La journée du berger

Marcel AUBERT

LA JOURNÉE DU BERGER
Par Marcel AUBERT auteur du roman Le berger Des Quirlies

Juillet 1934
Au col de Sarenne, à 6 heures du matin, le soleil est déjà levé sur le massif de la Meije. Il arrive sur le col. Trois chalets s’alignent sur le plat du col. Dans les deux plus proches, j’entends à l’intérieur le bétail qui s’agite. Les bruits des sonnailles ; les bêtes savent et sentent qu’il est l’heure de gîter c’est-à-dire, de sortir des étables.
Je m’engage sur la crête qui se dresse parallèle aux chalets.
Je suis le petit berger, 11 ans, qui libère les jeunes veaux de 8 ou 9 mois, dans le chalet du centre ; je poursuis vers le chalet situé sur le col ; là se trouvent les génisses de 18 mois.
Les vaches à lait sortent une à une de la maison située au plus bas du col ; là, c’est ma mère qui les détache, après leur avoir donné à chacune une poignée de sel. Les vaches, en passant le seuil, comme d’un commun accord, laissent une grande quantité de déjections qu’il nous faudra nettoyer toute affaire cessante.
Le troupeau est maintenant rassemblé sur le col avec les deux chèvres, le petit berger le conduira au pâturage. Sa charge, sa responsabilité est énorme, multipliée sans limites par temps d’orage.

Dans les grands prés, bien unis et réguliers sur la face orientale du col, les faucheurs ont déjà tiré de beaux andains, on entend chanter la pierre à aiguiser sur la lame de la faux.
Sur l’arête, je continue mon ascension, mon chien sur les talons ; j’ai tout mon temps. La montée du col vers le sommet de Cassini de 2000 à 2370 est relativement facile, avec un peu d’escalade sans danger à la brèche des vanneuses. Au dessous de moi, Clavans-le-Haut est encore dans l’ombre. J’entends et je vois gîter le troupeau de chèvres à lait dont le petit chevrier va s’occuper pour la journée.
Arrivant à la Brèche des faucheurs, je vois le troupeau de chèvres de Clavans-le-Bas, s’élever au-dessus de l’église, également conduit par un jeune chevrier.
A midi, je le retrouverai avec le jeune berger au-dessous de Cassini.
Assis sur l’arête sommitale de Cassini ; face au soleil, ce jour de juillet 1934. Il est 10h30 ; le ciel est bleu, le soleil commence à darder ses rayons, un léger vent d’ouest caresse agréablement ; mon chien, de ses beaux yeux dorés, doux et confiants, mendie un peu d’ombre qu’il vient d’office prendre derrière mon dos. A mes pieds, 1000m au-dessous, Clavans-le-Bas.
De mon sac, j’ai tiré un morceau de pain, de fromage que je partagerai avec mon chien, qui, déjà, salive à l’odeur du fromage.
Tout d’abord, mon regard se porte sur el Pic des Trois Evêchés, Isère, Savoie, Hautes-Alpes – tout à côté, les Aiguilles d’Arve, les quatre dents de la Saussaz, le Pic de la Grave, les Tire-Queue, les Prés Nouveaux. Plus loin des montagnes de Savoie dont je ne connais pas le nom. Au fond, bien plus loin, le Mont Blanc, le Mont Rose que l’on voit seulement très tôt le matin par temps clair.
On frôle la Toussuire pour arriver au Pic de l’Etendard, le Pic Bayle, le Pic de la Pyramide, ainsi que la chaîne des glaciers Quirlies, Grand Sablat, Malâtres de Sarenne. Dans le fond, plus loin, le Massif des Sept-Laus, un peu plus loin encore, le Massif imposant de Chartreuse, un peu plus à gauche, le Vercors. Le Taillefer, le Grand Renaud, Lauranoure, le Pic de l’Enchatra, le Jendry, la Dibona, le Râteau, la Brèche de la Meije, le Doigt de Dieu, le refuge de l’Aigle, perché au dessus du glacier du Tabuchet.

