Père Jean de Roodenbeke

PÈRE JEAN DE ROODENBEKE

Toc, toc, toc…
La porte s’ouvre, ma mère n’a pas le temps de dire « entrez », une grosse tête rougeaude pénètre dans la maison. « Jacqueline, dis-moi, est-ce que tu aurais deux ou trois patates et un bout de cochon, pour moi, ce soir ? » 
« Bien sûr Père, je vous dresse une assiette. À tout à l’heure. »

Le rituel et les mots étaient presque toujours les mêmes. Ça se passait généralement les samedis ou les dimanches, jours où le Père de Roodenbeke s’invitait à dîner à la maison.

Quand le père s’invitait, cela ne changeait rien à nos habitudes. Ma mère préparait le repas et le Père arrivait vers 20 h, parfois avec une bouteille de rouge et s’installait à une chaise qui le plaçait en bout de table, place qu’il avait choisie lui-même, le jour de sa première venue, sans que l’on ait eu notre mot à dire.

 Il s’installait et le repas pouvait commencer. Il mangeait avec un bon appétit, parlait de choses et d’autres avec mes parents, remplissait son verre ou le faisait remplir par un geste de l’index  et un haussement des sourcils à l’attention de mon père. Il demandait parfois quelques menus services.
Il choisissait aussi le programme TV, choix non discutable. C’était comme ça.
À la fin du repas, un peu plus long qu’à l’accoutumée, mais guère plus, il ne s’éternisait pas, partait comme il était venu, sortait de table et quittait la maison. Puis il remontait la rue en levant sa canne vers le ciel pour nous saluer.
Rien d’extraordinaire, le Père s’invitait dans d’autres maisons. Pour beaucoup, c’était un peu un membre de la famille.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu le père avec sa canne dans les rues de Venosc.
Bien qu’il m’ait baptisé, mon premier souvenir du Père remonte à l’âge de 10 ans.
Mon père est un enfant du pays. Mais la vie, comme pour temps d’autres, l’a expatrié au-delà de sa terre natale, ce n’est qu’au début des années 80 qu’il est revenu à ses racines avec femme et enfants.
La première fois que je saluais le Père de Roodenbeke, mon « bonjour Monsieur le Curé » fut immédiatement corrigé… il me bloqua tout net avec sa canne, comme un garde-barrière et me dit « je ne suis pas monsieur le curé, je suis le Père ». Le bonhomme en imposait tellement avec sa haute et large stature que du haut de mes 10 ans, je ne sus répondre que « bonjour Monsieur le Père… »
Il me mit une petite tape sur la joue, illumina son visage d’un grand sourire et me laissa filer.
Il savait s’y prendre avec les enfants le Père. Tantôt jovial, tantôt hâbleur, tantôt sérieux et autoritaire avec ses sourcils froncés.

Le Père Jean t’Kint de Roodenbeke, nous l’appelions Père Jean de Roodenbeke, était un personnage incontournable dans tout l’Oisans. Il a laissé dans sa paroisse, la vallée du Vénéon, la marque d’un homme d’exception, d’un pionnier.
Il a su s’intégrer et fédérer les hommes, les femmes d’Oisans et d’ailleurs pour la construction de nombreux projets. Aimé pour ses qualités humaines, pour son engagement indéfectible et son sens du contact, comme le saint patron Benoît cher à son cœur, il était un Européen avant l’heure. Il était aussi parfois contesté pour ses prises de position, son franc parlé et ses formules à l’emporte-pièce qui ne laissaient aucune chance à ses interlocuteurs.

