Le plus haut barrage d’Europe

Le Chambon en 1933, photo de presse.

LE PLUS HAUT BARRAGE D’EUROPE, VALLÉE D’EAU ET DE LUMIÈRE 
Première partie. 

Journaliste et romancier (1897-1950), Émile Condroyer est l’auteur de nombreux ouvrages sur la mer et les pêcheurs. Il a reçu le Prix Albert Londres en 1933. Il a travaillé pour des journaux parisien et nationaux, il a rédigé plusieurs articles sur la construction du Grand Barrage du Chambon, et notamment un très long article à suivre sur trois parutions « à suivre » publiées du 17, 19 et 24 mars 1934.

Voici la première publication parue dans « Le Journal », éditeur : (Paris)
Édition :  1934-03-17 

Deuxième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-2e-partie/
Troisième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-3e-partie/
Quatrième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-4e-partie/

Le plus haut barrage d’Europe, vallée d’eaux et de lumière
Par Émile CONDROYER 

Au printemps, la route doit être pittoresque à souhait qui, un peu après Grenoble, remonte la vallée de la Romanche. 

Mais maintenant, sous les grises et basses vapeurs étouffant la cime cisaillée des monts et des glaciers, le paysage est fondu dans la neige onctueuse. 

Toute cette blancheur accentue par contraste la noirceur ardoisée des rocs, et, accusant les lignes essentielles de leur relief, exalte la majesté barbare des contreforts abrupts. 

Quelque blanche houle trahit l’oblique chaos des blocs éboulés jusqu’au bord de la route, miettes acérées de la montagne qui a dû longuement retentir du fracas de leur chute monstrueuse. Des coulées de neige colmatent les rides de pierre. Les forêts saupoudrées feutrent la froide nudité des pentes vertigineuses comme des plaques de vieux pelage grisonnant. 

Ainsi, de gorges en plaines, passant des couloirs étranglés qui répercutent le cri noir des corbeaux au repos mat des champs d’hermine, la route se hisse en se tortillant vers les gorges du Chatelard. Peut-on voir lieu plus sauvage et d’une grandeur plus pathétique ! La corniche de la route épousant les ondulations verticales de la paroi glacée surplombe le gouffre qui bée devant vous à chaque virage sec. Une poussière de neige tourbillonne dans une clarté de vitrage dépoli où chaque mufle de roc s’estompe fantomatique entre l’imprécision du ciel et celle de l’abîme. Des arcs-boutants de glace teintée des verts les plus suaves, des colonnades semées de jade s’érigent contre la falaise à même la route. 

Lorsqu’on s’arrête dans ces lieux, le silence ouaté est parfois traversé de craquements aériens comme si la montagne entière étirait sa carcasse après un long sommeil. 

La reine de cette vallée sauvage c’est l’eau, l’eau mouvante et verte, mère des énergies modernes. Dans le paysage mort, elle est la vie incessante. Elle ajoute ses blancheurs d’écume pétillante à la blancheur muette des neiges. Peu à peu l’oreille ne perçoit plus que son murmure universel, le regard s’amuse de toutes les moires vives qui tremblent, glissent, courent, se défont au creux intime de cette nature figée sous sa chape immaculée. 

Mais l’eau est une reine serve. Elle a perdu son romantisme de cascades et laissé ses nymphes vaporeuses là-haut dans les glaciers inaccessibles. 

Partout, ce ne sont que canaux d’amenée où elle avance d’une seule masse luisante, que petits barrages de prise d’où sa nappe lisse choit brusquement avec une claire et dense convexité de cristal bombé. Partout elle se carde au peigne des vannes, repart en bonds désordonnés de jeune animal lâché pour aller un peu plus bas s’assagir encore et s’étaler dans le cadre d’un réservoir où elle mire les usines de force, petits palais de béton et de verre, tout nets, tout simples, tout brillants de la lumière qui naît d’elle et dont ronron des turbines chante doucement la gloire. 

