La Rose bleue

LE COLPORTEUR,LA ROSE BLEUE ET LE TSAR

Rose-BleueC’est certainement l’une des histoires les plus mystérieuses sur le colportage que je m’apprête à vous raconter. Elle se perd dans les replis de notre histoire locale et mélange traditions orales, faits réels, légendes et folklores.
J’ai dû entendre une dizaine de versions, où parfois les noms, les lieux, les dates, divergent. Cependant, la trame restait la même, l’histoire d’un petit colporteur de l’Oisans parti vendre une rose bleue au Tsar.

Très peu de livres relatent ce que l’on peut qualifier de haut fait d’armes du colportage. À peine deux lignes dans le livre d’André Allix, un peu plus dans celui d’Élisabeth Besson ou encore quelques lignes, par-ci par-là, dans des articles de presse consacrés aux colporteurs de l’Oisans, pourtant cette histoire est tellement incroyable, qu’elle pourrait inspirer l’écriture d’un formidable roman d’aventures.

Les versions divergentes, le manque d’informations concrètes et les interrogations légitimes sur la véracité de l’histoire laissent cours à une grande liberté dans la rédaction. Toutefois, j’ai essayé de garder le maximum d’éléments portés à ma connaissance dans ce récit que j’ai rédigé comme une enquête policière.

L’histoire.
À la fin du XIXe ou au début du XXe siècle, un colporteur fleuriste originaire de la vallée du Vénéon serait parti vendre en Russie, une graine sensée produire une rose bleue, au Tsar en personne. Bien entendu, la rose n’était pas bleue et le Tsar, lui, a dû être rouge de colère. Le colporteur qui pensait être plus malin et bien à l’abri dans ses montagnes de l’Oisans s’est vu arrêté et emmené par des gendarmes deux ans plus tard. Personne ne sait ce qu’il est advenu de lui après son arrestation.

L’époque ?
D’après les témoignages, l’histoire s’est certainement déroulée entre la fin du XIXe et au début du XXe. Les témoins qui ont affirmé avoir connu ou rencontré le fameux colporteur ne sont pas nombreux ou inexistants. Néanmoins, de nombreux récits de témoins ayant vécu le passage dans le XXe relatent la scène finale des gendarmes.
Nous pouvons donc supposer que le colporteur a vécu son aventure dans une période située vers l’entre-deux siècles.
Nous pouvons supposer alors que c’est Nicolas II, le Tsar qui fût la victime puisqu’il règne de 1894 à 1917 ou un de ses prédécesseurs Alexandre III (1881- 1894) ou Alexandre II (1855-1881). Ce qui est certain, c’est que c’est l’un des représentants de la dynastie des Romanov qui a été la victime de cette escroquerie.

D’où venait le colporteur ?
La plupart des témoins rapportent que le fameux colporteur était originaire de la vallée du Vénéon, soit du village de Venosc, ou habitant de Saint Christophe en Oisans, parfois de Lafreytte, de la Bérarde ou de Lanchâtra.
Les racines Venoschines du colporteur ne sont pas surprenantes. Cette partie de l’Oisans avait développé le commerce très spécialisé des fleurs et des graines. Commerces qui se sont propagés outre-Atlantique et bien au-delà des frontières du vieux continent.

Qui était le colporteur ?
Le nom de Daniel BERT est le plus souvent cité, car son surnom dans le village de Venosc était « La Rose bleue » ou « Rose bleue », cependant, ce dernier était du hameau de Balatin et il n’est pas contemporain à une histoire qui se déroulerait à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle.
Les noms de Balme et Martinet, contemporains de l’époque et originaires de Venosc, font aussi partie de la tradition orale.

Y a-t-il eu préméditation sur l’intention d’escroquerie ?
La technique de vente des colporteurs fleuristes était en règle générale basée sur une argumentation et une représentation sur une feuille de papier, peinte par un artiste, de la fleur arrivée à maturité. Cette peinture était en règle générale très avantageuse pour le produit et pour le colporteur. Il ne faut pas oublier que ce dernier n’avait que des graines, des bulbes et des oignons à montrer aux potentiels acheteurs. Ces dessins devenaient donc la concrétisation de la somme investie. Plus le dessin était réaliste et flatteur, plus il garantissait la vente.
Très rapidement des colporteurs charlatans ont fait réaliser par des artistes plus ou moins talentueux, des planches avec des représentations extraordinaires comme le souligne R. Muller et A. Allix dans l’incontournable « Les colporteurs de l’Oisans »

« Mais il est certain que beaucoup de produits vantés dans ces prospectus restent encore dans le domaine de la chimère : « on pouvait y voir la Rose bleue, la Jacinthe tricolore, blanche-bleu-rouge, sortant du même oignon; le fraisier arbre, portant des fruits gros comme le poing… des Lis bleus, la Rose moitié rouge moitié blanche, etc., un vulgaire tubercule d’orchis était facilement vendu 100 ou 200 francs, et le tout à l’avenant. »

Cela implique que notre colporteur avait dans sa besace une de ces représentations de plantes fantasques et qu’il y a de très fortes chances qu’il avait l’intention d’essayer de la vendre à un crédule.

