Les ardoises de l’Oisans

LES ARDOISES DE L’OISANS
Feuille de schiste, friable et tendre dont la couleur si souvent indéfinissable finit par adopter le nom de sa matière « ardoise ».

Ses teintes gris foncé, bleu profond, noir ou, comme pour Théophile Gautier violette par un clair de lune, changent au rythme des aiguilles de l’horloge, des nuages et des saisons. Ardoise matière vivante.

Depuis le moyen âge et pendant des siècles, elles ont couvert les toits de nos maisons, églises, chapelles et oratoires. Plus tard, elles ont fini au fond des cartables d’écoliers, une face à petit carreau recto, une face noire verso, et bien souvent, en mille morceaux avant la fin de l’année scolaire.
Déclinée en cadran solaire ou en pendule, en table de jardin, en pierre tombale, l’ardoise fait partie de notre environnement visuel. Les plus mauvaises finissaient apposées autour des maisons, au bas des murs pour protéger ces derniers du pourrissement grâce à la couverture de l’ardoise, mais aussi la convection naturelle qu’elle générait. Du sol au toit, l’ardoise était là.

Elles retenaient les hommes.
Or noir de l’Oisans. Elle a fait vivre les hommes du pays. Quand certains condamnés à un exode forcé, la balle au dos, parfois la peur au ventre, partaient tout l’hiver à l’autre bout du pays, à l’autre bout du monde pour vendre deux bouts de ficelles, des lunettes ou des fleurs, les ardoisiers restaient accrochés aux montagnes pour en extraire les pages noires du livre géologique de la terre.

Ardoise, roche tendre nous indique le Dictionnaire Larousse.
Tu parles !
La terre n’est jamais tendre avec celui qui veut la balafrer.

En Oisans les ardoisières pouvaient être des carrières, à ciel ouvert comme à Oz, ou au fond d’un boyau sombre et ruisselant creusé dans la montagne comme à Venosc.

Extraction.
Les ardoisiers disposaient d’une concession renouvelable pour exploiter le site.
Ils travaillaient en associés ou en « clan » qui s’organisait pour arracher d’énormes dalles de schiste de la paroi ou au fond de la galerie.
Le monolithe de schiste était dégagé avec des explosions de poudre à canon plus ou moins contrôlée.
Ensuite à grand coup de pics ou d’énormes masses sur des coins savamment placés, secondés par une batterie de barre à mine pour faire levier, la dalle était arrachée de la paroi par les « piqueurs ». L’entreprise était périlleuse, en extérieur, les hommes travaillaient souvent juchés à plusieurs dizaines de mètres de hauteur dans un équilibre précaire. Ils risquaient la chute à chaque instant et les accidents mortels sans être fréquents n’étaient pas rares.

Fraîcheur de l’ardoise.
Une fois les blocs de schistes désolidarisés de la paroi, ils étaient chargés puis acheminés par des wagonnets sur un réseau de rails et d’aiguillages jusqu’au lieu aménagé pour la fente. (Ses mêmes wagonnets qui étaient poussés par les rouleurs de fond dans les boyaux pour sortir les blocs des mines souterraines.)
Les ardoisiers débitaient chaque plaque encore fraiche. De la qualité de l’ardoise, mais aussi de sa fraicheur dépendait l’efficacité de la fente. Quand la plaque d’ardoise avait été stockée ou prit le soleil avant d’être fendue, elle était mouillée abondamment avant d’être séparée.

Le fendi quernage et répartons.
L’ardoisier plaçait la plaque entre les pieds et les mollets. Pour prévenir de tout accident, il était chaussé de gros sabots en bois et de guêtres qu’il confectionnait en sacs de toile de jutes maintenues par une simple corde en chanvre.
Plusieurs étapes s’enchaînaient avant d’obtenir l’ardoise terminée.
Le fendeur frappe avec un maillet en frêne sur un long ciseau, sorte de longue lame d’une soixantaine de centimètres, placé avec précision sur l’épaisseur de la plaque de schiste. L’épaisseur de départ est ainsi réduite de moitié, cette étape était appelée « quernage », les morceaux obtenus étaient appelés des « répartons ».
Ensuite avec un autre ciseau plus fin, graissé avec un morceau de lard, en frappant très doucement, le « fendeur » réduisait chaque plaque à l’épaisseur recherchée, cette opération était appelée le « tierçage ». Il obtient ainsi le « fendi », qui est une ardoise brute non égalisée.
Enfin avec une lame montée sur un levier à bras, le « rondissage » égalise les côtés et ramène à la bonne taille l’ardoise qui peut être stockée.

