Légende du Saut du Moine

Dantan_Phrosine_MelidoreLA LÉGENDE DU SAUT DU MOINE
Il y a bientôt un an, l’association Freneytique publiait son quatrième livre sous le titre :
Légendes Choisies du Pays d’Oisans, regroupant 30 légendes uissanes traditionnelles et contemporaines retranscrites dans leur version originale et intégrale. Dans le cadre de cette publication, certains textes, trop long, trop proche d’un autre texte déjà sélectionné, ou dont l’action ne se situaient pas directement dans l’Oisans, mais plutôt à sa frontière, n’ont pas été retenus. Je vous propose de découvrir ces textes, dignes d’intérêts dans une nouvelle série d’articles…  

Illustration : Phrosine et Mélidore, de Edouard Dantan
Musée des beaux-arts, Bordeaux
Texte Source : Vizille et ses environs – Description pittoresque
Par Auguste Bourne – 1860

Sur les confins de Champagnier et de Jarrie, on voyait à cette époque une chaumière isolée habitée par un vieillard et sa fille; Pierre Trahan s’était marié à vingt ans ; après son mariage, il avait été contraint de suivre à l’armée le Dauphin, laissant sa femme avec une fille, premier et dernier fruit de leur union. À son retour, dix ans après, il ne trouva plus sa compagne ; ses champs étaient incultes, ses écuries désertes, son foyer abandonné ; sa petite fille Marie s’était réfugiée après la mort de sa mère chez une de ses parentes ; Pierre Trahan rentra sous le toit paternel, établit son domaine, éleva sa fille qui se mit bientôt à la tête du ménage, tout prospérait autour d’eux. Marie atteignait sa seizième année ; douce, pieuse, vouée dès l’enfance au culte de l’auguste Mère du Christ, dont elle portait le nom, elle était la joie de son père, l’exemple des autres jeunes filles, l’édification de tous ; jamais une mauvaise pensée n’était entrée dans son jeune cœur ; à toutes les qualités de l’âme, Marie joignait une beauté des plus remarquables.

Fille d’un militaire qui avait eu un grade dans la compagnie des hommes d’armes du Dauphin, Marie était toujours vêtue simplement, mais avec une sorte de recherche qui annonçait, sinon le rang distingué, du moins l’aisance de sa famille.  Les habitants du pays l’appelaient la demoiselle ; aucun jeune homme n’avait osé lui parler d’amour, on connaissait sa sévérité, on redoutait aussi le vieux soldat.

La jeune fille fréquentait la seule église du pays, desservie par les religieux, qui, au moment des offices, étaient placés dans le sanctuaire, séparés du public par un grillage.

Les religieux, bien que non cloîtrés, ne sortaient que pour les besoins de la maison ou pour se rendre à Grenoble célébrer les saints mystères dans la chapelle du château ; leur promenade se faisait en l’enclos ; ils n’avaient d’autres communications avec les habitants que celles nécessitées par leurs fonctions sacerdotales ; les novices, jusqu’à leur admission dans les ordres, n’avaient à s’occuper que de leur instruction et de la prière.

Jehan Godemard était placé dans le chœur, près de la grille qui le cachait au public, tandis que lui plus rapproché de cette grille pouvait observer ce qui se passait dans l’intérieur de l’église ; un jour il aperçut Marie au pied de l’autel de la Vierge.

Sa tête de madone, gracieusement penchée vers les marches de l’autel, ses cheveux blonds tombant en masses opulentes  le long d’une figure aux traits fins et délicats, son front aux lignes pures et harmonieuses, sa taille souple et bien prise firent sur Jehan la plus vive impression ; son cœur blessé garda sa ravissante image, il n’eut plus la force de continuer ses prières, et l’esprit du démon s’empara de cette âme incertaine et irrésolue.

Dès cet instant, Jehan ne rêva plus qu’au moyen de voir Marie, de parvenir jusqu’à elle.  Sortir après l’office de nuit en corrompant un des domestiques du couvent, se procurer des habits séculiers, n’était pas chose difficile ; mais arriver à avoir accès dans la maison où habitait la jeune fille offrait plus d’obstacles.

Voici comment il s’y prit.

