Randonnée à la Bérarde en 1885.

Cliquez-moi !

Raoul Blanchard, la Bérarde, septembre 1910 © Musée Dauphinois.

RANDONNÉE À LA BÉRARDE EN 1885

Texte de M. E. Debriges, extrait de : « Variétés les Alpes du Dauphiné »

L’influence morale exercée par les chemins de fer n’a pas été moins féconde que leur action économique. La locomotion rapide a modifié nos habitudes, donné une direction nouvelle à nos idées et développé des goûts que les anciennes sociétés n’éprouvaient pas ou ressentaient peu. C’est ainsi que, depuis trente ans, chaque été, des millions de personnes qui, autrefois, passaient la belle saison à leur résidence habituelle ou ne voyageaient guère au delà de la banlieue des villes, entre prennent des excursions lointaines et se sont si bien accoutumées à ces dé placements qu’il leur serait très pénible d’y renoncer. Ce n’est pas seulement pour rimer qu’un poète a dit : « vie errante est chose enivrante. »

Le voyage, quand on est apte à sentir et qu’on sait observer est une occasion de sensations si variées et parfois si intenses que l’esprit y prend un essor singulièrement ardent.

[…]

Un itinéraire qu’il convient absolument de parcourir est celui de Briançon à Bourg-d’Oisans par le Lautaret. La route conduit au village de la Grave, au pied de la Meije, une des plus hautes montagnes de l’Europe.

La diligence nous a déposés le soir à la Grave, centre d’excursions situé au pied de la Meije. Le lendemain, dès le lever du soleil, j’ouvrais mes fenêtres et je me donnais la jouissance d’un spectacle qu’on ne voit qu’à Chamonix ou à la Grave.

En face même de l’hôtel, le pic de la Meije qui mesure 3983 mètres d’altitude projette sa cime jusqu’au fond de l’azur. De ce pic se détache une arête très aiguë qui sépare les glaciers du Tabuchet et celui de la Meije. L’hôtelier prête aux voyageurs une longue-vue qui permet de fouiller jusque dans leurs recoins ces altitudes chargées de blocs glaciaires. Certains fragments de glace ont le volume d’une maison, le glacier de la Meije surtout est admirable. Il tombe presque perpendiculairement et menace d’engloutir la vallée.

L’ascension de la Meije, tentée à plusieurs reprises par des alpinistes accoutumés aux plus pénibles escalades, n’a été complètement effectuée qu’en 1877 par M. Boileau de Castelnau, membre du Club alpin.

La partie la plus curieuse de l’excursion de notre collaborateur a été sa tournée dans la vallée du Vénéon. Il s’est avancé jusqu’à la Bérarde, point extrême de cette vallée.

Nous citons : 
Des prophéties, auxquelles je crois, affirment que la Bérarde sera un jour le Chamonix des Alpes dauphinoises. On rencontre encore de vieux paysagistes qui ont visité Chamonix il y a quarante ans. C’était à peine un hameau relié à Sallanches par un chemin de mulets. Les montagnards savoisiens auraient souri si on leur avait annoncé qu’un jour dix ou douze hôtels s’élèveraient près de Chamonix et que d’innombrables touristes se promèneraient sur les pentes du Mont-Blanc. Il ne faudra que quelques années pour que la Bérarde soit consacrée par la vogue. Les six ou huit lieues qui séparent ce petit pays de Bourg-d’Oisans offrent des tableaux qui rappellent les plus imposants aspects de la montée d’Andermatt au Saint-Gothard.

Dès le lever du soleil, je m’engage sur la route. Une brise odorante et fraîche invitait à la marche. À peine sorti de la plaine de Bourg-d’Oisans, on arrive à l’entrée d’une gorge si étroite qu’il semble que nul chemin n’y puisse passer. Cette gorge franchie, on suit le Vénéon, un torrent dont l’origine se perd au milieu des neiges. Une première étape vous mène à Venosc, où finit la voie carrossable. Ce trajet est fort beau.

Il y a non loin de Venosc une excursion curieuse, celle du lac de Lauvitel. Ce petit lac est navigable ou du moins flottable. On y parvient en quelques heures d’une ascension qui vous permet d’embrasser les masses étincelantes du glacier du Mont-de-Lans. Près du Lauvitel se précipite une cascade à lignes brisées qui va tomber dans le Vénéon. On aperçoit à une grande distance ce ruban de cristal formant des nœuds gonflés d’écume et coulants comme du verre en fusion du haut de rochers qui ressemblent à des monuments. La plume traduit malaisément ces effets ; on les sent, on ne peut les décrire. Le plus habile peintre en exprime rait à peine la grâce étrange et le charme mêlé de grandeur.

