Les traces des forêts disparues de l’Oisans

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Lauvitel, © carte postale Gep vers 1930.

LES TRACES DES FORÊTS DISPARUES DE L’OISANS

Source :  Bulletin scientifique du Dauphiné. 
Date d’édition : 1929
Auteur : André ALLIX

DÉBRIS PHYSIQUES DE FORÊTS : LES SOUCHES

En Oisans, les anciennes souches et les anciens troncs d’arbres sont signalés en six endroits.

Tout d’abord, des pins à crochets et des cembros morts se trouvent sur le plateau des lacs de Taillefer, jusque vers 2300 mètres, selon M. Mathey. Le plus haut que j’aie vu, le baromètre en mains, était à 2125 mètres. De l’autre côté de la Romanche, sur les pentes méridionales de Belledonne, on trouve aussi des cadavres de pin à crochets entre 1700 et 1851 mètres ; je n’y ai pas vu de cembro, mais il peut y en avoir. Tel est le premier groupe de débris forestiers. Il faut remarquer tout de suite, à son sujet, qu’il nous montre exclusivement des arbres morts récemment, et de mort naturelle. Il ne peut s’agir, en aucune façon, de destruction par malveillance ou par abus de jouissance ; les troncs sont restés sur place et n’ont souffert d’autre injure que celles des intempéries. Dans un seul cas, à l’Arselle (Chamrousse), une parcelle de pin à crochets située entre 1680 et 1720 mètres a été charbonnée récemment et détruite ; son aspect est tout à fait différent de celui des cimetières naturels d’arbres qui l’avoisinent. Ces arbres morts sont très espacés : en moyenne, on ne les trouve guère à moins de 100 mètres les uns des autres ; ils sont moins rapprochés que les arbres vivants qui les entourent. Les régions où on les trouve portent encore des arbres clairsemés. Nous sommes ici dans la zone supérieure des peuplements forestiers, celle où la rudesse croissante des conditions atmosphériques rend la vie des arbres précaire et entraîne leur dispersion. Les arbres vivants dominent les arbres morts, puisque le cembro, comme il a été dit ailleurs, vit encore, misérablement, au Grand-Galbert à 2289 et sous Belledonne à 2300. Plus bas, dans les peuplements plus dense, les cadavres d’arbres sont encore plus nombreux que dans la zone clairsemée. Il s’agit simplement d’individus arrivés au terme naturel de leur vie, à l’époque contemporaine, sans que l’on puisse conclure à un déboisement artificiel. On remarque seulement, dans la forêt pleine comme dans la forêt clairsemée, que les pins donnent une plus forte proportion de morts que les autres essences, et ceci peut venir appuyer l’hypothèse de leur régression.

La situation est la même dans le deuxième groupe, formé par la partie supérieure des forêts d’Allemont et de Vaujany, sur les deux rives de l’Eau d’Olle et du Flumet. Ici, on trouve des souches et des cadavres d’épicéa et de sapin ; mais ces débris ne dépassent pas l’altitude des plus hauts arbres clairsemés, et l’on en trouve aussi dans la zone de la forêt pleine, sauf aux endroits où elle a été nettoyée et entretenue.

Le troisième groupe se trouve dans la vallée du Vénéon. M. Hulin a vu retirer du glacier de la Pilatte un tronc de cembro mort, célèbre parmi les forestiers, et M. Mathey dit avoir trouvé dans le voisinage des souches de cembro en place jusqu’à 2700 mètres. Cette cote, à la vérité arrondie, me paraît douteuse, et ces souches m’ont échappé. M. Mathey aurait également rencontré là au moins un cembro vivant, et, sur l’adret où s’éparpillent aujourd’hui les derniers pins à crochets, les arbres morts ne manquent pas. Donc, autour du glacier de la Pilatte, on ne peut pas affirmer que les débris d’arbres se trouvent actuellement en des points déboisés. Ils avoisinent toujours des arbres encore vivants. Si, ce que l’on ne saurait assurer, ils correspondent à un recul actuel de la forêt, on peut du moins constater que l’homme n’y est pour rien.

