À la recherche des sentiers perdus

Cliquez-moiÀ LA RECHERCHE DES SENTIERS PERDUS
Un texte de Katell Chomard.
Article publié dans la revue « La Montagne et Alpinisme », 2001-2002, à partir d’un mémoire de DEA soutenu à l’Institut de géographie alpine de Grenoble en septembre 2000.

Introduction
Ne vous est-il jamais arrivé déambulant sur un sentier de montagne, de vous interroger sur son histoire ?
À partir d’une étude de cas dans la vallée du Vénéon, Katell Chomard a essayé de répondre à cette question et à quelques autres.
Sa conclusion : les sentiers naissent, meurent ou se transforment. Ils sont un élément méconnu, mais bien vivant de notre patrimoine montagnard.
Cheminer sur un sentier, quoi de plus naturel et, à première vue, de plus banal ?
Pourtant, nombre d’hommes l’ont fait avant nous. Ils ont construit, maintenu entretenu cet itinéraire en fonction de leurs activités et de leurs besoins. Un sentier a toujours une histoire, souvent riche et dense. La vallée du Vénéon offre ce propos un terrain d’étude privilégié.
Ses deux communes, Saint-Christophe-en-Oisans (avec son célèbre hameau de La Bérarde) et Venosc (dont dépend une partie de la station des Deux-Alpes) ont été peuplées depuis l’arrivé des Ligures au VI siècle avant J.-C.
Longtemps sociétés rurales, elles ont aussi été le théâtre de grandes conquêtes de l’alpinisme dont la mythique Meije.
Pendant des siècles, les hommes y ont vécu malgré des conditions d’existence difficiles. Malgré ce fort ancrage des traditions rurales, la vallée a subi au cours du XXe siècle des modifications radicales ans ses modes de vie. L’histoire des sentiers en est le reflet.
Le réseau de sentiers était très dense au cours des siècles passés. La population des deux communes a atteint jusqu’à cinq cents habitants, répartis en quinze hameaux sur Saint-Christophe-en-Oisans et vingt-trois sur Venosc.
L’habitat étant dispersé, les voies d’accès étaient nombreuses. Des chemins vicinaux reliaient les différents hameaux. D’autres chemins publics, ou chemins ruraux, de largeur moins importante servaient à accéder aux espaces cultivés ainsi qu’aux alpages et d’autres lieux. Un chemin n’était jamais lié à une activité spécifique, mais il était emprunté pour de multiples activités dont les deux principales étaient l’agriculture et le pastoralisme.

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Chemin du facteur de Villard-Reymond.

Une forte activité rurale
Tous les prés autour des villages étaient cultivés, les prairies étaient fauchées jusqu’au hameau du Carrelet à La Bérarde, au village de l’Alpe à Venosc.
Les chemins permettaient le transport les récoltes. Ce sont ces activités rurales, liées aux travaux des champs qui expliquent probablement l’importance au réseau de sentiers, quadrillant l’espace de façon à la fois transversal et ascensionnelle. À ces travaux de champs s’associait une autre fonction vitale : l’activité pastorale. Le mot Bérarde vient de « Bayle » ou berger et désigne un lieu de transhumance. Les grandes transhumances venaient auparavant du sud de la France vers le Vénéon en particulier dans les vallons du Chardon et des Étançons. Mais les neuf vallons étaient occupés par les bêtes, les transhumants s’ajoutant aux troupeaux locaux. L’amontagnage, c’est à dire le déplacement de la famille et des bêtes vers un habitat d’été en alpage étaient fréquentes. L’Alpe de Venosc était un village d’habitat d’été important, la Lavey l’a été également avant le XXe siècle, tout comme le Carrelet, la Gassaudière… L’espace était occupé au maximum, jusqu’à la limite des glaciers et même sur les falaises, qui semblent aujourd’hui inaccessibles. Les sentiers souvent doubles le long des torrents étaient utilisés pour faire monter et descendre les troupeaux, ainsi que pour le transport du sel.

