L’épopée du Chambon 2e partie

Fouilles du barrage en 1931

L’ÉPOPÉE DU CHAMBON, 2E PARTIE
LE PLUS HAUT BARRAGE D’EUROPE, VALLÉE D’EAU ET DE LUMIÈRE 

Journaliste et romancier (1897-1950), Émile Condroyer est l’auteur de nombreux ouvrages sur la mer et les pêcheurs. Il a reçu le Prix Albert Londres en 1933. Il a travaillé pour des journaux parisien et nationaux, il a rédigé plusieurs articles sur la construction du Grand Barrage du Chambon, et notamment un très long article à suivre sur trois parutions « à suivre » publiées du 17, 19 et 24 mars 1934.

Voici la deuxième partie publication parue dans « Le Journal », éditeur : (Paris)
Date d’édition :  1934-03-19 

Première partie : https://freneydoisans.com/freneytique/le-plus-haut-barrage-deurope/
Troisième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-3e-partie/
Quatrième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-4e-partie/

L’épopée du Chambon 

Un jour de l’hiver de 1928, quatre cents hommes arrivèrent avec leurs mécaniques et leur ferraille devant l’étranglement au fond duquel bouillonnait la Romanche. La route, longeait en surplomb le torrent, puis, par un tunnel traversant l’éperon rocheux avancé en proue dans son lit, débouchait en amont dans une vaste cuvette naturelle entourée de monts épais que dominaient tout au fond de l’est, scintillants et violacés dans le ciel bleu les jours de grand soleil, les pics barbares de la Meije. 

Tout était théoriquement établi. On avait sondé le sol, piqueté le terrain, vérifié les cotes ; entre les deux promontoires romantiques de l’étranglement, les ingénieurs voyaient déjà monter comme une brume de rêve l’énorme mur gris qui fermerait la vallée. Il fallait maintenant faire naître l’œuvre. Et dans la neige des rives et des escarpements, les hommes installèrent les chantiers. Les baraques des magasins de matériel, des bureaux, des cantines, de l’infirmerie bordèrent la route au pied du hameau du Chambon qui donnerait désormais son nom au barrage. Le chemin grimpant vers le village de Mizoën dont le clocher aigu pointe tout au haut du paysage, sur la rive droite, fut élargi à l’ampleur d’une route pour que les camions pussent charrier jusqu’au lieu choisi de l’escarpement vertigineux, les tours métalliques, les pelles à vapeur, les wagonnets, les trémies, les broyeurs, les concasseurs, les bétonnières, les moteurs, tout un attirail pour créer plus haut que la crête du futur barrage, une usine à béton. À ce point d’où la roche s’enfonce en plongée de falaise jusqu’au torrent, cent mètres plus bas, on attaqua la montagne par paliers pour y superposer les divers éléments de cette usine qui alimenterait toute l’œuvre. 

Il fallait des pierres. On décida qu’on les arracherait à proximité et l’on ouvrit sur le plan de la plus haute marche dans le flanc de la montagne et sur un front de trois cents mètres, une carrière qui bientôt retentit de la mitraillade des marteaux à air comprimé. Mais pour amener le ciment nécessaire en quantités énormes, le va-et-vient des camions n’aurait trouvé qu’une route aux lacets redoutables, encombrée les jours d’été. Alors on décida que le ciment arriverait par air du Bourg d’Oisans à dix kilomètres à vol d’oiseau : on lança un téléphérique qui, de cime en cime, franchissant gorges et pics décharnés, haut tendu à la pomme des pylônes, guiderait jusqu’à l’entrée de la bétonnière l’aérienne procession de ses deux cents bennes grisâtres. Et pour infuser à tout cet organisme l’énergie vitale, on étira six kilomètres de ligne de force de quinze mille volts dont le cuivre brillait comme un fil d’or dans la neige des monts. 

Cependant, au fond du gouffre, sur la rive gauche, d’autres hommes faisaient sauter l’éperon rocheux perforé par la route qu’ils déviaient provisoirement un peu plus dans la masse rocheuse percée d’un nouveau tunnel. Et vint le temps des fouilles, la tranchée à ouvrir en travers du lit du torrent pour y couler les fondations du barrage. D’abord il fallait assécher ce chantier en détournant largement la Romanche de son cours. À deux kilomètres en amont on dressa des batardeaux, un modeste barrage retenant les eaux que l’on put dès lors canaliser dans une rigole de planches comme ces sluices qu’emploient les chercheurs d’or, mais ici à l’échelle de l’oeuvre monumentale. Le sluice épousant le contour des monts le long de la rive droite aboutissait fatalement contre la masse rocheuse de l’escarpement supportant la bétonnière. On le perça à son tour d’un canal en tunnel ; ainsi l’eau de la Romanche après ce parcours s’en venait jaillir et retomber bien en aval de l’emplacement du futur barrage, pour reprendre son cours dans son lit naturel. 

Maintenant, on allait pouvoir s’attaquer aux fouilles. Le plus grand aléa dans la construction des barrages c’est cette opération. Il faut que le mur qui retiendra les eaux soit intimement lié au sol lui-même, s’enracine dans la roche mise à nu comme une chair ouverte ; il faut que les eaux accumulées, d’une puissance terrible et sournoise, n’affouillent pas la base de ce rempart, ne s’insinuent pas sous lui, ne désagrègent pas les pieds de ce colosse. 

— Nous creuserons jusqu’à trente mètres au-dessous du lit du torrent, disaient les ingénieurs ; nous pré- voyons 45.000 mètres cubes dé déblais.

Mais la nature déjouait les plus savantes prévisions. Ce roc était miné par ce que les géologues nomment des marmites glaciaires, vastes cloques qui se révèlent sous la pioche. Il fallait donc creuser toujours plus bas pour trouver la roche saine, unie, compacte. Jour et nuit, été, hiver, par des froids de vingt degrés, on creusait, étayant de boisages complexes ce puits monstrueux qui prenait une ampleur de caverne où les hommes se faisaient descendre pendus au bout de câbles, sur des échelles volantes, besognant à la lumière des tremblantes baladeuses. 

Cela dura trois ans. 

Lorsqu’enfin fut atteinte la pierre vierge dans son indestructible homogénéité, les hommes avaient touché la profondeur de quarante-six mètres et rejeté près de cent dix mille mètres cubes de déblais. Le mur allait-il s’élever ? Pas encore. La consistance du sol devait être parfaite. 

Émile Condroyer 

(À suivre…)

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