Né à Ixelles, le 14 décembre 1913, Jean est le fils cadet du Comte Jean t’Kint de Roodenbeke et de la Comtesse Mathilde de Beauffort. Issu d’une famille bourgeoise Belge anoblie au XVIIIe siècle, il grandit dans le château familial d’Ooidonk, situé près Deinze, dans la province de Flandre-Orientale.
La grande et imposante bâtisse offre un parc et quelques dépendances ou Jean, et ses frères : Henri, l’ainé ; Arnold, le troisième et Béatrice, sa sœur, benjamine de la fratrie, grandissent jouent et se chamaillent comme tous les enfants de leurs âges.
La « Garçonnière » tour la plus ancienne du château deviendra rapidement un territoire conquis par les trois garçons qui y passeront le plus clair de leur temps en maîtres des lieux.
Jean trouvera son chemin dans les pas de Jésus-Christ et un toit au cœur de l’église. Il devient moine Bénédictin de l’Abbaye de Maredsous, dans la province de Namur, où il est ordonné prêtre le 7 avril 1940.
Le 10 mai 1940, le pays est envahi par les Allemands, les cloches de l’abbaye se taisent, Jean s’engage en résistance.
Avec son vélo comme seul moyen de locomotion, il parcourt de façon régulière des centaines de kilomètres du centre de la France à sa Belgique natale, se constituant ainsi un capital physique et une endurance qui lui seront indispensables pour le projet qu’il dessine depuis quelque temps.
L’histoire ne raconte pas qui, ni exactement quand, mais dans les années 40, le Père Jean va rencontrer une femme scoute, chef de groupe avec qui il va échafauder, puis lancer son projet de foyer montagnard pour les jeunes et selon sa volonté, le foyer sera mixte. Une révolution pour l’époque, autant pour la société, que pour l’église.
Il choisira l’Oisans, terre purgatoire selon ses propres paroles. Il obtient, au milieu des années 40, l’autorisation de monter et d’animer un camp pastoral à Vaujany. L’essai n’est pas vraiment transformé. Mais le Père Jean à une conviction, une certitude. Il accepte immédiatement la proposition qui lui est faite de poursuivre son projet dans la paroisse de Venosc.

La légende raconte que son arrivée au village s’est faite à vélo.
Les nombreux lacets qui serpentent à flanc de montagne rendent la route interminable avant d’apercevoir l’église. Qu’a-t-il bien pu penser à son premier passage sous l’arche végétale formée par les majestueuses branches des immenses tilleuls de Sully, trônant sur la place avant de découvrir son église ?
Il tourne la clé, pousse la porte du presbytère, la salle est vide. Tout est à faire. L’histoire peut enfin commencer.
Le Père Jean découvre sa paroisse et ses paroissiens. Le village de Venosc, à cette époque est presque fantôme, à peine 350 âmes qui s’accrochent à des lopins de terre, à des tas de cailloux. Situé aux portes du Vénéon, vallée la plus profonde où se cachent d’autres villages, Saint Christophe, plus loin encore la Bérarde, villages où les conditions de vie sont terribles, presque inhumaines. Il sait pourtant que là-haut, à l’alpe, quelque chose se passe, quelque chose de nouveau, une station de ski est en train de naître. Quelque part dans cette création, son projet trouvera sa place.
Très rapidement il adopte le bon tempo, il marche avec le bon pas et parcours des kilomètres pour assurer les offices religieux aux quatre coins de sa paroisse. Il est athlétique et à un physique taillé pour ce pays, il pratique le ski de randonnée pour rejoindre les villages par tout temps l’hiver. Il rencontre les habitants, s’invite aux discussions, donne son avis, souvent éclairé, rassemble et entraîne dans son sillage avec force de persuasion. Il sympathise avec Louis Carrel créateur de la première école de ski et plantent ensemble les premiers jalons de son grand projet.
Dès 1945, il saura trouver avec les pionniers, Joseph Martin, les frères Gravier, Édouard Chalvin, Louis Guignard, René Faure… de l’alpe, des interlocuteurs qui partagent ses idées. Il s’impliquera personnellement en assurant la présidence du Comité des fêtes qui vient d’être créé.
Durant l’hiver 1946-1947, il convie une vingtaine de jeunes de 18 à 30 ans à passer un séjour dans un vieux chalet d’alpage. C’est une réussite, le foyer St Benoît est sur les rails. Le bâtiment que nous connaissons aujourd’hui sera terminé en décembre 1960. Il proposait à cette époque un accueil spartiate avec des dortoirs totalisant une centaine de lits. Les soirées et forums de discussions seront un atout supplémentaire à ses rencontres atypiques entre les jeunes citadins et les gens du pays où tous découvriront et apprendront les uns des autres.