Agriculture et pâturages vont décliner au cours du XXe siècle. Cinq mille des huit mille hectares d’alpages communaux sont encore mis en adjudication en Arles au début du siècle. Dès 1913, avec la création du parc national de La Bérarde des mesures de protection sont mises en place contre l’érosion provoquée par le surpâturage. À partir des années 20 les troupeaux de transhumants vont fortement diminuer, même si les habitants aux, maintiennent leurs pâturages.
D’autres activités rurales justifient l’utilisation intensive du réseau de sentiers l’affouage, la cueillette (comme celle du lis orangé et du chardon bleu, les premiers colporteurs fleuristes d’Oisans viennent de Venosc), la chasse et la pêche. La chasse au chamois, très pratiquée dans la vallée, ne se limitait pas aux seuls tracés de sentiers, mais les utilisait en pointillés afin de rejoindre les « coins de chasse ».
Le réseau de sentiers ascendants était également utilisé pour des pèlerinages.
Il y aurait eu une procession se rendant au Lac Noir par l’actuel chemin de la tête de la Toura. Mais le pèlerinage le plus fréquenté était celui de la Salette itinéraire alternant sentiers et passage e cols. Les cols les plus empruntés étaient ceux de la Muzelle (pour Venosc et de la Haute Pisse (pour Saint-Christophe). De façon générale, les cols étaient fréquemment utilisés pour passe ‘une vallée à l’autre. On passait régulièrement dans le Briançonnais par la Brèche de la Meije, en Vallouise par le col de la Temple et dans la vallée d’Entraigues par la Muzelle. Ces itinéraires témoignent de la mobilité extrême de ces sociétés. Aujourd’hui, la quasi-totalité de ces activités a disparu. Il reste la chasse, toujours pratiquée sur les territoires hors parc national des Écrins et quelques troupeaux de transhumant qui se rendent à la Lavey ou à la Muzelle. Il n’y a plus d’agriculture locale, ni pâturage de troupeaux locaux.
Tous les sentiers ne jouant pas également un rôle touristique ont disparu.

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Cheminée d’Auris

Les activités industrielles
D’autres activités d’appoint, de type industriel, se sont ajoutées aux pratiques rurales. Elles ont été nombreuses dans la vallée et elles ont eu une influence sur le développement du réseau de sentiers.
Ceux-ci ont rarement été créés pour accéder à des exploitations, mais ils ont parfois fait l’objet de changement de statut, par exemple en passant de rural à vicinal (entretien et largeur plus conséquente). À Venosc, on signale dès 1798, deux ardoisières exportant hors du canton. Les archives précisent quelques lieux ayant fait l’objet d’exploitation : « le Mas du Verney » qui pourrait s’être transformé en « Mauverney » sur la carte actuelle, la « Combe noire », sous Pied-Moutet (qui a fait l’objet d’une demande d’exploitation pour quarante ans le 27 août 1911). La plus importante carrière d’ardoise se situe au-dessus du lieu-dit « la Ponsonnière », là où se trouvait la cantine pour les ouvriers, hameau aujourd’hui à l’abandon. Les ardoises ont été descendues jusque dans les années 30 par le chemin vicinal n° 4 (de Venosc à l’Alpe) et les chemins ruraux adjacents.
Puis c’est le câble qui a pris le relais.
Vers 1925, les ardoisières employaient cent vingt-cinq ouvriers, pratiquement tous les hommes du pays et quelques étrangers. C’est une activité qui « a tenu le pays ». Les ardoises, et les sentiers utilisés pour leur transport font encore partie de la mémoire collective.
Il y aurait également eu des exploitations d’ardoises dans le vallon de Lanchâtra (commune de Saint-Christophe) si l’on en croit une « demande d’autorisation d’exploiter la carrière du massif des ardoisières de La draya, située au-dessous du chemin de la Coche. » (Délibération municipale de Venosc, 16 juin 1912.) Cette découverte de schistes aurait été antérieure aux exploitations importantes de Venosc. Ces ardoises auraient été utilisées sur Venosc et sur Saint-Christophe : le transport se faisait par les chemins vicinaux reliant Lanchâtra à Saint-Christophe ainsi que par le chemin de Lanchâtra à Venosc.
Le charbon était également produit sur Venosc, on en faisait des boulets pour le chauffage familial. Ce filon était exploitable à divers endroits. En 1861, les archives municipales attestent d’un gisement à la « Roche de Combe », sous Pied-Moutet. De même, à proximité du hameau du Ferraret se trouvait un gisement dont l’exploitation a dû être importante. Sans doute y a-t-il également eu des exploitations de charbon l’Alpe, comme en témoigne une demande de rectification de tracé du chemin présenté par l’Agent Voyer Cantonal, le 21 janvier 1902 : « La partie du chemin entre le hameau du Colle et celui de La Ponsonnière est très défectueuse sur une longueur de 360 m et comporte plusieurs lacets dangereux pour les piétons et les bêtes de somme.
Utilisé par les habitants de Venosc pour le transport des fourrages venant de pâturages et des prairies naturelles situées à l’Alpe de Venosc, également employé pour le transport du combustible que fournissent les charbonnières de l’Alpe. »
Les archives attestent de demandes d’exploitation du charbon dans le « mas d’Aiguille » (autorisation de fouille datée du 15 février 1912).
Les gisements les plus importants se trouvent à l’ouest de Venosc comme celui des Cristallières. Certains habitants de Venosc se souviennent d’y avoir travaillé. Le charbon était sous forme de poussière, et il était transporté par des hommes sur les sentiers avec des brouettes. On peut supposer que tous les sentiers sous Pied-Moutet, ainsi qu’eux en rive gauche du torrent de la Pisse (côté du Mas de l’Aiguille), ont servi au transport des combustibles. Il ensuite était assuré par câble jusqu’à la route de Bourg-d’Oisans.
Toutes ces activités ont aujourd’hui disparu.
Une seule activité, vieille maintenant d’un peu plus de cent ans, s’est maintenue, permettant la création ou l’entretien de certains sentiers en fond de vallée : l’alpinisme.

