Huit jours dans les glaciers de l’Oisans (1-7)

Cliquez-Moi !

Cordée d’alpinistes sur un glacier de l’Oisans, Eugène Charpenay, vers 1890. Collection Musée Dauphinois.

HUIT JOURS DANS LES GLACIERS DE L’OISANS
Les tribulations de huit intrépides aventurières et aventuriers sur un glacier de l’Oisans quelque part dans le massif des Écrins…

Source Gallica : Revue « Les Alpes Illustrées, publications du 29 juin 1893, No 24 au 10 août 1893, No 30

L’OISANS ET LA BÉRARDE
HUIT JOURS DANS LES GLACIERS – 1/7

Sous ce titre, M. Saint-Romme, député de l’Isère, président de la Section de Paris de la S. T. D, vient de publier, sous la forme d’une luxueuse et élégante plaquette, une conférence qu’il fit l’an dernier à Paris.
Cette jolie brochure, soigneusement éditée sur beau papier, par Berthaud frères, est illustrée de 55 superbes photocopies en diverses couleurs, d’après les photographies de M. Charpenay.
La plaquette de M. Saint-Romme charmera non seulement tous les amis de la montagne, mais encore tous les amateurs de publications dauphinoises. Il est donc utile que nous disions ici qu’elle est en vente au prix de 3 fr., chez Berthaud frères, à Paris, 9, rue Cadet, et à Grenoble, chez M. E. Charpenay à la Tronche.
Nous allons, avec la bienveillante autorisation de M. Saint-Romme. Reproduire « in expenso » sa brochure.
Ce que nous ne pouvons faire, malheureusement, c’est de reproduire les illustrations en prototype qui, certes, n’en sont pas le principal mérite, mais qui accroissent singulièrement le plaisir du lecteur :

Mesdames, Messieurs,
Je veux que ma première parole soit un remerciement. Vous avez bravé avec un admirable courage l’affreuse tourmente de neige tombée sur Paris, pour venir entendre parler de nos Alpes françaises et de nos glaciers. Votre présence m’assure que vous connaissez le but patriotique que nous poursuivons et que vous l’approuvez. Nous voulons, en effet, que les touristes apprennent que nous possédons, en France, des sites et des glaciers qui ne le cèdent en rien à ceux des pays étrangers. Par cette divulgation, nous espérons, les entraînant vers le Dauphiné garder en France l’argent français dont les pays étrangers ont seuls trop longtemps bénéficié.

Depuis plusieurs années, la Société des Touristes du Dauphiné poursuit cette campagne. Mais, quand dans leurs conférences, mes amis venaient vous parler des glaciers, des hauts sommets des Alpes, ils avaient l’air — ne leur en déplaise — de considérer les ascensions comme un nouveau privilège de notre sexe, et les régions alpestres comme une partie du monde dont la porte vous était fermée, Mesdames comme celle de la chambre de Barbe Bleue.
Je ne vous cache pas qu’au fond du cœur je protestais contre cette nouvelle prétention. Je n’osais cependant rien dire tant que je ne pouvais pas appuyer mon opinion ; sur des faits. J’ai maintenant la preuve que des femmes, qui ne sont même pas des marcheuses exceptionnelles, mais qui ont l’énergie que vous avez toutes, comme l’atteste votre présence ici par cette tourmente, peuvent aborder les plus belles ascensions.
Dans les précédentes conférences où vous avez bien voulu me prêter votre attention, je vous ai fait. Mesdames, parcourir les basses vallées de l’Isère.
Une première fois, nous avons visité la vallée de la Bourne et donné en hissant un souvenir aux tristes amours du prince Zizime.
Une seconde fois, nous avons contourné la partie Sud de Grenoble, allant, par le col de la Moucherolle ; du Villard-de-Lans au Monestier-de-Clermont ; cherchant ; à Mens une page inédite des guerres de religion ; à Laffrey, le souvenir du retour de l’ile d’Elbe, et enfin retrouvant à Vizille les constructions diaboliques du Parc de Lesdiguières et les derniers échos de 1788.
Une dernière fois, vous remontiez avec moi la vallée de l’Isère ; nous passions par Albertville, Annecy, Aix-les-Bains, le lac du Bourget, les Échelles, et tournant autour de la Grande-Chartreuse, nous rentrions à Grenoble.
Mais toujours Mesdames, au-dessus de nos tètes se dressaient les blancs sommets des Alpes pareils à une terre promise où nous ne devions pas atteindre.
Les vacances dernières, me trouvant à Uriage avec de trois amis, nous entreprîmes quelques courses, entre autres celle de Chamrousse que je vous raconterai un jour.
Du pied de la croix qui couronne ce sommet, devant l’admirable panorama qu’on y contemple, les trois amis qui m’accompagnaient me demandaient, regardant les lointains glaciers se dorer au soleil : « Qu’y a-t-il là-bas ? » Et je sentais que ces hautes cimes neigeuses exerçaient sur eux l’irrésistible attraction de l’inconnu.
— « Ah ! les glaciers ! » disait mon jeune ami Étienne, et son regard ne pouvait se détacher de ces brillants sommets qui disparaissaient à mesure que nous descendions. Il y avait tant de tristesse et de désir dans cette exclamation que je promis à Étienne de lui faire faire une grande course. Dès lors, Mesdames, l’idée de vous ouvrir toute grande la porte de glaciers vint me hanter de nouveau.