Mais, dans d’autres parties du bassin du Vénéon, il y a des pins de montagne desséchés, aujourd’hui éloignés des bois vivants. Il en existe un certain nombre dans le bas des vallons de Lanchâtra, de la, Mariande, de la Lavey et de la Selle. En ce dernier site, O. Meyran a cru reconnaître, non, comme moi, des pins à crochets, mais des sapins et des hêtres, « dénudés, blanchis, vrais squelettes végétaux qui tendent vers le voyageur des bras décharnés, seuls témoins », dit ce botaniste, « des cataclysmes météorologiques, et aussi de l’imprévoyance humaine ». Des sapins et des hêtres, assez bien conservés pour être à coup sûr de l’époque historique, et même de date récente, sur le méridien de la Combe de Malleval ? Des hêtres de dimension appréciable, dans l’Oisans oriental, à plus de 1500 mètres d’altitude, alors que leur dernier habitat est aujourd’hui, bien plus à l’Ouest, dans la gorge de l’Infernet, à 940 mètres, et qu’ils y sont buissonnants ? Laissons de côté l’hypothèse du « cataclysme », qui n’a plus cours depuis longtemps : si l’observation de Meyran, que je crois inexacte, se trouvait confirmée, elle suffirait à établir un changement très récent de climat, capable de nous dispenser à tout jamais de recourir à l’hypothèse de l’« imprévoyance humaine ». Nous verrons bientôt que les textes, qui laissent entrevoir certaines substitutions récentes d’espèces, interdisent de croire depuis dix siècles à une modification de cette ampleur.

En tous cas, ces troncs morts, étant demeurés debout, ne peuvent attester un déboisement volontaire. Ils attestent seulement l’incapacité des arbres à se reproduire en ces points depuis une certaine époque : soit que les conditions climatiques aient très légèrement changé, soit qu’une exploitation maladroite ait contrarié les conditions de reproduction,, soit que le pâturage du petit bétail ait entravé la croissance des jeunes pousses. Mais il faut remarquer que l’homme habite ces régions depuis mille ans au moins, et les exploite toujours de même, y compris coupes et dépaissance : or, les troncs desséchés n’ont pas mille ans.

J’incline à les considérer, de même que ceux des régions précédentes, comme des témoins d’une oscillation perpétuelle, à période de deux ou trois siècles peut-être, affectant partout la zone limite entre pâturage et forêt, et causée moins par des actions extérieures (naturelles ou humaines) que par le rythme spontané de l’existence des massifs d’arbres (« Comme l’a excellemment écrit M. Schaeffer, il y a, à la limite supérieure de la forêt, une zone douteuse dans laquelle les végétations forestière et alpine se pénètrent et alternent au cours du temps, selon les circonstances climatériques et l’importance de l’action humaine » […] « un certain abaissement, une ”usure des bordures”, n’est pas niable » dans ses démonstrations sur le mélèze, cet auteur indique lui-même que le recours aux « circonstances climatériques » et à « l’action humaine » n’est pas indispensable ; la biologie de l’arbre est une explication suffisante.)

Les deux groupes les plus importants de vieux arbres sont ceux qui bordent les Grandes-Rousses : le groupe de Brandes sur le versant Sud, et celui des vallées de la Valette et de la Salse sur le versant Est. Nous sommes là dans un pays à peu près déboisé, sauf les menus bois blancs de Besse et de Clavans, et les quelques vernes de Huez. Des souches d’anciens arbres seraient ici la trace indiscutable d’un boisement disparu.

Or, ces souches existent. Sur le plateau de Brandes, M. Mathey indique des souches de mélèze, épicéa et cembro jusqu’à 2500 mètres; MM. H. Müller et F. de Villenoisy ont vu des souches de mélèze, sapin et bouleau sur tout le plateau; M. Offner confirme l’existence « sur le plateau de Brandes », de « troncs enfouis de hêtres et de sapins ». On a trouvé dans les tourbières de Brandes, à 1900 mètres, d’indiscutables débris d’arbres : au moins des troncs de bouleau, dont un échantillon bien conservé vient d’entrer au Muséum d’Histoire Naturelle de Grenoble. Sur les pentes de la Valette et de la Salse, les indications sont analogues ; M. Mathey donne également le chiffre de 2500 mètres.

