Terre d’Oisans : misère ou prospérité ?

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Famille Sonnier de la Garde en Oisans, Source : revue BT No 980

TERRE D’OISANS : MISÈRE OU PROSPÉRITÉ ?

Archives Gallica :  Bulletins de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie
Date d’édition : 1929

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Extrait de « La population de l’Oisans », par André ALLIX

CHAPITRE IV
MISÈRE OU PROSPÉRITÉ ?

Les touristes qui ont visité quelque pays de haute montagne connaissent bien, sous sa forme simplifiée, la question qu’on se pose toujours et qu’on ne résout jamais : pays riche, ou pays pauvre ?

À première vue, les indices et les témoignages appellent plutôt l’idée de la misère. Les indices, on en a décrit plus d’un dans les pages consacrées au genre de vie. Les témoignages se succèdent à travers les siècles ; on en a cité des centaines ; il s’en publie encore de nos jours. Il semble que souvent les auteurs de doléances, de rapports ou de mémoires soient hantés par le souvenir d’une page célèbre du XVIIe siècle, classique peut-être parce qu’un peu trop littéraire. Le plus beau type du genre est le rapport adressé au préfet de l’Isère après l’inondation de la Romanche en juillet-août 1816 : « on ne voit dans le malheureux canton du Bourg-d’Oisans que des figures hâves portées par des corps décharnés qui peuvent à peine se soutenir, ne vivant que d’herbes qu’ils vont chercher dans les vallées, d’escargots qu’ils mettent au four, et de quelque peu de laitage ; si quelques personnes moins malheureuses leur donnent quelques pommes de terre, ils s’y jettent dessus et n’attendent pas le moment de les faire cuire et les dévorent à l’instant même »1. Une note analogue, moins appuyée, revient encore dans un rapport du préfet au moment de la crise agricole et de la maladie des pommes de terre, en 1846, et l’on pense aussitôt à l’Irlande2.

Des traditions persistantes s’ajoutent à ces témoignages. On dit qu’il n’y a pas si longtemps, la possession d’un verre à boire était un grand luxe pour une famille entière, sans qu’on eût souvent du vin à y verser.
Il est d’Oisans, ce dicton patois : « frâre que frâre, lou liâ sont lou liâ », il n’y a pas de fraternité qui tienne quand les sous sont en jeu. Mais tout cela est-il bien propre à nos montagnes ? L’usage courant du gobelet de métal est-il aboli ailleurs depuis tant d’années ? L’avarice ancestrale a-t-elle complètement déserté les autres campagnes ? En pleine période de prospérité agricole d’après-guerre, apparente à bien des signes, tandis que la torpédo-camionnette, la T. S. F. et les cuillers d’argent ont fait renoncer le paysan des plaines à son atavisme de lamentations, l’indigence reste pour celui de l’Oisans une tradition et comme un point d’honneur ; le touriste lui voit déployer encore un étalage de pauvreté généralisée jadis dans toute la France et dont les origines fiscales sont classiques.
La question est aujourd’hui de savoir si c’est un rite qui persiste plus longtemps ici, dans une évolution plus lente, ou si cela correspond encore à une réalité.

En sens inverse, les temps anciens nous donnent déjà des indices significatifs.
Au Moyen Âge, on a eu l’occasion de le montrer ailleurs, les plus hautes communes de l’Oisans buvaient du vin d’importation ; en pleine crise des campagnes, en l’an IX, le Villard-Notre-Dame, particulièrement défavorisé pourtant, en achète régulièrement, bien qu’il le paye 30 livres la charge3. De nos jours, il n’est pas impossible de se renseigner sur la difficulté d’acheter en Oisans des terrains ou des maisons, et sur les prix élevés qu’ils atteignent ; on chuchote, où l’on sait que tel cultivateur sordide qui « marchait presque à quatre pattes » a laissé à ses héritiers un compte en banque de 250.000 francs, parfois bien davantage ; on chiffre à gros prix la fortune de ce « montagnier » rustique, de cet exportateur de blé ou de foin, de ce spécialiste en semences de pommes de terre. Tous les cultivateurs sont ici propriétaires, leur prospérité est liée à celles de leurs communes. Or, si certaines communes comme Saint-Christophe ne passent pas encore pour riches, malgré le tourisme, d’autres le sont incontestablement : avec le bois comme le Villard-Reymond, avec la houille blanche comme Allemont ou Vaujany, avec le pâturage comme La Grave, avec la simple culture comme le Bourg-d’Oisans ; en acte, sinon en paroles, on y voit déjà se dissoudre lentement l’âpre avarice d’autrefois.

Pourtant, il est incontestable que les signes de prospérité sont loin de correspondre à ceux que donnent les bas pays. Aussi, la sensation de misère que traduisent les lamentations peut-elle souvent exprimer, sans réalité absolue, une simple comparaison inconsciente. Ce n’est pas une misère vraie, c’est un décalage par rapport à l’étalon de consommation que donne la civilisation du moment. En l’an IX, au Villard-Reymond, c’était une déchéance honteuse que de manger des
« truffes » (pommes de terre) ; seuls, les « pauvres » se nourrissaient de pommes de terre pendant trois ou quatre mois, et le reste du temps ils étaient bien contents de manger des céréales comme tout le monde4. Cette « misère » peut être ainsi une question d’état d’esprit plutôt qu’une affaire de produits et de rendement. Elle est donc sujette à varier avec les deux termes complémentaires : le niveau de la civilisation extérieure, et l’économie interne du pays.

1 Rapport de M. de Chaléon au Préfet, 18 mai 1817, Arch. Isère, M 4, nos 7 à 10.
2 Préfet de l’Isère au Sous-Secrétaire d’Etat des Travaux publics, 14 octobre 1846,
Arch. Isère, dossiers Route nationale n° 91, à la date.
3 Allix, 89 ; Arch. Isère, L. 305, 5-22.
4 Arch. Isère, L. 305, loc. oit.

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