La Grosse.
Les ardoises étaient vendues par « grosse » (douze, douzaines) ou au mille.
Elles étaient rangées et stockées sur la tranche, alignées horizontalement, avec une ardoise décalée pour marquer la centaine ou le lot.
Le conditionnement se faisait par paquets de deux douzaines maintenus en sandwich par deux ardoises du double de la taille et d’une épaisseur légèrement supérieure, le tout était ficelé par un lien d’osier. Un paquet pesait de 50 à 60 kg.

Le Petit Bon.
La dimension pouvait varier, et était étalonnée à l’aide de gabarits en bois. Les tailles allaient de  16,8 x  25,2 cm pour le « Petit Bon » jusqu’à 60 x 120 cm pour la « Lauze » avec des modèles de tailles intermédiaires comme le « Bon », le « Grand Bon », l’« Hostache » ou « Ostachi  ».

Le transport.
Pour la mine d’Allemont, le transport de la marchandise se faisait en charrette à cheval avec des chargements qui avoisinait les 3 tonnes jusqu’à la gare de Rochetaillée. Puis elles étaient chargées dans le tramway à vapeur en partance pour Grenoble.

À Venosc, elles étaient rapatriées au centre du village (en contre bas de la mairie actuelle) par transport par câble, sur un plateau de service où étaient soigneusement rangés les lots. Arrivées en gare avale, elles étaient chargées sur un camion qui les acheminait à destination.

Pour les sites les moins accessibles, on faisait appel à des mulets et parfois à dos d’homme.

Frais de port non inclus.
L’acheminement assuré par ces professionnels, voituriers et muletiers occasionnait un surcoût significatif au lot d’ardoises. Ces frais de transport semblaient être l’un des facteurs déterminants à la limitation de l’ouverture d’un marché de l’ardoise en dehors des limites du canton de l’Oisans et des frontières de l’Isère (sauf pour quelques rares exceptions).

Date de péremption.
Les ardoises Uissanne étaient bonnes, mais pas exceptionnelles et de qualité inférieure à celles d’Angers. On leur prêtait une durée de vie entre 18 et 30 ans posés sur un toit  (alors qu’on prête une durée de vie de 60 à 100 ans pour celles d’Angers). Certaines ardoises de l’Oisans bénéficiaient tout de même d’un certificat provenance.

Autoentrepreneur avant l’heure.
Ainsi l’ardoisier assurait lui-même la vente de sa production en direct ce qui lui garantissait de conserver des prix compétitifs et des ventes rapides pour assurer des rentrées d’argent immédiates.

Formation.
Les jeunes ardoisiers apprenaient leur métier sur le tas, un père, un oncle, grand frère, voisin… transmettait ses connaissances au plus jeune quand était arrivé le temps d’apprendre un métier. Un métier qui était dangereux, physique, les journées étaient longues elles pouvaient durer dix heures sans interruption, les vêtements trempés par un froid intense. Le salaire était inférieur à un celui d’un artisan potier, mais supérieur à celui d’un tisserand.

Un cercle très fermé.
Le site d’exploitation considéré comme un bien propre, une communauté repliée sur elle-même qui considère la plus petite possession comme un trésor et la dureté du pays semblent avoir favorisé l’état d’esprit des ardoisiers vers une appartenance à un groupe à part entière ou d’un corps de métier. Le pourcentage d’unions entre filles d’ardoisiers et confrères « tireurs » « rouleurs » ou « piqueurs » d’ardoises semble accréditer cette thèse.

À l’origine.
L’exploitation de l’ardoise remonte au moyen âge.
Vers la fin du XVIe siècle, pour luter préventivement contre la propagation des incendies d’une habitation mitoyenne à l’autre par les toits en paille, un décret impose l’ardoise comme couverture de toits, cette mesure fut appliquée rapidement au Bourg-d’Oisans, dès 1599. L’ardoise a cependant l’inconvénient d’exploser en centaine d’éclats quand elle est soumise à une très forte chaleur, ce qui, en cas d’incendie interdit toute approche.

Certains ardoisiers, peu scrupuleux, n’hésitèrent pas à augmenter leurs prix après l’effroyable incendie de 1781 du Bourg d’Oisans.

Âge d’or et décadence.
L’âge d’or de l’exploitation de l’ardoise en Oisans se situe au XVIIIe siècle avec une explosion du marché, de la production, de la demande, du nombre d’artisans ardoisiers, cela semble aussi être le point de départ d’une dégradation pour la profession.

