Julienne Girard, première femme guide

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Village d’Oulles, haut perché en Oisans, village de Julienne Girard, la première femme guide.

JULIENNE GIRARD, LA PREMIÈRE FEMME GUIDE
dans la rubrique : CES FRANÇAISES ÉTONNENT LES FRANÇAIS

Nota : Je remercie Gérard, qui m’a transmis ce document.
Article écrit par Fred LOMONT, publié dans France-Soir en 1950, ce reportage a sans doute mal vieilli, il s’inscrit dans le ton de l’époque. Il jette cependant une lumière sur une personnalité peu connue de l’Oisans (sauf pour les Oissieux, naturellement), Julienne Girard, première et, durant de nombreuses années, seule femme guide brevetée en France. Julienne a vécu à Oulles ; sa maison aux murs bleus au portail originalement décoré semblait sortie d’un conte de fées. Sa vie de femme guide sera marquée par ses aventures en montagne, et ses nombreux sauvetages, souvent accompagnée de ses chiens. Roger Canac consacrera un bel article, empreint de poésie, à cette personnalité marquante quand ses pas quittèrent définitivement les sentiers terrestres des montagnes d’Oisans. 

Source Retronews : Quotidien France-soir, édition du 23 décembre 1950

Un reportage de Fred LOMONT

« J’EN AI REFUSÉ, DES HOMMES ! »
ME DIT L’UNIQUE FEMME DE FRANCE GUIDE DE MONTAGNE BREVETÉE

« En ascension, je suis tranquille, mon piolet est béni… Je n’ai eu peur qu’une fois, pendant la guerre, devant quatre maquisards exécutés qui me regardaient de leurs yeux fixes. »

Parmi les destins féminins les plus singuliers que Fred Lomont a découverts à travers la France, il en est d’exceptionnellement brillants, il en est d’exceptionnellement humbles. Celui qu’il vous présente aujourd’hui est celui d’une campagnarde appelée par son instinct à braver la montagne. Dans ses précédents articles, Fred Lomont a parlé de la « Conchita Cintron » française, qui vit dans le désert de La Crau, et d’Yvonne Lagoutte, inspecteur principal des Postes. (Voir France-Soir depuis le 21 décembre.)

POUR LA PATRIE — PAR LA MONTAGNE

JULIENNE GIRARD
Porteur breveté du Club Alpin Français
Guide de montagne
Première femme de France porteur-guide
Membre du sauvetage en montagne

… C’est ainsi qu’est rédigée la carte de visite de Julienne-Céphise Girard qui mesure 1 m. 52 et pèse 49 kilos. C’est l’unique femme guide de montagne professionnelle de France. Son brevet stipule qu’elle est en mesure de porter 18 kilos de charge en chemin ordinaire et 12 kilos en escalade ; apparemment, sa constitution ne paraît pas particulièrement robuste ; pourtant, elle est d’une vigueur peu commune.

Le jour où je vis Julienne Girard, la pluie tombait en flèches serrées sur les sommets qui encagent Bourg-d’Oisans. Je ne l’ai pas trouvée en train de faire une périlleuse ascension, mais dans une usine de tissage où elle travaille l’hiver en compagnie de deux cents autres montagnardes en qualité de caneteuse (9 heures par jour, 59 fr. 50 de l’heure).

Cette campagnarde trapue à la chevelure plate et noire, aux yeux marron, aux joues tannées, me déclare qu’elle a un peu plus de trente ans. Mais son visage accuse sensiblement plus qu’elle n’avoue… et ce soupçon de coquetterie surprend chez cette femme, qui semblerait, à première vue, n’en devoir montrer aucune. Bien au contraire. Car chaque fois que je lui ai parlé de sa vie sentimentale, chaque fois que je lui ai demandé si elle ne comptait pas se marier, je l’ai vue, timide et obstinée, comme les chèvres de ses montagnes natales, me dire, en dodelinant de la tête :
— On verra bien… plus tard !…

« Vous me parlez de mariage… »

Elle se départit pourtant de cette réserve quelque peu farouche pour me dire :
— Vous me parlez de mariage… Les occasions ne m’ont pas manqué. J’ai refusé des hommes ! Tenez… entre autres, un cultivateur propriétaire de Grenoble, trois fois millionnaire ! Et puis aussi un noble ! Oui, monsieur ! Celui-là était de Marseille. Je me souviens qu’après la mort de ma mère, on me demanda en mariage cinq fois au cours d’une seule semaine. Pourquoi je ne veux pas me marier ?

Un temps, le regard de Céphise cherche un lointain point d’appui, elle rougit, et la même réponse revient comme une antienne :
— On verra plus tard…

Née à Oulles-en-Oisans, commune oubliée de Dieu et des hommes, Julienne-Céphise Girard mena pâtre, jusqu’à l’âge de 15 ans, les chèvres de son père. Seul un chemin muletier de 70 centimètres de large relie à la route d’Entraigues et au monde extérieur les maigres terres rocailleuses que les soixante habitants de Oulles cultivent au prix de difficultés inimaginables, à 1 350 mètres d’altitude.
La montagne n’a jamais cessé de constituer l’horizon de Julienne Girard. Pour ses rêves d’enfant, tous ses songes de jeune fille se sont étroitement inscrits dans le cadre des cimes ; on dirait qu’elle a été tout naturellement envoûtée, dominée et finalement consacrée par les Alpes.