Au dessous de moi, j’entends les sonnailles et vois le troupeau de chèvres remonter la pente au-dessous de Cassini. Plus bas, des individus s’activent dans les champs pour la moisson du seigle. Les lopins de terre sont nombreux ; de couleur jaunâtre, ils sont à moissonner ; les autres déjà coupés, plus gris avec leurs gerbiers ; les champs de pommes de terre bien plus verts.
A la fin juillet, la fenaison dans le bas est presque terminée. Cette activité s’est déplacée en montagne, les Quirlies, les Clots Chevaleret, l’arête de Praoua, le col de Sarenne, Coulourou, la Combe. Je vois poindre sur le col de Sarenne deux mulets qui déjà arrivent pour le second voyage de foin. C’est la Céline avec ses deux mules. Céline s’est levée à 3 heures du matin pour donner à manger aux bêtes. Elle est partie à 3,4 heures pour un voyage à la maison blanche ; de retour à Clavans à 7h ; une demi-heure de repos pour les bêtes ; et la voilà au col vers les 10 h. De nouveau, elle sera à Clavans-le-Haut vers midi.
L’après-midi, Céline ne fera qu’un voyage ; arrivée sur le col à 2h30. Je la vois attacher ses mules à un piquet, leur donner une brassée de foin triée dans la querelle avec sa graine, s’activer à la fenaison pendant quelques heures, charger ses mules et redescendre à Clavans. Il en sera de même le lendemain et ainsi de suite.
Un peu avant le voyage de Céline est arrivé sur le col un beau cheval noir et fringant. C’est le maréchal ferrant. Il a du, avant de partir, ferrer un cheval, un mulet, ou peut-être rien du tout, passant pour ne pas être très matinal.
Il s’arrête au chalet pour tailler un brin de causette avec ma mère, toujours curieuse des nouvelles de la vie en bas. Le maréchal n’en est pas avare et sait tout. Il boit son café, regardant souvent du côté du col. Voilà qu’arrive Céline, il se précipite pour l’accompagner dans son pré. Il lui aide à charger ses mules ; ils rient beaucoup. A son tour, il charge son cheval. Il redescendra accompagnant Céline et son chargement à Clavans-le-Haut. Gentiment, le beau cheval noir suivra. Disons qu’ils sont tous deux célibataires… La journée du petit berger, n’est pas terminée.
Dans le secteur de la Maison Blanche, je distingue sept ruines, anciennes maisons d’une certaine superficie dont une cave toujours debout. Qui a habité là ? Quand ? Pourquoi, comment et pour quelles raisons ? Maisons de berger ? Peu probable, trop grand. Je me suis, par les parents, laissé dire que ce seraient des mineurs ou cristalliers, à l’époque de Brandes autour du XIIème siècle. A ce jour encore on continue de gratter les veines de Cassini, ainsi que celles du pied du glacier de Sarenne ; ayant moi-même trouvé de très belles pièces. Plus haut dans les côtes du col de Sarenne, les faucheurs Rémy, Ernest, Eugène, Marius, Camille, Marcel, Émile, Louis, Auguste, Pierre. Ils tirent du bas de côte au sommet, soit sur quatre cents mètres et plus, des andains rectilignes, ne s’arrêtant de temps à autre que pour donner en fonction du besoin un coup de pierre au tranchant de la lame. De temps en temps résonne une martelure ou enclume; c’est alors que le tranchant est passé sur un caillou.

Aux environs de midi, je les vois un à un quitter leur champ, se rendre à la source la plus proche, où ils casseront la croûte ; le litre de vin du matin est bien loin ; les faneuses se joignent à eux, les conversations sont très animées.

Moi-même au sommet des champs fauchés, je conduis mon troupeau, après l’avoir mené à l’abreuvoir, à la couche de midi. Ma matinée n’est cependant pas terminée.

Ma mère, après avoir traité le plus gros du laitage, le beurre dans la baratte, avec encore le fouloir en bois, d’où il sortait cinq kilos de beurre jaune comme l’or, avait commencé à sortir le fumier des écuries. J’arrivais pour lui aider et pousser la brouette, ce travail était toujours effectué autant que possible avant le dîner de midi. La bouse la plus compacte sera déposée côtes de Rochers émergeant sur le col, pour éventuellement être malaxée à la main et déposée en galettes sur ceux-ci.

