Colportage de l’Oisans au Tonkin

COLPORTAGE DE L’OISANS AU TONKIN

Source RétroNews : publier dans L’Avenir du Tonkin, 9 juillet 1924

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UNE ENQUÊTE DE GÉOGRAPHIE SOCIALE

Voici une étude originale de deux géographes, C. Robert-Muller et André Allix, sur un type curieux d’émigration alpine, les colporteurs de l’Oisans. Elle intéressera pour sûr tous ceux qui connaissent nos Alpes françaises et notamment cette très belle région de l’Oisans située dans le voisinage de Grenoble et au sud de l’Isère. Elle intéressera également tous ceux qui sont orientés ver les enquêtes de géographie sociale ; peut-être même suscitera-t-elle quelque étude nouvelle parmi les jeunes hommes instruits de notre Indochine (Revue de Géograohie Alpine [Grenoble] XI, 1923, fasc. III p. 577 à 634.)

Les « Uissans » ou habitants de l’Oisans ont résolu en partie le grave problème de la morte-saison provoquée en hiver par la rudesse du climat, la nécessité où ils se trouvent de se procurer quelque argent à cause des récoltes maigres et souvent insuffisantes, les a inclinés à un genre d’activité assez spécial, le colportage. De toute évidence l’émigration hivernale en Oisans a eu pour raison première de telles conditions géographiques.

La tradition orale fait remonter cette pratique au début du XIXe siècle ; auparavant, les Uissans paraient en partie à leur misère de la saison rigoureuse par la mendicité, ils avaient mérité justement le nom d’« attrapesous » dont on qualifie encore quelquefois leurs successeurs, plus honorables, en tous cas plus habiles.
Les colporteurs s’en allaient au commencement de l’hiver pour une durée plus ou moins longue ; dès la fin d’octobre, on voyait se masser au Bourg-d’Oisans ceux des plus hautes communes de l’Oisans méridional ; les merciers de Villard-Reymond, les épiciers et les marchands de tissus de Villard-Notre-Dame (qui restent sept mois en route), les « porte-balle » de Saint-Christophe… De la Toussaint au 15 novembre, c’était le tour des fleuristes qui descendaient par le chemin de fer (partant pour un an ou même deux ans vers des pays lointains), ainsi que des herboristes et marchands de drogues (qui ne s’en allaient, eux, que pour une petite tournée de trois mois). Vers la Noël et le jour de l’An partaient les bijoutiers et les marchands de lunettes… À l’aube du printemps, les marchands de graines et de semences, dont beaucoup venaient déjà de faire une tournée d’hiver avec d’autres marchandises, quittaient Venosc et Villard-Notre-Dame.
Vers avril et mai, presque tout le monde remontait pour les travaux des champs et pour mener les bêtes à la montagne.
Normalement autrefois, le colporteur portait sa balle sur son dos, logeant la nuit dans les granges, parcourant durant la journée les longues routes, « chinant » dans les maisons — « faire la chine » signifie courir de porte en porte pour offrir sa marchandise. — et il allait à pied. Depuis lors, il a souvent une petite voiture, car il faut bien s’adapter aux pays de faible densité humaine où les sites habités sont beaucoup trop distants ; il évite les grandes villes, « la région lyonnaise au sens le plus étroit ne voit pour ainsi dire jamais de colporteurs », et parcourt de préférence les régions aux habitants disséminés, étant « par son nomadisme d’hiver, agent de liaison économique entre divers organismes d’une contrée sédentaire. »
Parmi les colporteurs les uns, le plus grand nombre, parcourent le Massif central et ses abords, les autres le Dauphiné et la Savoie, d’autres le Midi et le Sud Ouest ; d’autres l’est de la France, quelquefois atteignant « jusqu’aux portes de Paris, non la banlieue industrielle, mais la couronne des pays ruraux qui enveloppent la capitale. » Les colporteurs se réservent et se répartissent les itinéraires des tournées, afin d’éviter entre eux la concurrence ; il est déjà assez difficile de lutter contre les concurrents Auvergnats (marchands de drap), Mauriennais, Gascons (vendeurs de toile du Nord)… ou Piémontais ! Dans la plupart des cas ils sont seuls ; quelques-uns, moins individualistes, ceux qui tout l’Auvergne ou le Limousin, par exemple, vont assez souvent deux par deux « se tenant compagnie » pour les lointains pays, ces opiniâtres voyageurs, ne parlent au contraire que rarement seuls ; ils s’associent et l’on a vu fréquemment huit ou dix hommes de Mont-de-Lans (fleuristes en route pour Amérique) former, sur parole, un groupe solide durant plusieurs années.
Deux formes de commerce sont prédominantes parmi les colporteurs : la mercerie et la rouennerie ; des spécialités plus anciennes, comme quelques denrées d’alimentation, les fleurs, la bimbeloterie, ou relativement récentes comme les lunettes et les graines de semences, représentent souvent quoique moins générales, des activités beaucoup plus rémunératrices. Certaines communes sont plus spécialisées : Venosc est le pays des fleuristes, Villard-Notre-Dame, celui des marchands de comestibles ; leurs ressortissants sont ainsi caractérisés par ce qu’ils vendent. D’autres égrènent tous leurs colporteurs variés dans une région déterminée ; tous les voyageurs de Oulles se dirigent vers le Midi. Troisième cas : des régions comme celles du jura et de la Lorraine monopolisent à elles seules une de ces spécialités commerciales colportées exclusivement par des Uissans la lunetterie.

