Mandement de Jean de Sassenage, 1219.

MANDEMENT DE L’ÉVÊQUE DE GRENOBLE JEAN DE SASSENAGE, SUR L’INONDATION DE LA VILLE DE GRENOBLE AU MOIS DE SEPTEMBRE 1219 
Ce mandement, dont la copie était à la Chambre des Comptes de Grenoble (Liber copiarum factum civitatis tangentium f° 30) ; a été publié par Jean-Étienne Guettard, Minéralogie du Dauphiné, Paris, 1779, t. II, p. 252. On le trouve aussi dans la Vie de saint Hugues, par M. Albert Du Boys. Grenoble, 18371, et dans l’Oisans, Essai descriptif, par M. Aristide Albert. Une copie est aux archives de la préfecture, à Grenoble. (Archives de l’intendance, no 110.)

1Cette lettre, dont je ne connais pas la date exacte, a certainement été rédigée peu de temps après la catastrophe. Le pont dont il est fait référence est le Pont Saint-Hugues qui enjambait l’Isère et faisait la liaison entre l’actuel quartier Saint-Laurent et la ville de Grenoble. Nous apprenons dans « La vie de Saint Hugues, d’Albert Du Boys », que cette lettre produisit un grand effet dans toutes les paroisses du diocèse de Grenoble, et que l’on ne tarda pas à recueillir la somme nécessaire pour la reconstruction du pont.
(Il est à noter que dans le texte d’Albert Dubois, le nom du pont est lisible dans la recopie de la lettre de Jean de Sassenage, ce qui n’est pas le cas dans toutes les retranscriptions, si l’on fait exception du passage : « Bienheureuse Marie toujours Vierge et dans les mérites de saint Hugues… » .)

Cet article vient en complément de : Survol du lac Saint-Laurent, et Infographie sur le lac Saint-Laurent.