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Chemin forestier en direction du Puy, au dessus de Bourg-d’Oisans.

L’alpinisme et les sentiers
Le premier guide touristique connu est celui du docteur Roussillon, en 1854. (Guide du voyageur dans l’Oisans).
Celui-ci laisse entrevoir la possibilité d’une nouvelle utilisation de ces itinéraires pédestres, non plus dans un but utilitaire et local, mais touristique, même si on perçoit encore chez lui un mélange de crainte et d’attirance pour cet environnement montagnard rude et difficile d’accès. Quelques itinéraires sont conseillés, dont le sentier du Lauvitel praticable même par des chevaux. Puis la conquête alpine va s’accélérer : en 1862, l’anglais Tuckett traverse le col des Écrins, en 1864 Whymper gravit la brèche de la Meije. En 1877, la muraille sud de la Meije est gravie par Boileau de Castelnau et un guide-paysan de Saint-Christophe-en-Oisans, chasseur de chamois : Pierre Gaspard. L’événement a un grand retentissement. À la fin du XIXe siècle, six refuges ont déjà été construits et l’alpinisme présente un attrait de plus en plus considérable, d’autant plus que plusieurs sommets restent vierges. La plupart des itinéraires d’alpinisme reprennent les chemins pastoraux, se rapprochant parfois des passages de cols empruntés par la population locale. À la fin du XIXe siècle, un seul sentier à vocation touristique a été créé : c’est celui de la Tête de la Maye, tracé par le CAF en 1877.
Le XX’ siècle confirme et accélère cette tendance. L’ancien chemin vicinal n° 2, allant de Bourg d’Oisans à La Bérarde est transformé en route, achevée en 1927. Plusieurs autres sentiers vont être tracés par le CAF, la Société des Touristes du Dauphiné et les Eaux et Forêts. Ceux de la Pilatte, du Chardon et de Bonnepierre sont remis en état par la STD en 1909, celui du col de la Temple en 1912 et celui du col du Clot des Cavales en 1926, tous deux tracés par le CAF. La création de sentiers va s’accompagner de la construction de refuges au cours du XXe siècle. Par exemple en dessous de l’Aiguille Dibona, aucun sentier ne figure sur les cartes anciennes. Ces derniers n’avaient pas été répertoriés, car ils ont été tracés par les bêtes à force de passage. Ils seront repris lors de l’ouverture du refuge du Soreiller en 1951. À cette époque les Eaux et Forêts tracent trois sentiers au départ de la Lavey vers les lacs des Bêches, des Fétoules et des Sellettes. La création du parc national des Écrins en 1973 permettra également la création ou le maintien en état de certains sentiers. L’étude comparative de différentes cartes à différentes époques montre que seuls les sentiers justifiants d’une activité actuelle ont été maintenus en état. Dans la vallée du Vénéon, ce sont surtout les sentiers ascensionnels qui permettent de se rendre aux cols. Il y a eu un glissement du nombre de sentiers de l’entrée de la vallée vers le fond, où se concentrent les accès aux grands sommets. L’alpinisme apparaît ainsi comme la seule activité à avoir survécu aux reconversions de notre fin de siècle.
Environ les trois quarts des sentiers ont disparu sur Venosc, moins sur Saint-Christophe-en-Oisans. Cependant, les représentations cartographiques ne font pas état des sentiers en voie de disparition, encore présents sur les cartes, mais qui ont presque disparu sur le terrain. C’est le cas, pour Saint-Christophe-en-Oisans, de la plupart des sentiers autour de la Lavey.