Le berger de Provence, ayant laissé en chômage ses moutons par les côtes au-dessous du Grand Cros, très souvent vient nous rejoindre à table ; il mange nos pommes de terre, nous ses conserves dont il est repu. Il prend place à l’âtre, sort son couteau, un Pradel à manche de corne de bœuf, coupant comme un rasoir. Il sort sa pierre à aiguiser qu’il a toujours dans sa besace. Quand il a mangé, il monte se reposer dans la grange à l’abri des mouches. Quand nous mangeons, où que nous soyons, les chiens sont toujours autour de nous, guettant une miette. Comme ils travaillent beaucoup, nous leur donnons une gamelle de soupe matin et soir avec des pommes de terre et du pain bis. Ce qu’ils préfèrent, bien sûr, quand il sont assez rusés pour l’avoir attrapée, une marmotte; alors là, ils aiment, et pourtant rien ne pue plus que ça.
Quand l’orage menace, après avoir pris notre frugal repas, je monte rejoindre le troupeau que je dois surveiller comme le chat veille le rat et guider avec mes deux chiens jusqu’au soir.

Aux environs de dix heures arrivait venant de la bergerie du Scella le gros troupeau de moutons mérinos conduit par le maître berger ou « Baile ». Après avoir sur la limite, tourné le troupeau vers les Rodos et Embrunes dans la direction du col de Grange Pellorce, Baptiste se rendait au chalet aidant à ma mère à battre le beurre; repartant avec une demi-plaquette de beurre. Il était très gentil et non regardant sur les limites que nous ne respections pas toujours.
Et pendant ce temps la noria des chevaux et mulets continuait leurs croisements, leurs allers et retours.

Arrivait à ce moment sur la rive gauche du torrent de la Sarenne un groupe de jeunes venant d’Huez, l’Alpe d’Huez, ayant emprunté la vallée du Gâ. Ce groupe joyeux était conduit par leur professeur, Allemand Martin de la Faculté de Lyon. Ils venaient coucher dans le foin, dans ce foin frais de l’année qui embaumait toute la maison, c’était de la sagne, mélangée de ciboulette. Ces jours-là, ma mère n’avait jamais assez de lait, de beurre, de caillé, de crème. Le soir, après la traite, tout un chacun voulait consommer son lait bourru. A la tombée de la nuit, ils nous charmaient par leurs chants. Leur grande passion -et curiosité- était d’assister, depuis le belvédère, au coucher du soleil sur le massif de la Meije. Beauté sublime.
Comme il fallait traire une quinzaine de vaches, on rentrait le bétail un peu avant la nuit. Ma mère trayait, j’étais à l’écrémeuse. J’entendais les faucheurs, ceux qui restaient dans le foin « enchapler leur daille » (battre la faux) qui pour le lendemain serait prête à l’ emploi : Les gros « pouéros » (chaudrons) de cuivre, lentement se remplissaient de lait écrémé. Pour les faucheurs, ma mère avait préparé une grosse marmite de soupe d’herbes, de pommes de terre au lait. C’était une coutume de servir gracieusement la soupe à ceux, quels qu’ils soient, qui couchaient dans la maison. Si nous sommes toujours peu aisés, ce n’ est certainement pas dû à cela.

Après avoir assisté aux chants de nos joyeux drilles avec bien du plaisir, les faucheurs se glissaient dans la grange, s’acagnardaient dans leur coin. A notre tour nous rentrions dans la maison avant de pénétrer dans nos lits-cages, on dit « boisés ». Ma mère récitait la prière du soir, debout, nu-pieds, sur le gradin d’accès au lit. Elle enchaînait d’autres Pater et Ave ainsi que les litanies. On ne participait plus du tout, dormant debout ; arrivait enfin le nom du Père et Amen. Au son régulier des sonnailles en cadence, notre sommeil était de plomb.
S’il existe après cette dure vie terrestre un repos pour nos âmes, ma mère, incontestablement, aura la première place. J’observe une minute de silence pour tous ces braves gars, durs au labeur, que nous avons côtoyés, qui nous ont conseillés, avec la sagesse, la patience, la croyance, le respect du prochain ainsi que l’hospitalité.
Je les salue, leur disant « à bientôt ».
Marcel Aubert décembre 1995

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