« Comment voulez-vous que j’aie le temps d’être amoureuse ! »

À la mort de son père, survenue il y a une vingtaine d’années, elle connaissait si bien la montagne et particulièrement le « Taillefer » que la carrière de guide ne pouvait être que l’aboutissement logique de sa prédestination. Elle possède ses brevets depuis 18 ans. Et c’est avec une sorte de passion farouche dans la voix qu’elle me dit :
— Comment voulez-vous, monsieur, que j’aie eu le temps d’être amoureuse ? Est-ce important quand il y a tout ça ?…
« Tout ça », ce sont les montagnes qui nous cernent et que nous pouvons apercevoir, âpres et menaçantes, sous le sombre ciel d’hiver, par les fenêtres de la cantine de l’usine où nous nous sommes installés pour bavarder.
— Bien sûr, le métier de guide n’est pas suffisant pour m’assurer mon entretien. En saison, avec les excursions et les gens qui viennent me chercher de partout, je n’ai pas à me plaindre. Là, je suis heureuse. Des souliers épais, un pantalon de gros drap, un chandail et, avec toute l’équipe d’excursionnistes que je guide, le roi n’est pas mon cousin !

» À ce moment-là, vraiment, monsieur, je me sens vivre pleinement. Hélas ! ça ne dure pas toute l’année. Il me faut trouver l’appoint, comme on dit…

» Pendant des années, j’ai été agent-placeuse pour les machines à coudre d’une fabrique universellement connue. Comment ? À pied, bien sûr ! Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Je voyageais à travers tout l’Oisans. D’Uriage au col du Lautaret avec la machine portative électrique sur le dos. Ça vous étonne ? En dépit de ma petite taille, j’ai souvent parié de porter, sur de courtes distances, des poids de 50 kilos et j’ai toujours gagné mes paris. Il ne faut pas oublier que tous les habitants de chez nous sont obligés, comme moi, de descendre leur récolte à dos d’homme, s’ils veulent la vendre. Il est impossible de faire autrement.

» Hélas, les affaires, maintenant, sont mauvaises. C’est pourquoi il a fallu que j’abandonne cette représentation et que j’entre comme ouvrière à l’usine. Enfin, je n’ai pas trop à me plaindre. Le samedi matin, je remonte chez moi à Oulles, d’où je ne reviens que le lundi. Trois heures pour monter, deux heures pour redescendre. Ce n’est pas grand-chose.

Ce que je fais chez moi ? Mais je cultive la terre. Le samedi et le dimanche, je travaille 16 heures pour faire venir les quelques pommes de terre et le peu de seigle, de blé et de froment que la montagne veut bien nous donner. Et en hiver, il faut bien dégager de la neige le prunier ou le pommier que les avalanches déracinent périodiquement dans mon jardin. Il y a bien longtemps, ma mère et moi avions une maison, mais elle a été détruite par le feu en 1935. J’ai failli moi-même périr en essayant de sauver ce qui pouvait l’être. Alors, nous sommes allés habiter à la cure. On y est toujours resté, ma mère jusqu’à sa mort, et moi maintenant encore. Pourquoi ? Eh… parce que la compagnie d’assurances n’a jamais pu nous payer. Elle fit justement faillite cette année-là !

« Vous dites que ma vie n’est pas facile ? Je ne m’en aperçois pas, moi. »

Julienne Girard en tenue hivernale : elle abandonne alors le piolet pour l’usine de tissage.

— Je ne suis pas malheureuse, j’ai le temps de coudre. Oh ! oui. J’aime bien cela. Je fais mes robes toute seule. Si j’aime lire ? Bien entendu. Tenez, je suis abonnée au « Pèlerin », à « La Croix », à la « Revue du Rosaire… »

« Une fois j’ai failli mourir… »

Je n’ai pas de peine à discerner dans l’énoncé de ces abonnements la marque d’une tendance nettement religieuse. Comme je demande à la femme-guide si elle a déjà eu des accidents :
— Non, je n’ai jamais eu d’accident. Mais une fois, j’ai failli mourir. Un jour, en voulant cueillir ces fleurs de génépi dont on fait l’eau-de-vie que vous avez bue tout à l’heure, je suis descendue dans un ravin et, tout à coup, le roc s’est dérobé sous mes pieds… Je suis restée suspendue à mon piolet. Je ne sais pas comment je réussis à me tirer de ce mauvais pas et à me retrouver en haut de la falaise. À quoi j’attribue mon sauvetage ? Quelle question ! Mais voyons, mon piolet était béni.

» Je n’ai eu vraiment peur qu’une fois, une nuit, pendant l’occupation. Je servais à ce moment-là d’agent de liaison entre les groupes du maquis réfugiés dans la montagne au Porcelet et au Grand-Galbert. Une nuit, alors que je me trouvais en chemin, les Allemands me prirent en chasse et firent feu sur moi une douzaine de fois. Par chance, mon chien, un berger allemand, les sentait de loin et se couchait chaque fois que les Allemands étaient très près de nous. Les balles sifflaient au-dessus de nos têtes. La nuit fut épouvantable. Quand, enfin, toute chargée du ravitaillement des maquisards, j’arrivai à leur cache, il n’y avait plus que quatre morts étendus sur le sol. De leurs yeux grands ouverts, ils semblaient m’avertir du danger qu’il y avait à les approcher de trop près. Je suis partie, terrifiée…

Julienne Girard me parle encore longuement. Elle me dit, enfin, du complet isolement de son beau pays d’Oulles.
— Si on avait une route, ce serait mieux forcément (Julienne Girard est conseillère municipale…). Et si on avait aussi l’électricité — que l’on nous a promise depuis longtemps —, les jeunes gens ne partiraient pas pour être bergers dans le Midi. Si ça continue, il n’y aura bientôt plus personne chez nous…

DEMAIN…
La femme-lama

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