Personnellement, j’ai vu et touché quelques grosses souches, entre Brandes et le Lac Blanc, de 2122 à 2205 m., d’ailleurs dans un état de décomposition avancé. Je n’oserais y reconnaître des débris de mélèze si je n’avais pour moi l’autorité de M. Mathey (en réalité, rien n’est plus difficile que de déterminer exactement une souche ou un tronc, sectionné surtout. La détermination « mélèze » sur laquelle ont été fondés tous les raisonnements (celui qui va suivre comme les autres) est en réalité une tradition que l’on se repasse de génération en génération et qui ne saurait jusqu’ici être scientifiquement vérifiée. Les souches que j’ai vues ressemblent trait pour trait a celles que l’on retrouve dans un si grand nombre de tourbières, où on les interprète généralement comme Pinus uncinata.)
Dans la vallée du Ferrand, je connais beaucoup de souches et de troncs au milieu des éboulis qui dominent Clavans, mais je n’en ai pas trouvé plus haut que 1825 mètres. M. Mathey suppose que ce sont aussi des mélèzes.

Les premières de ces souches sont évidemment au-dessus de la limite locale actuelle des bois. Il faut aller plus à l’Ouest, sur le Grand-Galbert et Belledonne, pour trouver des arbres vivants à des altitudes correspondantes ; et ces arbres sont de bien moins gros calibre que les souches de Brandes. Il y a donc eu autrefois, à une époque imprécise, un boisement, de densité inconnue, sur l’emplacement actuel des prairies de Brandes, et entre autres essences il comportait, croit-on, du mélèze.

Mais, en premier lieu, la, région de Brandes est aujourd’hui nettement extérieure au domaine actuel du mélèze. Il ne s’en trouve aucun, en semis naturel, à moins de 12 kilomètres à vol d’oiseau. Les plus proches, ceux de l’envers du Dauphin, sont, on l’a vu, cantonnés très bas, au-dessous de 1350 m., et de petite dimension; le mélézein ne prend de la force que dans la Combe de Malleval, et de l’altitude que sous la Meije. En semis artificiel, autour des Grandes-Rousses, le mélèze a aujourd’hui peine à ne pas mourir, et il ne se reproduit pas. Les vieilles souches ont donc été des arbres vivants à une époque où les conditions exigées par le mélèze s’étendaient plus à l’Ouest qu’à, présent.

En second lieu, ces souches se trouvent dans une région et à des altitudes où il n’existe plus aujourd’hui que des associations végétales exclusives de la forêt. Elles sont en plein domaine du trèfle alpin, du fenouil des Alpes (Meum athamanticum), du colchique alpin, du myosotis alpestre, etc., et même de la silène acaule.

Nous devons conclure de ces deux remarques que le boisement indiqué par les anciennes souches ne correspond plus aux conditions écologiques et, botaniques actuelles. C’est une forte présomption pour le considérer comme antérieur à l’époque historique, et l’état des souches que j’ai vues ne s’oppose, pas à cette hypothèse (Les bois enfouis dans le sol se conservent, indéfiniment. » F. Buffault, cependant les souches en question sont très abîmées.)
Enfin, entre le Villard-d’Arène et l’Alpe, on a trouvé des souches de pin enfouies sous les alluvions quaternaires. W. Kilian a déjà fait le rapprochement entre celle découverte et celle, qu’il lit lui-même, de débris de pins de montagne dans les tufs du Lautaret. Ces débris végétaux, comme les souches de Brandes, vont nous montrer à coup sûr la présence, ancienne de forêts composées autrement que celles d’aujourd’hui, montant plus haut, et, résistant mieux aux causes actuelles de destruction naturelle. Mais ils sont fossiles, et tout l’intérêt de cette découverte consiste à préciser leur date, tout en indiquant une solution de continuité, d’ordre géologique, entre eux et la végétation actuelle.

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