Petite histoire des colporteurs de l’Oisans

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Colpoteur, gravure fin XIXe.

PETITE HISTOIRE DES COLPORTEURS DE L’OISANS 1/2

Première partie : Un type d’émigration alpine.
Deuxième partie : La fin de l’émigration hivernale dans l’Oisans.

Par G. Grandidier
Journal des débats, samedi 23 août 1924

De toutes les manifestations que l’activité humaine a su créer pour assurer les relations commerciales entre les groupements sédentaires, le colportage est une des plus curieuses et aussi une de celles qui méritent d’être étudiées à notre époque où la rapidité, la facilité des communications et le machinisme restreignent de jour en jour les initiatives individuelles. Frappé de l’importance de cette forme de l’émigration dans les Alpes françaises, M. C. Robert-Muller a, il y a quelques mois, rédigé un questionnaire d’enquête, et pour mieux faire comprendre l’intérêt de ce problème de géographie humaine, a publié à la fin de l’année dernière dans la remarquable Revue de géographie alpine que dirige à Grenoble le professeur Raoul Blanchard un exemple un modèle à vrai dire, des réponses qu’il désire recevoir. Son étude sur les colporteurs de l’Oisans, écrite en collaboration avec M. André Allix, montre comment les formes de l’initiative humaine doivent tendre à s’adapter aux exigences de la nature avant de songer à les modifier et que ces exigences sont particulièrement impératives dans les montagnes où l’insuffisance des ressources agricoles s’ajoute à la longue morte-saison d’hiver.

La tradition orale ne fait guère remonter le début du colportage de l’Oisans plus haut que les premières années du dix-neuvième siècle, mais, cinquante ans plus tard, cette pratique, pendant l’hiver, semble bien implantée dans 18 au moins des 22 communes de la région. Elle s’accentue après la guerre de 1870 et atteint son maximum entre 1880 et 1890 pour décliner graduellement jusqu’à la veille de la Grande Guerre.
Vers 1880, le nombre des colporteurs pouvait être d’un millier environ. Pour les 18 ou 19 communes qui en fournissaient régulièrement, cela représente presque un chef de famille sur trois, et, pour l’ensemble de l’Oisans, un sur quatre. En 1911, le nombre total était réduit à 203 – un chef de famille sur dix-huit – et dix ans plus tard à 85 — un sur trente-sept. On peut donc, à présent, considérer cette forme d’émigration temporaire comme étale, sinon disparue ; d’autres, en effet, l’ont remplacée. Elle ne conserve quelque importance que sous ses aspects les plus récents et dans une demi-douzaine de communes spécialisées.

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Lys des Indes reproduit sur une planche de colporteur fleuriste de l’Oisans. Collection Musée Dauphinois.

Pour la génération d’entre les deux guerres, c’était une des annonces de l’hiver que la descente des colporteurs uissans. Dès la fin d’octobre, on les voyait se masser au Bourg-d’Oisans et s’engager sur l’étroite route de la vallée de la Romanche pour aller s’approvisionner dans le bas pays avant de commencer leur tournée, les premiers en chemin étaient ceux des plus hautes communes de l’Oisans méridional : les merciers de Villard-Reymond, les épiciers et les marchands de tissus de Villard-Notre-Dame qui restaient sept mois en route : avec leurs mulets d’abord, plus tard avec les voitures qui les avaient attendus tout l’été dans les remises du Bourg. Puis venaient les porte-balle de Saint-Christophe, merciers et vendeurs de toile qui partaient à pied pour six mois. Ensuite dégorgeait le gros flot, de la Tous saint au 15 novembre : les fleuristes de Venosc, du Mont-de-Lans et du Freney, gens d’importance en route pour l’autre bout du monde, les mains vides et le portefeuille garni, et qui, sans embarras, descendaient au chemin de fer ; les merciers, marchands de fil, d’aiguilles et ciseaux, descendus des hauts versants de la montagne, puis les rouenniers, plus nombreux, souvent plus cossus, les uns à pied, charge au dos, les autres roulant voiture.

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Boite de petite mercerie d’un colporteur du Freney d’Oisans.
Collection privée.