Plusieurs facteurs peuvent être avancés sur cette question :

  • La disparition des Maîtres Artisans Ardoisiers coïncide avec cette période.
  • La méthode d’exploitation saisonnière des mines par des paysans artisans dans l’incapacité d’investir dans des structures et équipements, ou dans l’impossibilité d’apporter les fonds nécessaires pour une exploitation planifiée sur la durée.
  • L’ardoise était collectée l’hiver, les mines et les carrières abandonnées le reste de l’année — les paysans étant retournés à leurs terres —, les sites demeuraient comme autant de plaies ouvertes, à la merci des aléas climatiques, des infiltrations et inondations altérant inexorablement la matière première.
  • Une absence presque totale de règlementation en Oisans pour ce type d’exploitation.
  • L’absence d’une réelle gestion des ventes et d’un contrôle du marché, mais également l’impossibilité d’imposer des coûts raisonnés dans le transport et l’acheminent des marchandises.
  • Les grandes difficultés à s’ouvrir vers des marchés extérieurs malgré des demandes en constante expansion.
  • La qualité fluctuante de la matière qui dépendait des sites, mais également d’une exploitation directe, « anarchique » et hasardeuse qui laissait l’ardoisier à la merci d’un tirage au sort sur la matière qu’il devait travailler.

Les grands sites.
Les sites ardoisiers s’étageaient de 750 m à Allemont, jusqu’à 1750 m pour Besse.
Les plus grands sites Uissans furent Allemont, Besse, Oz, qui représentaient à eux seuls 90% de la production du Canton.
La production pour un site moyen devait être d’environ de 100 à 200 « grosses » en une saison soit environ 30 000 ardoises.
Mme Marie-Christine Bailly-Maître Conservatrice du Musée d’Huez et spécialiste des mines, avance le chiffre d’un million d’ardoises produites pour les sites Allemont, Mont-de-Lans et Ornon sur l’année 1806.

Fin d’une époque.
À partir des années 30, progressivement, de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux chasseront de nos toits les ardoises qui deviendront l’apanage des monuments classés et des maisons cossues.
Quelques sites disparaitront au profit des retenues d’eau comme l’ardoisière du Dauphin dans les années vingt, chassées par le barrage du Chambon, plus tard en 1972 la carrière d’Oz cèdera sa place au Barrage du Verney.
À Allemont, la Fonderie qui compta jusqu’à 74 employés fermera ses portes en 1930, celle de Venosc survivra jusqu’en 1972 avec le départ de son dernier employé Jeannot.


Archives sur les mines de l’Oisans
JOURNAL DES MINES ou RECUEIL DE MÉMOIRES — 1812

sur l’exploitation des Mines , et sur les 
Sciences et les Arts qui s’y rapportent.
Par MM. Coquebert – Montbret, Haûy, Vauqueiin , 
Gillet-laumont , Baillet , Héron De Villefosse , 
Brochant, Collet-descostils et Treriery.

Publié en yertu de l’autorisation du Conseiller d’État
Directeur-général des Mines de l’Empire français.
TRENTE-DEUXIÈME VOLUME.

Page 428 – 439

DE LA DESCRIPTION MINÉRALOGIQUE DU DÉPARTEMENT DE L’ISÈRE
Par M. Héricart De Thury, Ingénieur en chef au Corps impérial des Mines, et Inspecteur-général des Carrières.

ARDOISIÈRES DU DÉPARTEMENT.

ARTICLE SECOND.
DÉSIGNATION DES ARDOISIÈRES DU DÉPARTEMENT.

1. Allemont.
On exploite dans la commune d’Allemont trois grandes ardoisières, sur la rive droite de l’eau d’Olle, dans des hanes schisteux argilocalcaires et fissiles. Les bancs varient quant à leur qualité : la couleur est le gris-bleu. Deux de ces carrières fournissent de l’ardoise, qui est réputée la meilleure du département. Les travaux d’extraction, ainsi que je l’ai dit plus haut, ne se suivent d’une manière active que pendant quelques mois, lorsque la terre est couverte de neige. Ces ardoisières sont exploitées par tranchées ouvertes : il faut chaque année déblayer la place où on a travaillé l’année précédente , et enlever les premiers bancs, qui sont ordinairement altérés.

2. Oz.
Oz est une commune située vis-à-vis Allemont, sur la rive gauche de l’Olle. On y exploite en hiver cinq ardoisières avec une très grande activité. Elles fournissent la même qualité qu’Allemont.

3. Pourcherey.
Le Pourcherey est un hameau de Vaujany en Oisans, situé à la jonction des-terrains intermédiaires et primitifs : on y trouve un schiste argileux un peu talqueux, qui donnerait de l’ardoise d’excellente qualité. Le pays offre peu de ressources, et ses chemins sont impraticables à toutes voitures, les mulets exceptés.