Dans cette région de l’Isère dont la claire consonance même est à l’image de ses eaux et de ses industries électriques, la vallée d’Oisans est sans doute l’une des vallées ou s’épanouit le mieux le prestige de la houille blanche. C’est une vision singulière que la multiplicité de ces usines hydroélectriques échelonnées au bord de l’eau : elles semblent boire une énergie si précieuse pour notre temps dans ces filets sautillant sur leur lit bleuté de galets ou par ces conduites forcées descendant en courbes amples contre le flanc des monts comme de monstrueux suçoirs qui leur dispensent un sang généreux.

En matière de puissance, les chiffres seuls ont une éloquence. Mais je vous en fais grâce, mon sujet n’est, pas là. Il est plus haut dans la Vallée, bien au-delà de la dernière usine tassée au fond d’un gouffre qu’on domine de la Montée-des-Commères. 

Il faut savoir que de cette eau qui dévale les gorges et les plaines, on ne tire point toute l’énergie qu’elle roule. Car la Romanche a de commun avec les femmes un caractère capricieux. Un ingénieur m’a dit :
— Que peut-être son débit en ce moment ? Près de deux mètres cubes à la seconde. Mais revenez vers avril à la fonte des neiges et vous le verrez s’élever à cinquante mètres cubes pour le même temps. » 

Le résultat d’une telle variation se comprend sans peine. Des usines ne sont pas équipées pour utiliser tous les forts débits d’été ; de l’eau, donc de l’énergie, se perd. Et l’hiver par contre, l’eau est insuffisante pour que les usines puissent travailler à plein rendement. Vous dirai-je qu’à cela s’ajoute pour les riverains surtout du Bourg-d’Oisans, la menace de crues, sinon d’inondations. Ce torrent glaciaire charrie des alluvions qu’on évalue chaque année à cent mille mètres cubes. Les enlever coûterait un prix prohibitif. On en laisse donc le plus gros, mais le lit du torrent s’en exhausse, ce qui ne peut qu’aider les hautes eaux à enjamber les digues et verser dans la plaine. 

Tout cela impose donc la nécessité de régulariser le cours du torrent, de former quelque part dans la vallée supérieure un réservoir qui, s’emplissant à la fonte des neiges, ne laissera échapper l’année durant qu’un débit judicieux propre à donner une marche régulière aux usines, la tranquillité aux riverains et même une large augmentation d’énergie électrique. De cette idée dont la paternité revient à l’industriel dauphinois Henri Fredet, est né théoriquement, voici une quinzaine d’années, le barrage du Chambon, dont la construction, commencée en 1929, s’achèvera cet automne, construction pour laquelle l’État innova en fondant une société entre lui et les industriels de la vallée.
C’est vers ce barrage que nous remontons, dépassant le petit village du Freney-d’Oisans, accroché en balcon sur le bord abrupt de la Romanche, puis entrant dans les gorges qui se resserrent jusqu’à former, semble-t-il, un cul-de-sac. La nature, d’ailleurs, avait, aux premiers âges fermés cette gorge d’une muraille granitique derrière laquelle la Romanche s’arrêtait en lac. Mais le torrent a rongé, scié cette barrière et fui dans la vallée, laissant là un étranglement que les géologues appellent un verrou. L’endroit est si rébarbatif que la voie romaine allant de Vienne à Briançon s’en détournait pour gagner les épaulements du Mont-de-Lans et que la route actuelle s’y creuse un tunnel. 

Mais suivez-la, cette route, entre ses murs de rocs d’où pendent, comme des coulées de chandelle, de minces cascades gelées. Un détour, un éboulis dé pierres énormes. Et, soudain, tout se ferme brutalement, tout regard vient se heurter à un mur formidable qui obstrue la gorge, à un rempart de ville légendaire sur la crête de quoi, tout là-haut ; dans le ciel imprécis, se meuvent de troubles et menues formes humaines. C’est la face aval du barrage encastré comme un coin, là où la nature avait barré la gorge. Ce que des siècles avaient détruit, les hommes l’ont refait à leur manière, pour leur utilité, avec la marque de leur génie. Ce barrage d’une majesté écrasante, ce mur cyclopéen est le plus haut d’Europe ; c’est une oeuvre essentiellement française, et même un chef-d’œuvre. Plus que jamais on se doit de le dire. 

ÉMILE CONDROYER. 

(A suivre.)

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