L’épopée du Chambon 4e partie

L’ÉPOPÉE DU CHAMBON, 4E PARTIE
LE PLUS HAUT BARRAGE D’EUROPE, VALLÉE D’EAU ET DE LUMIÈRE 

Journaliste et romancier (1897-1950), Émile Condroyer est l’auteur de nombreux ouvrages sur la mer et les pêcheurs. Il a reçu le Prix Albert Londres en 1933. Il a travaillé pour des journaux parisien et nationaux, il a rédigé plusieurs articles sur la construction du Grand Barrage du Chambon, et notamment un très long article à suivre sur trois parutions « à suivre » publiées du 17, 19 et 24 mars 1934.

Voici la suite suite et fin de l’article d’Émile Condroyer.
Publication parue dans « Le Journal », éditeur : (Paris)
Date d’édition : 1934-03-24 

Première partie : https://freneydoisans.com/freneytique/le-plus-haut-barrage-deurope/
Deuxième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-2e-partie/
Troisième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-3e-partie/

L’épopée du Chambon 

« Vue de la face amont du barrage dont la crête atteindra la hauteur des tours de gauche. »

À mi-côte, sur le chemin qui monte en lacet aux bétonnières, je me retourne et je regarde. La neige épaisse amollit tous les reliefs. Dans cette blancheur souveraine, le barrage seul tranche rigoureusement par toute son immense surface d’un gris un peu jaunâtre. D’ici, on peut contempler sa face amont, la plus vaste. 

Sa crête inachevée est encore disposée en gradins irréguliers. À cette hauteur, quelques derniers coffrages apparaissent d’une finesse de clayonnage. Sur un échafaudage géant, minuscule escarpolette pendue contre la paroi vertigineuse, deux silhouettes menues d’ouvriers travaillent au décoffrage avec des gestes à peine perceptibles. On m’a dit que seuls les hommes qui ont bâti le barrage et veillé sur sa croissance consentent à faire ce travail. Les nouveaux embauchés s’y refusent, à la seule vision du vide et de ce mur fuyant en fil à plomb. 

Tout à fait sur la gauche, le barrage assis sur un ressaut de l’escarpement diminue de hauteur et s’orne de saillies comme des tours féodales ; c’est là que seront logées les vannes pour l’évacuation par un canal aval du trop-plein provoqué par les crues exceptionnelles. Le reste du barrage est d’une uniformité implacable. 

Mais le séchage irrégulier du béton l’a paré de larges bandes verticales teintées de toutes les nuances du gris. 

L’ingénieur, grand chef de ces chantiers, m’a fait cascader des chiffres écrasants. Il m’a dit que la hauteur apparente du barrage était de quatre-vingt-dix mètres, mais qu’il fallait y ajouter quarante-six mètres de fondations, soit, de la racine à la crête, une hauteur de cent trente-six mètres, jamais atteinte encore en Europe. Imaginez ce mur large de deux cent quatre-vingt-treize mètres montant d’un seul jet plus haut que le second étage de la tour Eiffel. L’une des sept merveilles du monde, la grande pyramide de Chéops, n’a que deux mètres de plus. L’ingénieur m’a dit encore que si le barrage mesurait soixante-dix mètres d’épaisseur à sa base, il s’amincissait en s’élevant suivant un triangulaire profil de contrescarpe jusqu’à n’avoir que cinq mètres sur sa crête arasée. Il m’a dit enfin que, lorsque tout serait terminé, cette masse représenterait trois cent mille mètres cubes de béton cyclopéen, cent mille de plus que le fameux barrage d’Éguzon. 

Mais en vérité, lorsqu’on contemple l’œuvre, il n’est plus nécessaire d’évoquer ces chiffres. Sa colossale splendeur se suffit à elle-même. 

Nous voici au pied de quelque austère Babylone, sous les remparts aveugles d’une inhumaine Carthage, devant le mur pélagique fermant je ne sais quelle invisible cite sacrée et dont la face va répercuter par les monts la voix tragique ou triomphale d’un héros fabuleux. 

Il peut paraître singulier qu’un barrage, dusse pour des fins utilitaires, prenne figure de décor antique. N’est-ce point pourtant une rencontre admirable que le monument industriel le plus typique de notre époque, conçu dans l’esprit le moins littéraire qui soit, atteigne une majesté que les anciens âges n’ont entrevue qu’à travers le grossissement de leur imagination ? 

Seulement, cela, ne sera bientôt plus visible parce que caché par les eaux que le barrage retiendra et qui relèveront insidieusement jusqu’à former un lac dont la surface s’étalera à deux mètres plus bas que la crête. La face aval, seule, restera apparente : mais elle ne présente point une telle ampleur, encastrée qu’elle est dans la partie la plus resserrée de la gorge. 

Du haut de la bétonnière, silencieuse par ces temps de neige et de gel, on domine toute la vallée où les eaux s’accumulant dès qu’auront été touchés le canal de dérivation provisoire de la Romanche et le tunnel de la route, ressusciteront le lac des vieux âges. Jusqu’à quatre kilomètres en amont, elles recouvriront l’ancien lit du torrent, la route vers le Lautaret les arbres, les pauvres terrains où végète une maigre culture, les zones d’avalanche au flanc des monts et trois petits hameaux, Chambon, le Dauphin et le Parizet, trois poignées de maisons grises qui bosselaient la neige, qu’ont abandonnées, depuis plusieurs années, les trente familles qui y vivaient et qui ont émigré dans la basse vallée. Les ouvriers campent maintenant dans ces maisons abandonnées dont quelques-unes sont en partie écroulées.
Le curé de la commune du Mont-de-Lans, dont dépendaient les hameaux, a fermé pour toujours la chapelle vide et froide dans laquelle, le dimanche, il descendait dire sa messe. 