4. Huez. 
Les ardoisières d’Huez sont situées dans le terrain secondaire : elles donnent les mêmes qualités qu’Allemont.

5. Pariset.
Au hameau de Pariset, dépendant de la commune de Misoin, il y a plusieurs ardoisières en grande exploitation : elles appartiennent au sol de transition. Elles sont grises, un peu micacées, dures, sonores, et d’un excellent emploi.
Le pays n’offre malheureusement aucun débouché.

6. Bez. (Besse)
La commune de Bez en Oisans possède plusieurs carrières d’une ardoise grise et bleue, dure, cassante, et un peu calcaire, que les habitans exploitent pour leurs besoins. Le défaut de chemins ne leur permet point d’exporter leur ardoise, qui est d’un très-bon emploi.
Terrain secondaire : elles donnent les mêmes qualités qu’Allemont

7. Clavant.
L’ardoise de Clavant est bonne et d’une facile extraction ; mais elle ne peut être exploitée que pour la consommation du pays.

8. Dauphins.
Auprès de l’auberge des Dauphins , dans la forge de Malaval, on trouve de l’ardoise de bonne qualité, quoiqu’un peu calcaire.

9. Champs-Bons. (Chambon)
Entre la pisse du mont Delans et les Champs-Bons, on a mis en exploitation de grandes ardoisières ; elles sont très abondantes, et pourraient à elles seules fournir tout le département, si elles étaient en exploitation réglée. L’ardoise qu’elles fournissent est de très-bonne qualité, légère, dure, sonore, et de durée.

10. Venosc.
La commune de Venosc possède plusieurs carrières d’ardoise qui fournissent aux besoins des habitans. Elles sont d’une médiocre qualité.

11. Villard-Reymont.
Les incendies fréquens auxquels sont exposées les chaumières de nos montagnes ont déminé quelques particuliers de Villard-Reymont à faire des recherches pour découvrir de l’ardoise dans leur commune. Leurs travaux ont obtenu un succès complet ; ils possèdent actuellement des ardoises de bonne qualité, quoiqu’un peu compactes. On ne saurait trop encourager de telles recherches.

12. Ournon. (Ornon)
Les habitans du Rivier d’Ournon exploitent depuis un grand nombre d’années des ardoisières situées dans leur commune. Quoiqu’elles soient placées à une très grande hauteur dans un pays dénué de ressource, et privé de chemins, l’exportation se répand dans plusieurs cantons éloignés. Cette ardoise est bleue, dure, sonore, et légère. Elle se transporte jusque dans le département des Hautes-Alpes, malgré la distance et la difficulté des chemins. Les ardoisiers d’Ournon sont réputés les meilleurs ouvriers de tout le département.

13. Les Boisronds.
Les ardoisières des Boisronds, au-dessous du Bourg d’Oisans, sont des schistes argilocalcaircs fissiles, tendres, et susceptibles d’une prompte décomposition. Malgré ces inconvéniens, elles sont exploitées avec avantage, à cause de la facilité des transports.

14. La Paute.
La Paute est un hameau situé à peu de distance du confluent de la Lignare et de la Romanche; on y exploite des ardoises calcaires de médiocre qualité, grossières, compactes, et très-pesantes, qui se consomment dans le pays.

15. Oulles.
.Sur les bords de la Lignare, dans la commune d’Oulles, on trouve plusieurs ardoisières en exploitation. Elles fournissent des ardoises grossières, ou plutôt des lauzes épaisses et très-compactes.

Sources bibliographiques :
Mémoire du Bourg d’Oisans Tome I — Bernard François — ISBN 2-91 1 1 48-35-5
Raconte-moi Allemont — Édition l’Atelier — ISBN 2-84424-070-4
L’architecture rurale française — Henri Raulin — édition Berger-Levrault
Mémoire historique de la construction du Barrage du Chambon — Jean-François OBLED, 1997-98
Le Voyage de la Mémoire Colporteurs de l’Oisans au XIXe siècle — Laurence Fontaine — ISBN 2-7297-0219·9
Patrimoine en Isère OISANS — Collectif — ISBN 2-905375-38-8
Chapelles rurales et Oratoires de l’Oisans — O. Ivachkevitch B. François – M. Martin — ISBN 2-9525284-0-3
Église et vie Religieuses des paroisses de l’Oisans XIe-XVIIIe — Bruno Varennes — ISBN 2-9512231-3-7

Sources internet :
Ardoises de Venosc
Les ardoisières d’Ornon 
Google Book : Journal des mines : ou recueil de mémoires sur l’exploitation des mines, Volume 32
Wikipedia

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