, chemins, les moindres accidents de terrain, les détails curieux, tout y est, avec tous les renseignements complémentaires désirables, si bien que, rien qu’à regarder ce plan étonnant de vérité et de variété, on finit par se figurer qu’on y est aussi.
Il vous donne, en tout cas, un furieux désir d’y aller, à tel point que sans plus tarder, je boucle ma valise, et fouette cocher, à la gare de Lyon. Le sort en est jeté : je veux comparer, une fois de plus, la lavande alpestre d’aujourd’hui à celle d’autrefois. Je suis sûr qu’elle n’a pas changé et qu’elle n’a rien perdu de son frais parfum et de sa jolie couleur. Les diligences passent, les fleurs restent.
Je vous souhaite de tout mon cœur, ami lecteur, de voir et de cueillir vous même cet été, la lavande des Alpes Dauphinoises, la lavande des routes de l’Oisans.

Si vous souhaitez découvrir le dépliant de dépliant dessiné par Louis Guerry : Bibliothèque Dauphinoise.

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