Deux jours après, mon ami Eugène Charpeinay étant venu me voir, je lui parlai de mon projet.
Il faut vous dire que Charpenay est l’ami des glaciers : c’est lui qui les a descendus jusque dans les villes, lui qui les a domestiqués et mis en cage… dans sa chambre noire. Cette cage, il me l’a prêtée, et tout à l’heure. Je vais prier M. Molteni de l’ouvrir pour les laisser un à un s’échapper devant vous.
Le soir, notre course était décidée, et nous avions pris comme but le massif du Pelvoux.
Le dimanche 28 août, nous partions par le service public que la Compagnie P.-L.-M. a organisé pour relier Grenoble à Briançon, en attendant que le chemin de fer à voie étroite qui a été projeté soit exécuté. Les dernières formalités viennent d’être remplies et le décret d’utilité publique a été rendu. Je me fais un plaisir d’annoncer cette nouvelle aux touristes : d’ici à deux ans, ils pourront être transportés au Bourg-d’Oisans en chemin de fer. Ils devront cette heureuse création, que j’ai aidée de tout mon pouvoir, à l’énergie de mon ami M. Devilaine, directeur des immenses papeteries de Rioupéroux.
Pendant que la voilure s’ébranle, je vais vous présenter mes compagnons de route.
Notre caravane se composait de huit personnes, dont trois dames : Mme Charpenay, qui ne connaît ni la fatigue ni le vertige, et qui est toujours prête à mettre son inaltérable bonté au service de ceux qui l’entourent ; Mlle Lagnier, l’infirmière et la meilleure marcheuse de notre bande, qui, comme le plus exact des baromètres, nous annonçait les changements de temps selon que ses cheveux frisaient ou ne frisaient pas ; enfin Mme Georgé, arrivée la veille des bords de la Loire, et connaissant tout juste des glaciers et des montagnes ce que Daudet a bien voulu en dire dans son Tartarin sur les Alpes.
« Aurai-je des émotions ? » fut sa seule réponse se quand nous lui proposâmes de nous accompagner. Je suis aujourd’hui certain qu’elle en a eu… peut-être plus qu’elle n’en désirait.
Quant aux hommes, outre Charpenay et ses appareils photographiques, ils comprenaient : Étienne Buisson, marcheur intrépide et admirateur passionné des glaciers ; Marc Tissot, dit Guguste, le plus gai de la bande, ayant toujours une grimace en réserve, et un éclat de rire à provoquer ; enfin, mon fils Henri. Il peut bien venir le dernier, car, par-dessus tout, il redoute de se presser. En revanche, il est inaccessible à la fatigue et son impassibilité reste entière alors même que les rochers réussissent à entamer la partie la plus charnue de son individu.
Mes compagnons m’avaient fait l’honneur de me choisir comme chef de cette expédition glaciaire.
Avant de partir de Grenoble, nous avions fait des provisions importantes, en vue des courses que nous comptions faire : c’est là une utile précaution, que je vous recommande de ne pas négliger, car elle entraîne de sérieuses économies. Pour ma part, j’emportais une galantine et des saucissons, dont je ne vous parle que parce qu’ils ont fait mon malheur pendant plusieurs jours.

