Crime à Mizoën !

Carte postale Oddoux

CRIME À MIZOËN
Un meurtre à Mizoën, un crime enveloppé d’un certain mystère qui s’est déroulé sans témoins dans un hameau perdu sur un des hauts sommets de l’Oisans. Le Petit Marseillais en rendit compte en son temps restituant les échanges entre l’accusé et le juge.
Les noms des protagonistes toujours bien présents dans nos montagnes sont raccourcis à la simple initiale.  

Journal Le petit Marseillais
Parution : 11 novembre 1897

L’accusé, rude montagnard, illettré, mais d’une rouerie à rendre des points au meilleur Normand, se nomme jean-Pierre J., âgé de 63 ans, père de cinq enfants. Il vit, l’été, dans les hauts pâturages, au hameau des Clots, où il possède un modeste chalet, un « habert (?) », comme on dit dans nos Alpes ; avec l’hiver il descend à Mizoën et partage le pain dur cuit pour six mois que l’on brise au marteau ou à la hache avant de le noyer dans le maigre bouillon quotidien. L’audience, présidée par M. le conseiller Chaurion, a été ouverte à 8 heures 1/2, Me saunier présentait la défense. Me Saint-Aubin, avocat général, occupait le siège du ministère public.

Voici le texte de l’acte d’accusation :

Le 26 juillet dernier, le sieur Antoine J., revenant de la fête de Mizoën, apercevait à son arrivée au hameau des Clots la grange du sieur D., son voisin, vieillard de 73 ans, ouverte et la casquette de celui-ci à terre.

Il appela et ne recevant aucune réponse, il fit le tour de la maison, et devant la porte de sa propre grange, il découvrit D., étendu sur le sol, gisant dans une mare de sang.

L’opinion publique attribua immédiatement la mort de D. à un crime et désigna l’accusé comme pouvant en être le seul l’auteur, Jean-Pierre J., en effet, redouté de ses voisins et qui ne jouit d’aucune considération, n’avait pas quitté le hameau des Clots la veille où, à raison, de la fête du chef-lieu, personne ne se trouvait. L’accusé fut aussitôt gardé à vue par un gendarme du Freney. Néanmoins il réussit à prendre la fuite. Après avoir parcouru des chemins dangereux et s’être lancé à toute vitesse jusqu’au bord extrême d’un précipice, il alla se blottir dans un creux de rocher où on parvint à le découvrir peu de temps après. J. aussitôt interrogé nia être l’auteur du crime.

La nature, la position, la gravité des blessures relevées sur le cadavre par le médecin expert, au cours de l’autopsie, excluaient toute hypothèse d’une mort accidentelle. D., le crâne fracturé, était tombé sous les coups d’une main criminelle, armée d’une pioche, d’un marteau ou même d’une pierre pointue. Mis en état d’arrestation, il finit par rentrer dans la voie des aveux. Il se reconnut coupable du meurtre d’Alphonse D., expliquant qu’exaspéré par les injures que la victime lui avait adressées la veille, le dimanche vers midi, au moment où il rentrait de la montagne, il avait prix sur un mur une pierre assez volumineuse, qu’il avait lancée dans sa direction et qu’elle avait atteint D., lui faisant les blessures auxquelles il a succombé à l’endroit même où il l’avait vu tomber sans lui porter secours. D. était très estimé de ses voisins. Il n’en est pas de même de l’accusé dont la réputation est des plus mauvaises.

Après l’audition des témoins, tant à charge qu’à décharge, qui ne porte que sur le caractère violent de l’accusé, Me Saint-Aubin, avocat général, prononce un réquisitoire très sévère à l’égard de J..

L’audience est levée à midi 10 et renvoyée à 2 heures.

Après les questions d’usages et l’accusée ayant renouvelé ses aveux, le président lui demande de narrer la scène de crime.

L’Accusé.- Mon président, je revenais de la fontaine et je passais porteur de seaux d’eau devant la maison de D., celui-ci m’interpellant, s’écria : « Payes-tu une prise, prisonnier ! »

Vexé de l’injure, je lui dis : « Répète voir ce que tu dis ? ».

Alors, comme il me qualifiait encore de prisonnier, je quittai mes seaux et je le frappai au visage d’un coup qui fit tomber sa casquette.

Le Président.- Et ensuite ?

L’Accusé.- Ensuite je reprenais mes seaux : alors D. fit le tour du petit rocher et ayant monté deux marches d’escalier de sa maison, il se reprit à m’injurier.

Devenu furieux, je saisis une grosse pierre et la lui lançait, nous étions à 10 mètres l’un de l’autre ; malheureusement pour lui et pour moi (il pleure), la pierre l’atteignit à la tête au moment où il se baissait, et il s’affaissa.

Le Président.-Comment avez-vous bien pu commettre un meurtre pour une simple injure ?

L’Accusé larmoyant.- D. avait l’habitude de m’injurier. J’ai cédé à un coup de promptitude que je regrette. 

Le Président.- Pourquoi vous traitait-il de prisonnier ?

L’Accusé.- Voilà, mon président : J’ai il y a plus de trente ans, subit deux petites condamnations, l’une à 8 jours, l’autre à 8 mois de prison pour vol.

Le Président. – Qu’aviez-vous volé ?

L’Accusé.- Du pain !

Le Président.- Seulement, c’est bien invraisemblable !

L’Accusé.- avec un peu de viande et puis…

Le Président.- C’est bon, le jury vous comprend !

Quand D. est tombé, lui avez-vous porté secours, après votre coup de promptitude ?

L’Accusé.- Non.

Le Président.-Qu’avez-vous fait ?

L’Accusé.- Je suis allé à mes occupations dans les champs, et l’après-midi, je suis descendu au Dauphin où, dans mon café, j’ai joué aux cartes jusqu’à 9 heures du soir.

Le Président.-Ainsi, après un meurtre, vous vaquez à vos occupations tranquillement, et vous allez boire et jouer aux cartes sans le moindre souci ! C’est là un calme bien extraordinaire.

Voyez, J., vous êtes un maraudeur avéré : on vous qualifie de voleur, eh bien voilà ce qui a dû se passer : Vous avez été surpris par D., chez lui, en flagrant délit de vol, et, craignant la prison, vous l’avez tué.

L’Accusé.- Non, mon président, ça s’est passé comme je vous l’ai dit.

En vain, le Président use de toute son intelligence et de son expérience pour amener J. à faire la lumière sur le drame. Le madré montagnard a réponse à tout et ne se livre pas.

L’audition des témoins n’apporte que des faits se rattachant à la moralité très mauvaise de l’accusé.

Le docteur Comte, médecin au rapport, admet l’hypothèse de l’accusation seulement que D. a été tué à coup de pioche, mais, dit-il, ce n’est qu’une hypothèse. D. avait deux blessures au crâne résultant de deux coups successifs, il aurait fallu que la pierre dont parle l’accusé eût deux angles pour produire deux blessures, mais c’est peu soutenable.

À l’audience, reprise à 2 heures du soir, Me Saunier, s’est évertué à soutenir le système de défense de l’accusé qu’aucun témoin du crime ne pouvait infirmer.

Le président déclare enfin, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, poser la question subsidiaire de coups et blessures ayant donné la mort sans intention de la donner.

Après un très remarquable réquisitoire de Me Saint-Aubin, le jury rend un verdict écartant le meurtre, mais affirmatif sur la question subsidiaire et admettant le bénéfice des circonstances atténuantes.

La cour, après avoir délibéré, condamne J. à 7 ans de réclusion.

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