Nous marchons et voici un spectacle bien autrement saisissant. Imaginez qu’on vous place soudainement au milieu des ruines accumulées par un tremblement de terre. La route s’enfonce à travers une vallée couverte de blocs énormes jetés sur le sol dans un désordre qui trouble l’esprit. Un pic s’est écroulé à une époque relativement récente. Ses masses, brisées par une chute immense, ont transformé la vallée en désert. On avance dans un chaos. À chaque pas, des rochers plus gros que des maisons, posées dans un équilibre impossible, dressant leurs angles, étalant leurs larges pans, montrant des fissures profondes, des pointes dentelées, des creux verdis par la mousse, se pressent comme des barricades. Une végétation rare et désolée cherche à se dégager de ces débris granitiques. L’impression est grande et terrible. On croit contempler les traces d’un accès de colère de la nature. Ce lieu maudit est le clapier de Saint-Christophe. Il faudrait avoir l’imagination fermée à toute poésie pour n’en pas emporter un de ces souvenirs que rien ne saurait effacer.

Le village de Saint-Christophe est un repos apprécié après la course qu’on vient de fournir depuis Bourg-d’Oisans. Au sortir des sombres panoramas qu’on a côtoyés, on se plaît dans ces vergers où les moindres détails sont riants et coquets. Ces contrastes sont communs dans les Alpes, et les voyageurs mêmes qui en sont le moins frappés en goûtent la délicieuse impression.

Le soleil est ardent et le chemin va monter encore, mais l’horizon qui s’étend devant nous est si beau que nous reprenons notre pas militaire. Enfin nous entrons à La Bérarde ; où une auberge est spécialement désignée à l’attention par un écriteau qu’y a fait placer la Société des touristes dauphinois.

Autour de La Bérarde ce ne sont que glaciers : glaciers du Mont-de-Lans, de la Selle, de la Meije des Étançons, de l’Encla, glacier des Agneaux, glacier Noir, glacier de la Pillatte, du Vallon et beaucoup d’autres que domine la Barre des Écrins. Aussi La Bérarde est-il le centre d’excursions le mieux situé de la région. Tous les ans des membres du Club alpin, des Anglais, des visiteurs venus des départements voisins choisissent ce hameau comme point de départ de leurs ascensions.

En descendant de la Bérarde, M. Debriges est revenu à Bourg-d’Oisans.

Une dernière jouissance m’était réservée à la fin de cette belle étape. La lune répandait sa lumière bleuâtre, sur les montagnes qui dominent Bourg-d’Oisans. Le Vénéon étalait ses eaux étincelantes sur un large lit de cailloux. Quelques abois de chiens troublaient seuls la paix de la nuit. Une douceur pénétrante se dégageait de cet ensemble. En regardant avec attention, il me sembla revoir un spectacle déjà gravé dans ma mémoire. J’avais, en effet, devant moi un paysage, qui, à la faveur des ombres et par l’ensemble de sa composition, rappelait avec une exactitude surprenante une partie du lac d’Annecy. On cherche souvent la poésie dans les livres, elle court la campagne, elle est par tout où la nature a dessiné de beaux contours, improvisé des aspects sévères ou charmants, prodigué les clartés éblouissantes du jour ou les calmes lueurs d’un ciel constellé.

Ces merveilleux paysages ne sont qu’à quelques heures des principales villes de France. Il n’est peut-être pas inutile d’ajouter qu’on voyage dans le Dauphiné à des prix très inférieurs à ceux de la Suisse et des Pyrénées. Il y a moins de luxe dans les hôtels, mais beaucoup de touristes ne sont pas fâchés de dépenser peu dans leurs séjours de routes et de reporter quelques-unes de leurs économies sur d’autres frais. Les voyageurs qui recherchent le grand confortable trouveront d’ailleurs, à Briançon, un hôtel établi dans la gare par la compagnie de Lyon, hôtel tout à fait de premier ordre.

Les Alpes dauphinoises réservent, nous l’affirmons, d’émouvantes surprises aux voyageurs qui les visiteront. C’est un des joyaux pittoresques de ce pays de France que nous ne glorifierons jamais trop, et que les étrangers savent mieux admirer que nous.

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, une erreur ou si vous souhaitez ajouter une précision,
veuillez nous en informer en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur les touches [Ctrl] + [Entrée] .

Ce contenu a été publié dans ARCHIVES, CHRONIQUE, PRESSE, RANDONNÉE, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.