Y a-t-il eu préméditation sur la victime ?
Plusieurs hypothèses s’offrent à nous :
— Le colporteur est parti de la vallée de la Vénéon avec la ferme intention de truander le Tsar. Je n’y crois pas une seconde.

— Le Colporteur a rencontré un compatriote qui revenait de Russie où il avait fait de bonnes affaires, ou encore, il a eu écho d’affaires juteuses réalisées par un autre colporteur fleuriste de Venosc. L’idée l’a alors tenté d’aller à son tour vendre dans ce pays ses fleurs « exotiques». Pourquoi pas ?

— Le Colporteur, pas forcément mal intentionné au premier abord, a fait une première prospection très prometteuse avec de nombreux contacts. Poussé par l’instance de ses interlocuteurs insatiables, il décide de revenir l’année suivante avec des planches illustrées encore plus alléchantes pour faire un coup et gagner beaucoup d’argent. Pourquoi pas ?

— Le Colporteur était un charlatan, il prospectait avec un kit d’escroquerie dans ses bagages. Son opportunisme, son boniment et son aplomb lui ont permis de rencontrer de bons gros poissons qui ont tout de suite mordu à l’hameçon. L’affaire faite, il ne lui restait plus qu’à disparaître discrètement dans ses montagnes de l’Oisans. Je suis assez convaincu que les choses se sont sans doute passées comme cela.

Je pense également que les autres scénarios peuvent aussi faire parties de l’histoire. Je me refuse à croire qu’un tel voyage, dans un pays si lointain, ne puisse pas être préparé avec quelques espoirs de contacts, ventes et qui sait, de réussite.

Le colporteur a-t-il rencontré le Tsar ?
Je ne pense pas que notre vendeur ait rencontré le Tsar qui ne donnait pas d’audiences publiques et qui était sans doute très protégé. (Raspoutine était une exception russe.) Je pense plutôt que notre ami a rencontré un obscur serviteur plus ou moins proche du Tsar qui a pressenti qu’il pourrait sortir à la lumière s’il présentait une fleur aussi extraordinaire qu’une rose bleue au Tsar ou la Tsarine.

Qui a interpellé le colporteur ?
Je connais trois versions de l’interpellation, l’une avec deux gendarmes venus à Venosc à la recherche du colporteur.
Une autre version avec un troisième mystérieux homme qui accompagnait les deux gendarmes.
Et enfin une où des hommes mystérieux sont venus chercher le colporteur.
Je pense que ces deux dernières versions font parties de la légende, suivant l’époque à laquelle s’est déroulée cette aventure, l’amitié Franco-Russe et l’emprunt de 1888 laissent supposer qu’une demande d’arrestation sur le territoire français se serait faite sans l’intervention d’un ou plusieurs émissaires russes.

Qu’est-il advenu du colporteur ?
L’histoire ne nous le dit pas.
Dans le livre de R. Muller et A. Allix il est question d’interdiction de séjour sur le territoire russe.
La sanction a très certainement dû être proportionnelle au rang de l’acheteur truandé, mais cet acheteur devait être suffisamment influant pour exiger une arrestation sur le territoire Français.
L’histoire raconte que la pauvre famille du colporteur fut ruinée et qu’après l’arrestation elle a dû vendre ses biens et quitter ses terres sous le regard des villageois.

Différentes versions pour une même histoire ?
La Rose Bleue connait plusieurs versions, la victime est toujours un personnage illustre : la Reine d’Angleterre, l’Impératrice d’Autriche, à l’Impératrice Eugénie, à l’impératrice de Russie.

Des colporteurs de Venosc en Russie ?
Dans son livre, « Les Russes de la Romanche » (que je vous conseille au passage), Oleg Ivachkevitch explique que plusieurs colporteurs du village de Venosc faisaient commerce de graines et de roses en Russie, les noms des frères Marigot et Pierre et Rémi Veyrat sont indiqués avec de nombreuses précisions sur la nature de leurs commerces.

Cette formidable histoire reste dans les mémoires et se transmet de génération en génération par le bouche-à-oreille avec le même plaisir et le même étonnement. Elle est attachée à la fabuleuse épopée des colporteurs de l’Oisans. Si cette histoire est vraie, elle est très belle, si elle ne l’est pas, je la trouve encore plus belle car elle fait entrer les colporteurs dans la légende, et les légendes ne meurent pas.

Sources :
Les russes de la romanche, Oleg Ivachkevitch
Les colporteurs de l’Oisans, R. Muller et A. Allix
Les colporteurs de l’Oisans aux XIXe siècle, Élisabeth Besson
Les colporteurs de l’Oisans, Colecction Musée d’Huez
Le voyage de la mémoire, Colporteurs de l’Oisans aux XIXe siècle, Laurence Fontaine

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