« Jean, par la miséricorde divine nommé évêque de Grenoble, à tous nos chers fils en Jésus Christ, tant prieurs que chapelains et autres recteurs des églises, aux clercs et aux laïques établis dans le diocèse de Grenoble, salut.
Nos entrailles se sont émues de compassion en rappelant à notre pensée les grands maux que nous et les nôtres avons soufferts dans les eaux de ce déluge. Il convient de pleurer plutôt que de dire quelque chose sur ce sujet, parce que nous sommes plongés dans une mer de douleur et d’angoisse. C’est pourquoi il nous arrive souvent, lorsque nous voulons parler, que les pleurs et les sanglots entrecoupent nos paroles : qui pourrait, en effet, avoir un cœur assez dur, fût-il de fer ou de diamant, pour ne pas se sentir touché de pitié à la vue ou au récit d’un aussi grand naufrage de notre cité, qui, presque entièrement submergée, supporte dans les larmes et l’abattement la perte lamentable de tous ses biens. Quoique la nouvelle de cette catastrophe ait été répandue dans presque tout l’univers par la bouche de ceux qui, de différentes parties du globe, s’étaient rendus aux foires de Grenoble, nous voulons aussi porter à la connaissance des fidèles l’étendue du dommage que le fléau nous a causé.
Que tous sachent donc qu’en l’an de l’Incarnation du Seigneur mil deux cent dix-neuf, au mois de septembre, à la seconde lune, le jour de l’Exaltation de la Sainte Croix, dans le premier silence de la nuit, notre adversaire le diable, pour détruire un plus grand nombre de chrétiens et leur apporter le plus grand dommage, par un artifice subtil et inopiné, invention de sa perfidie, rompit à Oysans la digue d’un lac, et amena ainsi une inondation accompagnée d’une telle fureur et impétuosité, et d’un fracas et tumulte si horribles, que tous ceux qui l’entendirent désespérèrent complètement de leur vie, et abandonnèrent tous leurs biens pour songer avec anxiété au salut de leurs personnes seules ; les uns montèrent au faîte de la cathédrale et dans le clocher ; d’autres occupèrent nos maisons et celles de nos vénérables frères les chanoines ; d’autres, montant sur les tours et les maisons les plus élevées et les plus solides de notre cité, et sur les toits où ils avaient peine à se maintenir, passèrent au milieu des périls et des angoisses toute cette malheureuse et lamentable nuit. O douleur ! si la porte du pont qui avait été fermée fût restée ouverte, la multitude des fidèles qui a péri, se fût sauvée, croyons-nous. En effet, quelques habitants étant enfin parvenus à briser la porte, réussirent à se sauver par le pont. Un certain nombre cependant, émus de compassion à la vue de ceux qui périssaient, et affligés du sort de ceux qui restaient dans la ville malgré l’imminence du péril, ayant aussi perdu leurs biens, y restèrent tristes et misérables. Et pour comble de désastre dans un moment aussi critique, il se fit un mouvement si impétueux des eaux de ce déluge que l’Isère renonça à son cours habituel. Rompant son lit et rétrogradant de deux lieues environ, elle couvrit toutes les terres. Enfin pourtant, les eaux venant à décroître, la rage du fléau s’adoucit quelque peu, et ladite rivière reprenant son cours habituel, rentra dans son lit avec une telle violence et impétuosité qu’elle renversa de fond en comble tout ce que l’inondation avait laissé debout. Et, ce qui nous afflige le plus, elle renversa et détruisit complètement notre noble pont. Hélas ! hélas ! hélas ! quelle voix, quelle langue pourrait dire, quelle imagination pourrait concevoir la misère et l’infortune de ce temps, la douleur, l’angoisse, la frayeur des hommes, des femmes et des enfants qui se voient périr, leurs clameurs, leurs lamentations, leurs anxiétés, leurs pleurs, leurs gémissements, leurs soupirs, dont le bruit remplissait la vallée, et perçait comme d’un glaive de douleur le cœur de ceux qui les entendaient…
Les habitants sont contraints de se lamenter et de regretter avec de véritables larmes l’impôt qui était perçu autrefois sur tous ceux qui traversaient le pont, et qui leur paraissait si onéreux. Cependant, comme il vaut mieux que nous songions à la reconstruction du pont et que nous y travaillions avec zèle et diligence, nous nous adressons avec les prières les plus instantes à votre Université, que nous appelons et engageons à partager notre sollicitude, vous conjurons, vous enjoignons pour la rémission de tous vos péchés, et vous ordonnons même, en vertu de l’obéissance, de concourir au rétablissement de cette œuvre sacrée, en donnant, suivant vos moyens, une part convenable des biens que Dieu vous a départis.
Nous confiant dans la miséricorde de Dieu Tout Puissant, Père, Fils, et Saint-Esprit, et dans la clémente bonté de la Bienheureuse Marie toujours Vierge et dans les mérites de saint Hugues, premier fondateur de notre pont, nous faisons remise à tous ceux qui, selon leur pouvoir, feront partie de la confrérie des reconstructeurs du pont, de tous les péchés dont ils se seront confessés, et, en outre, si leur repentir est réel, du quart de la pénitence qui leur aura été imposée. Nous leur faisons aussi miséricordieusement remise des péchés véniels et des péchés qu’ils auraient oubliés ; cette remise s’étendra même à ceux qui auraient manqué de respect à leurs pères et mères que Dieu prescrit d’honorer, ou qui mus par la colère ou par un instinct diabolique auraient porté sur eux leurs mains violentes. Si leurs pères ou leurs mères étaient déjà décédés, ils en feront aux prêtres une confession vraie et sincère, et à ce prix nous leur accordons leur pardon. En outre, lorsque les membres de la confrérie du pont viendront à mourir, à moins que par leur propre faute ils ne soient excommuniés, nous voulons qu’ils soient reçus par l’Église, et qu’ils aient la joie d’être honorés d’une sépulture chrétienne.
De plus, lorsque les questeurs du pont se présenteront pour vous proposer d’être membre de la Confrérie ou pour quêter au nom de l’Évêché, nous vous prions et vous ordonnons de les recevoir avec bienveillance, de les aider de vos conseils et de votre concours, et de leur faire une offrande suffisante et honorable.
Nous avons aussi arrêté que, une fois par an, les Églises interdites seraient ouvertes solennellement, à la volonté desdits questeurs du pont, et que, à l’exclusion de ceux qui, par leur propre faute auraient été excommuniés, les offices divins y seraient célébrés. »

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