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Chemien vers la source de la Romanche, Villar-d’Arène.

Le sentier aux visages multiples, un élément entretenu.
Le sentier et donc un objet à vocation multiples, support d’activité très diverse. Les deux schémas ci-contre soulignent cette multiplicité associée à un linéaire, au niveau du hameau du Puy et de celui de Lanchâtra.
Le sentier apparaît ainsi comme une des conditions préalables à la vie sociale et économique. C’est pourquoi il demande un entretien constant, de la part de la collectivité.
L’entretien a longtemps fait l’objet de corvées collectives. Devant résister au transport de matériaux lourds ainsi qu’aux passages de troupeaux, ils faisaient souvent l’objet d’aménagement conséquent. Il est très courant dans la vallée de trouver des sentiers pavés, dallés, avec des murets.
La relation entre sentier et habitants était très forte presque physique. Ces derniers avaient parfaitement conscience du rôle essentiel que jouait le réseau des entiers au sein de leurs communautés. On ne citera que ce propos tenu par un habitant de Saint-Christophe en 2000 : « Quand on était après les travaux des champs et qu’on nous demandait d’aller travailler sur un chemin ou sur une route pour le déneigement, y avait pas la mécanique d’aujourd’hui, c’était toutes les traces de l’homme. Éreinté de travaux des champs, on y allait quand même, parce
que le paysan, il travaillait dur. » Peu à peu ces corvées obligatoires sont devenues des tâches rémunérées par la mairie.
Progressivement, le CAF, la STD puis le Parc National des Écrins ont passé des conventions avec des guides et des habitants pour l’entretien des entiers.
Aujourd’hui, les sentiers entretenus ont choisi en fonction des objectifs de développement touristique ainsi que des mesures de protection liées à la présence du Parc National des Écrins.

Le sentier, une réalité complexe et vivante Le rôle et le statut d’un sentier changent en fonction de la culture économique de l’époque. Très liés à une économie agropastorale caractérisée par une forte mobilité, les sentiers se sont progressivement spécialisés dans une activité touristique.
La notion de temps est très importante à prendre en compte lorsqu’on parle de sentier. Nous n’avons plus la même relation au temps qu’au début du siècle.
Le sentier n’est plus adapté à notre « vie active ». Non que la vie des anciens l’ait moins été. Mais ils avaient fait du temps un partenaire alors qu’il est devenu, pour nous, un adversaire. Il paraissait auparavant normal de marcher une dizaine d’heures pour franchir un col afin de se rendre dans la vallée adjacente.
Selon le docteur Roussillon, il fallait huit heures à la fin du XIXe siècle pour se rendre, par le chemin de fond de vallée, de Bourg-d’Oisans à La Bérarde.
Avec la route et la voilure, il faut maintenant trois quarts d’heure.
Le temps s’est accéléré, les activités économiques ont changé et la disparition de nombreux sentier en est la conséquence directe. Mais parcourir ceux qui ont traversé le siècle à la résonance du passé et l’épaisseur de l’histoire.
Empruntons-les, écoutons-les, ils sont une mémoire de cette montagne que nous aimons.

Fin.
Katell Chomard

Photo d’illustration en tête de page : Le chemin du Facteur de Villard Reymond.

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