Chaque samedi, Pierre Trahan se rendait avec sa fille chez la parente qui en avait pris soin pendant son absence ; dame Marigot réunissant ses voisins et ses amis à la veillée du samedi pendant l’automne et les longues soirées d’hiver, on s’y occupait de la mondée (c’est-à-dire du travail de casser les noix et de séparer les noyaux de la coque), du tillage du lin et du chanvre, ou bien de la mouture du grain ; il n’existait pas à cette époque un grand nombre de moulins mus par l’eau, chaque habitant avait à sa porte une pierre en forme de mortier dans lequel on mettait le blé pour triturer et le convertir en farine ; on trouve encore quelques-unes de ces pierres devant d’anciennes maisons ; pendant les veillées d’hiver, les femmes et les filles filaient en chantant des noëls, les jeunes gens les accompagnaient en répétant les versets.

Un soir, Pierre Trahan et Marie sont accostés par un jeune homme inconnu, la conversation s’engage avec Pierre ; Jehan se dit employé dans la maison du Dauphin ; renvoyé pour une faute légère ; son air franc et ouvert, sa figure agréable, sa parole douce et persuasive intéressent en sa faveur, on l’accueille, on lui offre de le conduire à la veillée, il accepte ; présenté par Pierre Trahan, il est bien venu pour tous, il raconte avec aisance une histoire arrangée avec adresse, ou il parle de ses parents, de ses premières années, de son entrée au service du prince, des motifs qui l’on fait renvoyer ; tous les assistants l’écoutent avec bienveillance et s’apitoient sur ses mésaventures ; la veuve Marigot l’engage à accepter chez elle un gite pour la nuit ; il refuse, on insiste, enfin il se rend à cette invitation ; le lendemain, avant le jour, il était rentré dans son couvent.

Deux jours après, à la même heure, il se présente chez Pierre Trahan, il le remercie de sa bonne réception, et lui apprend que, grâce à quelques recommandations influentes, il rentre dans la maison du Dauphin ; que cependant il est envoyé au château de Vizille, résidence d’été, de ces princes.

Jehan sollicite l’autorisation de venir quelquefois les visiter, on la lui accorde.

Marie, simple et naïve, dans toute la candeur de son âme, n’avait pas été insensible à la bonne mine du jeune cavalier et elle n’avait pas cru à mal en lui faisant bon accueil ; il sut aussi gagner les bonnes grâces du père.

Ne voulant, ou pour mieux dire ne pouvant pas épouser Marie, Jehan ne cherchait qu’à la tromper et à la séduire ; mais si un amour sincère avait germé dans le cœur de la jeune fille, si elle n’avait pas été insensible aux charmes du langage nouveau pour elle, le souvenir de sa mère, sa foi vive en sa patronne, dont elle gardait toujours sur elle l’image, protectrice, la prudence de son père devait la garantir des pièges tendus à son inexpérience.

Cependant, Marie aimait Jehan, son âme éprouvait ces craintes vagues, ces espérances ; d’un cœur naïf et pur mêlé d’amoureuses pensées ; souvent pendant le jour elle errait seule dans la campagne, autour de sa chaumière, rêveuse, elle s’arrêtait de moment en moment pour cueillir des fleurs qu’elle effeuillait avec une inquiète attention.

Un vif incarnat se répandait sur ses joues quand le résultat de cette innocente superstition paraissait s’accorder avec ses secrets désirs, elle s’arrêtait alors en rangeant avec émotion ses longs cheveux blonds, que la brise du soir jetait sur son front et qui sortaient en boucles nombreuses de dessous son chaperon.

Il m’aime !… il ne m’aime pas !… il m’aime !… il reste encore une feuille, mais si petite… elle ne doit pas compter !… non, l’épreuve n’est pas la bonne, il faut recommencer… belle marguerite, si tu me dis la vérité, je te placerai sur mon cœur, à côté de son souvenir. Belle marguerite, quand le soleil desséchera le gazon où tu fleuris, je viendrais l’arroser avec l’eau la plus fraîche de nos coteaux…

C’est ainsi qu’un soir, à la tombée de la nuit, Marie pensive interrogeait le destin.