Les colporteurs visitent d’une manière assez persistante et régulière les mêmes régions chaque année : « depuis quarante ans tous les vendeurs ambulants de comestibles, issus de l’Oisans l’hiver, vont faire leur commerce dans la France du Sus-Ouest. » Mais on observe aussi parfois des changements brusques de destination : tels d’Oisans qui visitaient la Bourgogne et le nord du Massif central à la fia du XIXe siècle y ont complètement renoncé pour se consacrer au colportage dans le Midi.
Avec justesse, les auteurs concluent « Les ressources et les besoins des régions visitées sont plus importants pour l’évolution du colportage que les conditions économiques des lieux de départ. »
Quelle a donc été l’évolution du colportage de l’Oisans ? Sauf pour quelques denrées essentiellement indigènes, comme celles qui utilisent les herboristes et droguistes, la forme « exportatrice » — si l’on peut s’exprimer ainsi — du colportage ne subsiste presque plus les tissus, les graines de semences, les fleurs, les comestibles qui étaient autrefois des produits locaux, sont maintenant fournis aux colporteurs par des régions extérieures à l’Oisans. Le colportage persiste alors que la région n’est plus la pourvoyeuse des matières à colporter.
Il est rigoureusement vérifié que si un certain commerce a été au début comme dicté par les ressources de l’Oisans, d’autres, bien plus nombreux, ont été déterminés par des besoins régionaux. Et pour y répondre, les habitants de l’Oisans ont été obligés de se procurer à l’extérieur leur pacotille. Le colportage s’est donc beaucoup modifié depuis une cinquantaine d’années aujourd’hui, et de plus en plus, le colporteur uissan achète et vend en des régions extérieures à l’Oisans.

En général, le centre d’approvisionnement n’est pas distant de la région de vente. Les lunetiers remplissent leur grosse boite à compartiments à Morez et parcourent le Jura et la Lorraine. La lunetterie, du reste, est une forme de colportage assez inattendue ; on prétend que l’idée vint aux merciers de colporter les lunettes à la demande de leurs clientes de l’Est, dentellières aux yeux fatigués ; ne leur vint-elle pas plutôt parce qu’ils traversaient souvent la région de la lunetterie ?
D’autres fois le centre n’est qu’un point de concentration dans la région de vente, où les colporteurs font envoyer leurs marchandises par de grosses maisons — car tout se commercialise et se fait beaucoup plus en grand. — Arles fut très longtemps le dépôt pour les colporteurs du Midi, Moulins pour d’autres du Centre.
Enfin, il est un exemple de colportage assez curieux, celui des fleurs : au début, les colporteurs transportaient dans les bas pays les fleurs de la montagne : le rhododendron, la gentiane, le lis Martagon, l’edelweiss. Pour les fleurs qui s’y prêtaient ils vendaient le plus souvent le bulbe ou la racine, en montra et à l’acheteur une image de la plante. À la belle époque, lorsqu’on choisissait bien sa région et sa clientèle, « telles racines de gentiane qui se donnaient pour rien dans le pays arrivaient à se vendre des cents et des mille francs ». De très bonne heure, le succès croissant, sans les faire renoncer aux fleurs alpines, les a conduits au commerce de toutes les plantes ornementales. Alors ils se sont mis en rapport avec les grandes régions de pépinières, dont le succès vient eu partie de leur activité. « Les deux centres d’approvisionnement et de vente sont devenus fort éloignés l’un de l’autre, l’un est le centre même de production, les pépinières et jardins de Nantes, d’Angers et de la banlieue parisienne, l’autre a été indiqué par la qualité même de la marchandise, marchandise de luxe destinée aux grandes villes et aux pays riches ». Ainsi les Uissans, emportent-ils « des caisses de boutures, d’oignons, de semences, pesant parfois plusieurs centaines de kilos, valant plusieurs dizaines de milliers de francs, et qu’ils mettent simplement au bateau ou au chemin de fer » ; et ils n’ont pas modulé à s’expatrier pour des périodes plus ou moins longues. Après s’être enhardis jusqu’à visiter l’Europe, ils se sont embarqués pour les Nouveaux Mondes et pour l’Extrême-Orient ; ils se sont installés dans des villes lointaines, de l’Amérique du Nord ou de l’Amérique du Sud, ou encore à Saigon, à Hongkong, à Pékin, comme au Japon ou même en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Cap.

Je serais reconnaissant à nos lecteurs de m’écrire à leur tour s’ils connaissent à Saigon, à Hanoi ou ailleurs quelque fleuriste de Venosc, de Mont-de-Lans, ou de Freney… Ce serait une contre-épreuve intéressante de l’étude excellente de MM. Robert-Muller et Allix, et je suis assuré qu’ils en seraient tous les premiers enchantés.

Jean Brunhes
Professeur au Collège de France

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