Une chasse au chamois en oisans

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UNE CHASSE AU CHAMOIS EN 1926 EN OISANS
Une plume de l’Académie française relate une chasse au Chamois dans l’Oisans en 1926. 

Illustration : Jacques SÈVE, 1764, source Gallica

Anecdote relatée par Joseph Rouard (Fils) : Mon grand-père Adolphe Rouard préparait les repas aux chasseurs à la cabane du Lovitel dès l’âge de 12 ans, sa débrouillardise fut repérée par le marquis Trédicini de Saint-Séverin qui possédait un château près du lac Léman à Douvaine, il l’engagea dans son personnel quelques années, pour lui qui n’avait jamais quitté la Danchère, ce fut une expérience inoubliable, il nous en parlait quelquefois, le père de Laurent et Christian, Ernest Giraud était rabatteur comme Joseph Rochette, le papa de Pierrette, d’ailleurs Trédicini de Saint Séverin a aussi écrit un livre sur la chasse aux chamois, beaucoup de scènes se passent au Lovitel, je possède une édition originale.

Il m’est arrivé de battre toute une journée, au prix d’une fatigue extrême, les dures parois de cette combe de Lovitel, en Dauphiné, où mes amis ont chasse gardée, sans que la traque ait rabattu de mon côté une seule de ces antilopes agiles et musclées qui sont la gloire de notre faune alpestre. Et voici que, l’autre soir, redescendant bredouille de mon poste, qui était l’un des plus éloignés – et sans ma carabine, que j’avais confiée à un garde pour achever un blessé j’ai assisté, de la cabane même sans me déranger, commodément assis sur un banc, avec mes jumelles braquées, en compagnie du plus grand chasseur de chamois devant l’Éternel, de l’auteur même de La Chasse au chamois, le marquis de Saint-Séverin, redescendu lui aussi sans succès de son perchoir, aux péripéties d’une battue qu’un opérateur de cinéma aurait pu tranquillement enregistrer. Et ce ne fut pas un spectacle banal. Il y avait un bouc solitaire qu’on apercevait de temps à autre dans les vernes, au-dessus du lac, à trois ou quatre cents mètres au-dessus de la cabane. Plus d’une fois, son sort avait été mis en question.
Bah ! on le réserverait pour un jour de temps douteux ou de demi-repos. Or, nos camarades, revenus avant nous et bredouilles comme nous, avaient brusquement décidé de se venger sur lui de leur déconvenue. Et les voilà partis à l’assaut. Leur plan était simple. Ils grimperaient à l’abri d’un ravin, en ligne les uns au-dessus des autres, de façon à former un barrage, le plus élevé à la hauteur de la position adverse, et tous savamment dissimulés. Un seul traqueur suffirait pour aborder la montagne de l’autre côté et redescendre sur l’ennemi de façon à lui barrer la montée et à le pousser par le travers du côté des postes occupés. Quand nous arrivâmes à la cabane, nous trouvâmes les arrières en émoi. Les arrières, c’est-à-dire le cuisinier, un petit garçon qui va chercher le lait et le vieux père Blanc, qui a quatre-vingts ans et qui trotte encore, mais qu’on ménage et qui s’occupe à des travaux d’intérieur tels que scier le bois, rafraîchir le vin, etc. Tout ce monde s’était emparé des lunettes disponibles et suivait les opérations dans les deux camps : on nous montra les chasseurs qui gagnaient leurs postes, et surtout le chamois qui, séparé d’eux par le contrefort du ravin, ne pouvait les voir et qui, sur son domaine, tantôt couché, tantôt de bout, savourait la paix du soir.
Voici nos camarades postés. Le meilleur alpiniste s’est juché très haut. Il faut savoir où il est, car il est mêlé au rocher où il s’appuie. De lui va dépendre le sort de la battue. S’il manque son coup, il y a bien des chances pour que le chamois, effarouché, gagne les sommets. Tout à coup la silhouette du traqueur surgit au-dessus de la bête. Celle-ci a flairé le vent. Elle s’est dressée devant les vernes protectrices, elle hésite une seconde, puis elle part comme un trait, j’allais dire : elle prend son vol, tant l’élan du chamois est rapide et le détache du sol à la manière des oiseaux. Va-t-elle échapper au danger ? Son instinct lui inspire de monter. Mais le traqueur