On voyait passer encore des trafiquants de comestibles, les étalagistes de Venosc, d’Oz et de Vaujany, les marchands de couteaux, de rasoirs, de boisseaux et autres mesures, d’instruments de ménage en bois, et les traîne-bazar qui vendaient casseroles et cuillers, lampes porte-monnaie, miroirs et savonnettes, avec toutes les menues merveilles de la pacotille, bien emballées dans la sciure de bois. Il y avait aussi les herboristes et marchands de drogues qui faisaient une petite tournée de trois mois, et, parmi eux, ajoutent MM. Robert-Muller et Allix, bien des médecins sans, diplômes et des vétérinaires marrons.
Vers la Noël et le Jour de l’An, c’était le tour des bijoutiers et des marchands de lunettes, d’Auris, d’Huez et de La Garde : caste fermée, gens graves et barbus, demi-savants, demi-campagnards, portant en bandoulière leur grosse boîte de bois à compartiments. Enfin, à l’aube du printemps, partaient encore de Venosc et du Villard-Notre-Dame les marchands de graines de semence, dont beaucoup venaient déjà de faire une tournée d’hiver avec d’autres marchandises.
À la fin d’avril et en mai, tout ce monde remontait pour faire le travail des champs et mettre les bêtes à la montagne. Réguliers comme le soleil, les gens de l’Oisans, à leurs deux voyages, annonçaient sur leur chemin la bonne et la mauvaise saison.

***

Certaines communes de l’Oisans ont des spécialités de colportage, les unes anciennes comme l’alimentation, les fleurs, la bimbeloterie, les autres relativement récentes comme les lunettes et les graines de semence. Mais deux commerces, d’ailleurs assez voisins, se retrouvent partout : la mercerie et la rouennerie. Ces deux importantes spécialités, les plus importables, les tissus et les accessoires de couture et d’habillement, sont quelquefois confondues, même lorsqu’elles sont séparées, les marchands de l’une et de l’autre visitent les mêmes régions, partent souvent des mêmes villages et parfois passent de l’une à l’autre. À elles deux, elles comptent l’immense majorité des colporteurs de l’Oisans, car la mercerie, n’est sans doute qu’une des formes les plus simples de l’adaptation au commerce des denrées externes, et sans doute aussi la forme la plus humble de colportage à l’usage de ceux qui n’ont rien qu’elle n’exige, en effet, ni mise de fonds, ni grande habileté.
La lunetterie est certainement la plus inattendue de ces formes d’adaptation, d’autant plus qu’elle est réservée à un tout petit nombre de communes et que c’est aujourd’hui presque la seule forme de col portage qui ne donne pas des signes d’irrémédiable déclin ; la raison vraisemblable de cette persistance est que ces trafiquants sont de tout l’Oisans ceux qui gagnent le plus.

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Produit vendu par un colporteur mercier du Freney d’Oisans pour produire de l’eau gazeuse. Collection privée.

Ce sont des merciers d’Auris qui semblent avoir commencé le commerce des lunettes, dans les années qui ont suivi la guerre de 1870. On dit que leurs clientes de l’Est, aux yeux fatigués par le travail de la dentelle, leur ont donné l’idée de vendre des verres à force de leur en demander. Il est bien plus probable que la pensée en est venue aux merciers qui traversaient les pays de lunettiers du Jura ; près que tous leurs approvisionnements se font encore à Morez. Un fait est certain, c’est que ce commerce est un des très rares dont l’aire soit étroitement, limitée ; il ne s’exerce guère en dehors du Jura et de la Lorraine.
Comme point de départ de l’évolution du commerce des comestibles, on trouve l’exportation de certaines denrées de la montagne, et notamment des fromages dont parlent déjà les plus anciens documents d’archives. En ce qui concerne le colportage proprement dit, il y a bien long temps que les denrées locales ont cessé d’y jouer un rôle. D’ailleurs, le colportage des comestibles n’a existé, au moins de mémoire d’homme, que dans un petit nombre de communes et n’est prédominant que dans une seule, le Villard-Notre-Dame. La formule normale qui compte encore quatre ou cinq adeptes est la petite épicerie roulante qui va servir les campagnards à domicile.

Louis Pellorce, du Freney-d’Oisans, colporteur fleuriste et graines aux États-Unis. Photo fin XIXe.