De l’autre côté de la gorge, vers l’aval, à mi-côte, la montagne est incisée,par une route nouvelle qui, partant du Freney-d’Oisans, montera rejoindre la crête du barrage sur la rive gauche, passera sur cette crête même entre deux trottoirs en encorbellement, surplombant vers l’amont le lac et vers l’aval le vide, puis aboutissant à l’emplacement de la bétonnière continuera sur la rive droite en longeant le lac, mordant la montagne, traversant par tunnels ses promontoires trop abrupts pour venir enfin se ressouder à la route vers le Lautaret, dont quatre kilomètres seront désormais submergés. 

Une beauté nouvelle naîtra. Au printemps et en été, lorsque la fonte des neiges aura rempli ce réservoir créé par le génie des hommes, le lac reflétera les glaciers étincelants, les monts qui l’encadrent, les plaques incurvées des forêts qui descendront tremper dans le friselis de sa surface. 

– Sa capacité, me dit l’ingénieur, sera de cinquante millions de mètres cubes, sa surface de deux cent cinquante kilomètres carrés, sa profondeur de quatre-vingt-huit mètres contre le barrage. Les eaux s’en écouleront à un débit enfin régulier toute l’année par les vannes qui s’ouvrent dans le roc même de la rive droite traversé en tunnel par les conduites forcées pour aller alimenter deux usines en aval. Car, indépendamment de son rôle de réservoir régulateur de la Romanche, le barrage permettra d’actionner de nouvelles usines suivant le principe habituel des barrages. Enfin, la différence de niveau entre son plan d’eau et le confluent du Drac et de l’Iséré constituera en quelque sorte une chute d’une hauteur de huit cents mètres qui permet d’espérer pour la vallée entière un supplément d’énergie de l’ordre de soixante millions de kilowatts-heure. 

Le faîte arasé du barrage s’étend sous nous feutré de neige. Peu d’ouvriers y travaillent. Les câbles de roulements et les poulies des bennes crissent un peu dans l’espace sans écho. Pour aussi monstrueux que ce rempart apparaisse, la masse inconcevable qui va peser contre lui fait naître sourdement en moi une crainte profane. J’évoque la rupture tragique du barrage de l’oued Fergoug en Algérie. Mais l’ingénieur m’explique que cet ouvrage n’avait pas été calculé pour une crue aussi abondante que celle qui l’a fait céder. 

— Ici, on a prévu l’évacuation automatique des crues pour un débit neuf fois supérieur au débit de la plus grosse crue de la Romanche enregistrée depuis une vingtaine d’années. En outre, dans le barrage de Fergoug, des infiltrations s’étaient produites qui, faute de drainage, l’avaient affaibli. Ici, ce n’est point le cas. Venez. 

Nous descendons de la montagne à l’aval du barrage. Comme le mur d’une citadelle, cette face est percée de deux étages de larges meurtrières. 

Nous pénétrons par la plus basse ainsi que dans un souterrain et voici que ce barrage, que je croyais compact, se révèle foré de galeries étroites se croisant à angle droit. Parfois, un escalier terriblement abrupt s’élève vers le second étage de galeries. Dans la voûte basse béent des trous d’ombre comme des cheminées. 

Que l’eau s’infiltre dans le barrage, ces sortes de drains la conduiront s’égoutter dans les galeries dont le sol est creusé en caniveau et qui n’ont d’autre sortie que sur la face aval. Ainsi, l’eau ne pourra séjourner dans le corps de l’ouvrage s’écoulant par sa seule gravité. Ainsi encore on pourra dans toute sa largeur et sa hauteur inspecter, ausculter le colosse, déceler la moindre lésion suspectée. Puits, drains, galeries, caniveaux y composent un total linéaire de plus de six mille mètres. 

— Soyez tranquille, me dit l’ingénieur, le barrage tiendra de nombreux siècles. Par exemple, si l’on ne le vidange pas par l’espèce d’égout fermé de vannes ménagé à sa base, on compte que les cent mille mètres cubes d’alluvions que la Romanche charrie chaque année et qui, dès lors, seront arrêtées par le barrage finiront par combler le lac. 

Nous ressortons dans la neige.
— Le combler, dis-je ; mais alors?
— Oh ! fait-il, il y faudra au moins cinq cents ans. 

Il se tait, répond au salut de quelques ouvriers qui se dirigent vers la cantine avec la calme simplicité, de gens dont la vie depuis cinq ans se déroule dans ces montagnes, sans distraction, réglée comme celle d’un monastère, toujours en confrontation avec cette chose qu’ils ont créée, façonnées comme d’autres se forment un idéal et qui maintenant leur semble toute simple. 

— Cinq cents ans, ajoute l’ingénieur. D’ici là, je l’espère, pour produire de l’énergie, on aura trouvé et fait beaucoup mieux que nous. 

Dans cette modestie qui détonne devant l’ampleur du mur, je ne discerne aucune fausse ironie ; aucune humilité excessive ou feinte. C’est l’expression même de sa pensée. Il sait que l’avenir ne verra dans cette œuvre immense essentiellement française de conception et d’exécution que le balbutiement de l’ère de la lumière née des mouvantes eaux. 

Émile Condroyer.

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