Je ne vous raconterai pas notre voyage jusqu’au Bourg-d’Oisans ; mon ami, M. Moisson, me l’a défendu, parce qu’il se réserve le plaisir de vous entretenir de cette région. Contentez-vous de savoir que nous franchîmes sans nous arrêter Le Pont-de-Claix, les châteaux de Vizille et de Séchilienne, laissant à notre droite, à la sortie de Vizille, les papeteries de MM. Peyron frères.
Nous remontâmes les gorges de la Romanche et Livet, laissant sur notre gauche les papeteries de Rioupéroux qui disposent des forces hydrauliques les plus considérables de France, et sur notre droite Taillefer et ses pentes abruptes sillonnées d’admirables cascades. À 9 h. 1/2. nous arrivions au hameau des Sables, qui marque le commencement de la vallée du Bourg-d’Oisans.
Nous avions en ce moment à notre gauche la vallée d’Allemont, qui longe le massif de Belledonne, et dont le fond est occupé par le charmant village d’Oz-en-Oisans. Presque devant nous, semblable à un ruisseau de lait, tombait la cascade de Pissevache en Oisans.
Enfin, à dix heures nous arrivions au Bourg-d’Oisans et nous descendions au bureau de la voiture, chez le sieur Michel. Je ne connais pas d’exploiteur moins complaisant que lui. Il m’a fallu des discussions interminables pour arriver à ne payer que 22 fr., et encore non compris l’étrenne due au conducteur, la voiture attelée de deux chevaux boiteux et éreintés qu’il nous fournit pour aller à Venosc. Quand vous ferez cette course, je vous conseille de retenir d’avance votre voiture en ayant soin de fixer le prix : vous éviterez ainsi des débats ennuyeux et un retard plus ennuyeux encore. Mes pourparlers avec Michel me firent oublier dans la voiture publique le filet contenant les provisions dont je vous ai parlé : il continua sans moi son voyage vers Briançon. J’eus beau écrire, télégraphier, le mauvais vouloir du sieur Michel et d’un sieur Turc, aubergiste à Saint-Christophe, paralysa mes démarches. Malgré toute la complaisance de Manin, facteur à Venosc, mon colis ne me rejoignit à la Bérarde que le vendredi suivant, par l’intermédiaire d’un exprès, que je fus obligé d’envoyer à Saint-Christophe dans la nuit. Pendant ce temps, mes malheureux saucissons s’étaient recouverts d’une barbe, qui rappelait celle de leur émule le Juif errant. Nous en fûmes quittes pour la raser, en maudissant les aubergistes aussi peu complaisants que les sieurs Michel et Turc.
Mais retournons rejoindre nos compagnons qui, pendant que je me disputais avec Michel, visitaient le Bourg et les bords de la Rive.
À 11 heures nous repartions enfin. En sortant du Bourg-d’Oisans, la route se dirige en droite ligne sur la cascade de Sarennes et, après avoir franchi la Romanche, remonte en suivant la rive droite de la rivière, jusqu’au pont de Saint-Guillerme, que nous traversons pour entrer dans la vallée du Vénéon qui contourne vers notre droite. De ce point, nous contemplons une
dernière fois toute la vallée du Bourg-d’Oisans qui, vue ainsi d’ensemble avec le massif de Belledonne, la fermant au fond, est admirable. À partir de là, la route s’élève, traversant des rochers couverts de véritables champs de lavande qui embaument l’air.
À midi et demi, nous arrivions à Venosc, Bourg-d’Arud, où nous avions commandé notre déjeuner. Il était temps, car j’entendais derrière moi un cri, qui allait souvent frapper mon oreille pendant notre voyage : « Ah ! que j’ai faim ! »

Saint-Romme.
À suivre…

Si vous avez trouvé une faute d’orthographe, une erreur ou si vous souhaitez ajouter une précision,
veuillez nous en informer en sélectionnant le texte en question et en appuyant sur les touches [Ctrl] + [Entrée] .

Print Friendly, PDF & Email
Ce contenu a été publié dans ARCHIVES, CHRONIQUE, TÉMOIGNAGE, TEXTE, VILLAGE, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.