Un autre commerce d’origine étroitement locale, l’herboristerie et la droguerie, nous montre les transformations de toutes les plus pittoresques. De bonne heure, des merciers ou des marchands de tissus ont joint à leurs éventaires des paquets de simples des Alpes, qui avaient, bien entendu, toutes sortes de vertus. Ils vendaient ainsi du « thé suisse » ou « thé des Alpes », célèbre pour ses effets purgatifs, et des herbes odorantes pour faire de la liqueur de ménage ; puis, des plantes de la montagne, ils passèrent facilement aux drogues pharmaceutiques. Plusieurs communes ont ainsi exporté des « droguistes » ambulants. De là, le pas s’est vite franchi vers les conseils thérapeutiques, l’exercice fructueux et généralement inoffensif d’une médecine plus ou moins illégale. Certains, plus entreprenants, allaient jusqu’à préserver, à bon marché, contre la grossesse ou même contre les risques du conseil de révision.
Il y avait aussi les vétérinaires et les désensorceleurs d’écuries. Un compère se chargeait le matin d’incommoder les vaches ou les chevaux d’un village avec des épines peu visibles, et le voyageur d’Oisans les guérissait triomphalement le soir, il en coûtait quarante francs.
Le colportage des fleurs a fait l’occupation et parfois la fortune de quatre générations. Au début les montagnards se contentaient de transporter dans les bas pays les fleurs de leur région : le rhododendron, la gentiane, le lis martagon, l’edelweiss. Pour les fleurs qui s’y prêtaient, ils vendaient le plus souvent le bulbe ou la racine, en montrant à l’acheteur une image de là plante. À la belle époque, lorsqu’on choisissait bien sa région et sa clientèle, « telle racine de gentiane qui se donne pour rien dans le pays arrivait à se vendre des cents et des mille francs ».
De très bonne heure, le succès croissant, ces colporteurs, sans renoncer aux fleurs alpines, se sont adonnés au commerce de toutes les plantes ornementales, ils se sont alors mis en rapport avec les grandes régions de pépinières dont l’essor vient en grande partie de leur activité. Cette extension à coïncider approximative ment avec le développement des chemins de fer dont on sait le rôle déterminant dans le commerce des fleurs comme dans celui de toutes les denrées périssables ; c’est entre 1850 et 1860 que les fleuristes de Venosc ont commencé à étendre largement leur champ d’action. On les a vus s’approvisionner à Lyon, à Tours, à Nantes, à Angers, à Versailles et dans la région parisienne ; on les a vus y introduire des cultures comme le rhododendron, qui est aujourd’hui une des spécialités d’Angers, fonder même des pépinières nouvelles et de grosses maisons de vente.

***

Les emprunts que je viens de faire aux intéressantes notes de MM. Robert-Muller et Allix pour décrire les marchands et les marchandises de l’Oisans ne me laissent presque plus de place pour parler des régions visitées par ces habiles commerçants dont presque aucun ne se fournit dans son pays d’origine ; la première étape de leur tournée est donc le centre d’approvisionnement. Il est rare que ce dernier soit distinct des régions de vente ; cela n’arrive que pour les marchandises dont la production est concentrée. Les fleuristes, nous venons de le voir, se munissaient sur les bords de la Loire et aux environs de Paris ; les lunettiers et bijoutiers garnissaient presque tous leurs boîtes dans, le Jura ; la boissellerie se fournissait dans les Bauges et le Royans.

Les Colporteurs de l’Oisans de Robert Muller et André Allix. Toujours disponible en librairie.

En ce qui concerne le choix des régions visitées, MM. Robert-Muller et Allix font remarquer, avec juste raison, qu’il n’y a pas de lien visible entre la transhumance et le colportage, que les marchands de l’Oisans visitent de tout autres régions que celles où vont s’établir annuellement leurs compatriotes, que les provinces où on les a vus le plus souvent sont les régions d’habitat dispersé où déjà les paysans ou les proches voisins connaissaient pour leur compte la pratique du colportage : Massif central, Aquitaine, Jura, Lorraine.
Géographiquement, en tout cas, les bornes sont pour les colporteurs de l’Oisans les mêmes que pour tous les autres colporteurs. Dans l’espace, leur trajet délaisse soigneusement les villes, où les rend inutiles la concurrence du commerce sédentaire. Dans le temps, ils sont destinés à disparaître avec le progrès des échanges, auquel ils s’adaptent temporairement en prenant l’autre forme du commerce nomade qui est la forme foraine ou définitivement en devenant des commerçants fixés.
La cause déterminante de cette coutume du colportage en Oisans doit être recherchée dans la nécessité implacable imposée par la nature à ses habitants. Tant qu’un pays porte une population supérieure en nombre à celle que ses ressources peuvent nourrir et tant qu’il n’est pas traversé par des courants d’échanges capables d’y apporter un peu d’argent monnayé, il faut que ses habitants emploient à réaliser un gain supplémentaire le temps de la morte-saison agricole — prolongée ici en un hiver de six mois par les rigueurs de la montagne. C’est ainsi que la nature — dans certaines conditions physiques humaines et économiques définies dans certaines conditions géographiques —ordonne à l’homme l’émigration hivernale.

À suivre…

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