Père Jean de Roodenbeke et Denis Hautinguiraut
fils du sculpteur  Jean Hautinguiraut

En août 1956, Le Père Jean entame une course contre le Diable, nom du premier téléporté construit aux 2 Alpes. Il fait un pari insensé compte tenu des moyens et des délais dont il dispose, sa chapelle sera terminée avant le téléporté. Sans aucune autorisation, ni permis de construire, il se lance dans une course folle de 5 mois. Les deux chantiers se font face. Les habitants sont sollicités, hommes, femmes, enfants… tous participent, un jour, une semaine, un mois. Tous se retrouvent sur le plateau de l’alpe de Venosc et sous les ordres des maîtres d’œuvre Raymond Dode, maçon ; Bringaz,  charpentier ; Marco Gamon, électricien ; Yvan Guyet, maitre verrier et Jean Hautinguiraut, sculpteur, le Père Jean voit sa chapelle Saint-Benoît sortir de terre. Elle sera terminée le jour de la messe de Noël 1956, commémorant ainsi au bout de dix ans, les premiers séjours du foyer Saint-Benoît.  C’est avec ferveur et hâte que des sièges et des bancs venus de toute la station accommoderont provisoirement ce lieu lors de cette messe. Paris gagné ! Construite avec les pierres du pays par les gens du pays, la chapelle est d’une architecture simple avec un intérieur orné de magnifiques sculptures de bois. Quand on franchit son seuil, une dimension spirituelle vous envahit, c’est inexplicable par des mots, mais on ressent quelque chose, comme une vibration ou un espace-temps nouveau.

Le père Jean en quelques années sut s’imposer comme un interlocuteur pour les âmes et un fameux promoteur pour le tourisme des sports d’hiver. Il fut la cheville ouvrière et l’instigateur pour un très grand nombre de projets tant religieux qu’au service du village. Réfection de l’église, des chapelles et oratoires, aménagement du Chalet Giraud à Venosc, construction de la première piscine au village, interlocuteur privilégié dans la construction de la première télécabine de Venosc. Dans les années 1980 son « prêche » dominical diffusé sur les ondes radio de la station était attendu et ne laissait jamais indifférents les auditeurs. Il sera aussi très impliqué dans la vie de la station.
Beaucoup d’anecdotes décrivent un personnage entier, sans compromis, parfois frondeur et, sans être bagarreur, n’hésitant pas à faire « le coup de poing » quand cela devenait vraiment nécessaire.
Après 50 ans de ministère, il était toujours là, sur tous les fronts, de tous les combats, toujours aussi vaillant, avec un souffle un peu plus court peut-être. Le 25 janvier 1995, il fut décoré Chevalier de l’Ordre national du Mérite français. Lors de l’été 1997, il reçut des mains de Pierre Dode, maire de l’époque, la médaille du village de Venosc pour ses actions pastorales, touristiques au service de la vallée.

Les brebis de l’Oisans avaient trouvé un berger.

L’homme est parti en silence le 13 avril 2003. Jusqu’au bout, il aura tenu son ministère dans un pays hors norme, taillé pour sa juste mesure. Il repose aujourd’hui au cimetière de Venosc.

Ils étaient faits pour se rencontrer, un homme entier, un pays sans concession… l’alchimie ne pouvait que fonctionner. 

« J’ai tenu jusqu’au bout de la course, je suis resté fidèle ».
Père Jean t’Kint de Roodenbeke

Avis de décès publié dans le journal « La Libre Belgique ».

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