LE CALENDRIER MONTAGNARD
Critique de la Thèse d’André Allix suivie d’un calendrier montagnard.
Archives GLAUDAS
Petit Dauphinois du lundi 23 décembre 1929
Un pays âpre, une race forte : c’est l’Oisans
L’Histoire ? Peuh ! C’est du passé, la science du passé. Cadavre momifié ou non, dynasties aboli, monstres qui ont rejoint leur victime à six pieds sous terre, héros poussiéreux, les enchantements de l’art ne vont pas jusqu’à leur redonner la vie.
Mais la géographie, quelle science passionnante ! Et puis actuelle, ce qui est pour un journaliste un sérieux critère.
Un géographe, du moins quand il se réclame de l’école de géographie vivante dont Raoul Blanchard est le chef incontesté, n’est pas un savant de cabinet, un érudit moisi et égrotant. Il court les campagnes, parfois même les continents, l’altimètre et le Kodak en bandoulière et peut-être, qui sait, la gourde pleine.
Il scrute les vieilles chartes et les pierres moussues. D’accord. Mais il tire ses oracles du silence de la terre et du bruit des eaux, il consulte le laboureur, le pâtre, l’innocent du village, l’octogénaire, le curé et l’instituteur. On le surprend parfois sous une tonnelle rustique, buvant avec un roulier disert ou maquignon jovial.
La géographie est donc devenue une science de plein air. On s’en aperçoit des les premières pages de l’ouvrage de notre éminent collaborateur, M. André Allix, directeur de l’institut des études rhodaniennes de Lyon, vient de consacrer à l’Oisans.
Ce beau livre, à l’échelle de la sauvage grandeur et de la beauté altière du pays qui l’a inspiré, à recueilli les suffrages de tout un aréopage de professeurs et de spécialistes. Mieux encore : demain, plus d’un lecteur que n’avaient pas encore tentés la muse géographie ni l’Oisans, découvriront avec un intérêt surpris les grâces nouvelles de l’une, et l’antique noblesse de l’autre.
M. André Allix a fait de son livre la part belle à l’homme, l’intérêt du récit s’en trouve réchauffé et comme humanisé. À partager pendant des centaines de pages l’attention de l’auteur qu’on sent parfois émue, sa curiosité qu’on sait toujours passionnée, le lecteur se sent pris lui aussi d’une vive amitié pour le véritable héros de ce livre : Le montagnard de l’Oisans. Encerclé par la neige, le froid et la solitude, hanté parfois par la menace de la disette ou de la « mort blanche » l’homme, sous le regard pétrifié des monts, entame avec les forces hostiles de la nature une lutte pas aussi inégale qu’on le croirait tant ses vertus ancestrales lui font un grandiose piédestal.
Et le dernier feuillet tourné, c’est tout naturellement que le lecteur applique au fils de l’Oisans, la phrase historique que l’héroïsme des chasseurs d’Afrique arracha jadis sur le plateau d’Isly au vieux Guillaume : « Oh ! Les braves gens. »
Le Calendrier Montagnard.
La citation ci-joint donnera mieux qu’une plus longue glose une idée de l’intérêt qui émane de ce beau livre. Voici donc le calendrier montagnard pour les mois d’hiver :
Dans chaque maison du 15 octobre à Pâque, le foyer ne s’éteint pas. On accomplit comme partout ailleurs les tâches d’entretien que les labeurs de l’été avaient rendues impossibles. Sitôt le bétail enfermé, chacun tond ses moutons, et donne aux femmes la laine qu’elles filent et tricotent sur place, en suint, sans même la laver. On porte aux bêtes, on cuit la pâtée du cochon on soigne les animaux dans la tiédeur et la pénombre des étables ; on achève de battre les derniers grains et de trier les futures semences. On répare outils et voiture, on entretient le matériel, on le confectionne parfois. Dès qu’on peut mettre le nez dehors on fait quelques charges de bois, on monte chercher aux fenils des charges de fourrage que la pente et la neige se chargeront de conduire jusqu’en bas ; parfois, aux jours de soleil, on y va en troupes, c’est une fête. De temps en temps, quand l’avalanche ne menace pas, une personne descend au Bourg-d’Oisans pour remonter des provisions.
On se couche au crépuscule, on se lève bien après l’aube tardive, quand l’appel du bétail vous réclame, on cherche des occupations. Le problème des industries d’hiver se pose ici comme dans bien des montagnes ; mais il reçoit des solutions plus grossières. Chaque village, isolé dans son hivernage prolongé, suffit à ses propres besoins. Il trouve, parmi ses habitations, son tailleur et sa coutumière, comme son cordonnier, son charpentier, son maçon, son couvreur, son menuisier faiseur de meubles. On habite trop loin pour d’autres entreprises, et jusqu’ici les occasions ont manqué.
Quand il existe une fruitière plus ou moins industrielle, ou plus modestement un fruitier de campagne dans une maison de paysan, on lui porte le lait chaque matin ; avec le mouvement engourdi des enfants autour de l’école, c’est la seule animation à heures fixes des villages hivernaux.
Rien de tout cela ne suffit à absorber tout le temps disponible pour toute la main-d’œuvre familiale. On s’ingénie à trouver l’occupation pour tuer les heures des journées courtes et cependant trop longues. La veillée aux longues histoires, qui groupe les familles en épargnant la lumière, survie encore dans les hameaux ou l’ampoule électrique n’a pas encore chassé les ombres ; mais pas de noix à émonder, pas de châtaigne à rôtir, plus de chanvre à teiller, rien de ce qui occupe encore les mains dans les vielles maisons vizilloises. Alors, on se jette parfois avec ardeur sur la pâture intellectuelle. Le journal est très lu, l’école (vide après Pâques) est régulièrement fréquentée. Le canton du Bourg-d’Oisans est le moins illettré du département de l’Isère. Dans ce pays dont les formes d’économie gardent, souvent par nécessité, un si persistant archaïsme, l’intellectuel est parfois surpris de trouver à qui causer. Cela ne date pas d’hier ; dès le Moyen Âge, on a fait ici nombre de fondations d’écoles. Des documents curieux sur l’instruction paysanne se trouvent dans les visites pastorales des XVIIe et XVIIIe siècles, dans les descriptions communales de l’époque révolutionnaire, dans les récits anciens de voyageurs. L’Oisans, avant la loi Guizot de 1833, répandait au dehors des instituteurs nomades. Un guide célèbre de la Bérarde, aujourd’hui défunt, a gagné des palmes académiques en faisant pendant de longues années une classe bénévole aux enfants enfermés par la neige. On lit beaucoup ; bien des paysans possèdent une petite bibliothèque, ou le classique cahier de chansons et plus ou moins dédaigné, où d’anciens manuels Roret se rencontrent avec le plus modères ouvrages d’agriculture, des brochures d’histoire locale (parfois écrite par le campagnard lui-même), dès tirages à part de revue de tourisme ou de géographie, des livraisons de Victor Hugo et des classiques dépareillés, souvenirs de distributions de prix noircis par un long usage.
Plus d’un paysan de l’Oisans savant autrefois les langues orientales ; plus d’un peut aujourd’hui donner la réplique en anglais. Un beau livre vous dis-je, qui fait honneur à celui qui l’a écrit comme au pays qui l’a inspiré.
Jean Perquelin.
Thèse d’André Allix en ligne : Oisans, Étude géographique