d’un caillou lancé lui fait changer sa direction. Elle galope à mi-pente, par le travers, droit vers le ravin, où elle est guettée. Son pelage fauve luit sur les herbes et les buissons. Tout à coup, elle s’arrête, les quatre pieds posés sur un caillou tremblant. Elle a trouvé son piédestal, elle se détache en statue. Pour la seconde fois un mystérieux pressentiment la peut sauver. Et pour la seconde fois, le négligeant, elle s’en va vers la mort. Car elle a repris sa course ailée vers le ravin. Mais elle glisse, furtive, et ses sabots ne font point de bruit en foulant les herbes. Déjà elle atteint le dos d’âne qui la dissimule encore. De l’autre côté, les chasseurs la guettent. Il y a des arbrisseaux assez hauts pour la dissimuler et couvrir sa retraite. Elle peut passer près d’eux sans être vue, franchir leur barrage, les éviter, les narguer. Pourquoi le premier, le plus haut d’entre eux, n’a-t-il pas encore tiré ? Il ne l’a pas vue, elle est sauvée. Elle a senti le danger et voici qu’elle pousse un sifflement plaintif, presque aussi aigu que le cri de la marmotte – ce sifflement qui, d’habitude, avertit la harde — femelles et chevreaux — et la met en garde contre toute apparence suspecte. Ainsi le malheureux se livre-t-il lui-même. Car l’ennemi, qui n’avait pas deviné sa présence, est averti et guette le passage fantomatique du chamois. Celui-ci passe comme, une ombre à portée. Un coup de feu brise le silence. Puis un second à peu d’intervalles. Au lieu de continuer sa course tout droit par le travers, la bête descend maintenant à pic par le couloir. Son galop ne s’est pas ralenti, mais nos jumelles nous révèlent le secret de son changement de direction. Elle est blessée, et n’a plus que trois pattes disponibles. Quelle vertigineuse descente et quelle sûreté, sur les pentes pour un blessé ! Mais il est à portée maintenant des autres fusils. Il est tiré : trois, quatre, cinq coups de feu, toute une fusillade. Il descend toujours, et toujours à la même allure. Il a franchi le barrage, et la formidable puissance de ses muscles l’a sauvé de la troupe d’assassins qui n’ont pas suffisamment calculé sa vitesse. Le voici dans les prés, il escalade ce rocher, il en tombe d’un jet, c’est la mort cette fois ; il se relève et repart d’un bond. Ah ! le prodigieux coureur ! Mais c’est qu’il va gagner le bas de la combe. Il nous arrive dessus. Et aussitôt la galerie se précipite, prend part à la bataille, dont elle ne croyait avoir que le spectacle. Il faut courir, il faut absolument barrer la pente qui, du lac Lovitel, descend vers le Vénéon, sans quoi le chamois nous échappera, ira se réfugier dans la forêt de Venosc et se cacher dans les vernes et les sapins pour mourir de sa blessure dans un coin, à l’écart. Mon glorieux camarade de chasse, qui compte à son actif deux cents victoires, nous devance tous, malgré l’âge, sa carabine en main, sa carabine qui n’est pas armée. L’ennemi se rit de notre menace : il méprise les arrières maintenant qu’il a échappé aux troupes de ligne ; son galop sur trois pieds ne se mesure pas avec notre trot sur deux, et il nous devance à la barre du lac. Déjà il a pris la descente et nous ne l’aurons ni vivant ni mort. Mais le grand chasseur s’est agenouillé. Il évalué la distance qui le sépare de la bête et qui d’instant en instant augmente, trois cents, quatre cents, bientôt cinq cents mètres. Posément, car il faut calmer l’agitation de la poitrine après la course, il épaule, il vise, il tire, et le chamois, qui se pouvait croire sauvé, s’écroule. C’est un magnifique bouc, qui pèse près de quarante kilos. Il a lutté jusqu’à la fin. Pour triompher de lui, il a fallu la ruse, le nombre et la surprise d’une arrière-garde imprévue. Ses yeux ne sont pas révulsés. Ils expriment la douleur et la peur, mais plus encore la Colère et le mépris. Ainsi se termina cette journée de chasse que nous avions crue infructueuse, dans la gloire d’un soir tombant et la magnifique défense de la bête.

Henry Bordeaux, de l’Académie française.

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