En terminant son intéressant monologue, elle s’arrêta, et s’asseyant sur le pan de la muraille renversée au pied d’un vieux saule, elle se mit à compter les pétales d’une nouvelle fleur.

Le jeune homme, qui l’écoutait, s’appuya un moment sur le même fragment de ruines, mais il ne crut pas devoir laisser achever l’expérience importante dont il était l’objet.

« Cela n’est pas bien, Marie, cela n’est pas bien ; vous ne devez point douter de moi et confier ainsi vos espérances aux chances d’un destin trompeur ; je vous aime, je ne veux vivre que pour vous, vous consacrer mon existence ; mon intention serait de vous demander à votre père, mais des obstacles, des raisons de famille s’opposent momentanément à l’exécution de mes projets ; l’attente ne sera pas longue. »

La jeune fille ne répondit rien ; Jehan avait surpris son secret, elle lui tendit la main, et elle se retira heureuse et satisfaite, en lui disant : Au revoir !

Pierre Trahan cependant, avait saisi la cause des préoccupations de sa fille ; un soir il prit à part Jehan, lui demanda où il voulait en venir ; il ajouta que s’il désirait épouser Marie, et entrer en ménage, il devait s’expliquer ou bien cesser ses visites. Jehan promit tout ce qu’on lui demandait.

Le 15 août, c’était grande fête au village, la fête de l’Assomption de la Sainte Vierge ; depuis huit jours, les jeunes filles, selon l’usage, préparaient des guirlandes de feuillages pour parer le devant de chaque maison du hameau, tressaient des couronnes de fleurs pour orner la statue de la Vierge. Une procession solennelle devait sortir de l’église et tous les religieux du couvent y assister.

Jehan, le novice, craignant d’être reconnu, avait trouvé un prétexte pour en être dispensé ; il était resté dans le sanctuaire. Marie, de son côté, se croyant dans son esprit craintif et timoré, quelque peu coupable, à raison des pensées d’amour qu’elle ne pouvait éloigner de son cœur et qui la poursuivaient sans cesse, se reprochant les sentiments qui la maîtrisaient, était arrivée, après la sortie de la procession, et était tombée à genoux sur les marches de l’autel de la Vierge, en implorant son appui et son soutien ; en ce moment, Jehan, sans l’apercevoir, sort du sanctuaire par la porte donnant sur la nef, mais lève la tête et reconnaît dans cet abbé, revêtu des habits religieux, celui qui s’était présenté à elle comme un époux !

Elle se lève effrayée, pousse un cri et prend la fuite…

Jehan hors de lui, exaspéré, se met à sa poursuite ; personne ne se rencontre sur leur passage, car la procession s’est dirigée du côté d’Échirolles ; Marie court, de toute la force que lui donnaient l’effroi et la douleur, vers le promontoire qui domine le Drac ! Jehan est sur le point de l’atteindre, elle va peut-être être exposée aux derniers outrages ! Elle n’hésite pas, éperdue, elle se lance dans l’espace ! Jehan tend les bras pour la retenir, elle lui échappe et le mouvement d’impulsion l’entraîne lui-même dans les flots !…

Les jeunes gens passant sur la colline au-dessus, témoins de cet événement, le racontent aux habitants accourus à leurs cris et ils ajoutent qu’au moment où la fille de Pierre Trahan s’était précipitée du haut du rocher, ils avaient cru voir un nuage lumineux s’élever de la surface des eaux, envelopper son corps et remonter vers les cieux ; que quant au novice, il avait paru deux fois, la face grimaçante, les yeux lançant des flammes, retenu à la surface par la robe, et qu’ensuite l’abîme s’était refermé sur lui.

Pendant plusieurs années, un vieillard, le visage tourner vers le midi, venait chaque matin se mettre au pied d’un arbre sur le bord du rocher ; on lui adressait la parole, il levait la tête et montrait le ciel ! un jour on le trouva à la même place, on lui  parla, il ne fit aucun mouvement ; il avait cessé de vivre !

Ce rocher connu depuis sous le nom de Saut-du-Moine. Aux veillées d’hiver, les habitants du pays racontent l’histoire du moine et de la jeune fille ; c’est ainsi qu’elle est arrivée jusqu’à nous.

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