Le Lautaret et le Mont Genèvre en 1907

Traineau pour la Grave, Monétier-les-Bains, Le Col du Lautaret par Auguste Villaret. Début du siècle, Archives Musée Dauphinois.

LE LAUTARET ET LE MONT GENÈVRE
Magnifique texte sur un périple passant par « La petite Route de l’Oisans » à traineau au début XXe siècle.

Publié dans La Montagne : revue mensuelle du Club alpin français
Par Mme et M. Rougier en 1907

C’est en plein cœur d’hiver que l’Alpe cette fois nous convie. L’occasion du Concours International de Ski s’est offerte. Nous n’aurions garde de la laisser s’échapper.
Aussi bien, il faut un motif, le prétexte de quelque « haute curiosité », à faire valoir aux yeux de son entourage, pour justifier pareille équipée. Abandonner son coin de feu, le home confortable, la rue pleine de désœuvrés remuants, pour s’en aller par 20 degrés de froid courir les aventures de la montagne, au risque d’un souper incertain et d’un gîte problématique, n’est-ce pas là de quoi déconcerter le sens rassis du vulgaire profane ? Au fond, nous savons bien que c’est la recherche d’impressions rares et neuves qui nous pousse ; le désir de recueillir encore un peu de cette beauté des choses qui alimentera par la suite notre rêve intérieur ; que tout le reste ne compte pas, — ou si peu ! Mais comment oserions-nous avouer que, nous aussi, nous aimons ce que jamais on ne verra deux fois, et que, quand il s’agit d’envolées hors des chemins battus, tout notre raisonnement, hélas ! se réduit à céder au sentiment ?
Il n’importe ! Nous sommes en route. Le tramway qui va de Vizille au Bourg d’Oisans nous entraîne d’une fuite éperdue au travers d’un paysage de rêve. Le long de la vallée, les arbres sont fleuris de givre : de fantastiques aubépines s’accrochent aux buissons ; la ramure des bouleaux, celle des peupliers se profile dans les lointains, enguirlandée de fines dentelles : il semble que la reine Mab ait passé par là, et Puvis de Chavannes, pour tout harmoniser dans des tonalités délicieuses, tout fondre en un poème élyséen. Les cascades, figées au flanc des rochers par le coup de baguette de l’hiver, s étalent en gerbes d’artifice, que colorent les plus délicats arcs-en-ciel. La Romanche, véritable chemin qui marche au centre du décor immobile, bouillonne avec des panaches d’écume et de vapeur. Les Grandes Rousses, le Pic de l’Infernet, la Grande Lance d’Allemont dressent des cimes radieuses à tous les points de l’horizon.
Au Bourg d’Oisans, les traîneaux nous recueillent et cette route, qui nous avait paru quelque peu aride et monotone au cours des journées caniculaires, est transfigurée par la parure hivernale. La lumière translucide donne aux choses un contour irréel. Nous passons et repassons la Romanche sur des ponts festonnés de stalactites de glace ; nous nous enfonçons entre de hauts remparts de neige dans la profondeur des tunnels.
Au-delà de la Combe de Malaval, le Glacier du Mont de Lans et celui de la Girose brillent d’un incomparable éclat : leurs crevasses, tantôt rosées, tantôt bleuâtres, reflètent toutes les clartés emmagasinées au cours des soleils de midi. C’est une admirable fête de la lumière, qui se donne à cette heure sur les crêtes irisées. Les cascades continuent à faire pleuvoir des émeraudes le long des parois abruptes, et une dernière flèche d’or transperce la pointe du Grand Pic, quand nous atteignons la Grave.
Ici, on s’attarde ; on renouvelle ses calories par l’absorption de grogs bouillants et par un stationnement prolongé devant les poêles chauffés à blanc. Puis on se roule dans ses couvertures ; on boucle ses chaussons en peau de mouton ; on insinue son chef dans le passe-montagne ; on se glisse aux doigts les gants de papier rigide et on repart avec la sage lenteur d’un attelage mérovingien. Le froid est vif et piquant. Nous sentons passer sur nous ce grand frisson de l’heure crépusculaire, de la nature qui s’apprête à mourir. Le ciel, qui a pâli au couchant, se fonce à nouveau. Des myriades de constellations embrasent la voûte d’azur : c’est comme un pèlerinage dans une nuit d’Orient, une marche à l’étoile vers quelque but mystérieux, insaisissable.
La file des traîneaux qui semblent menés dans un monde sublunaire par des bêtes apocalyptiques glisse silencieusement sur la route blanche : tous les bruits sont étouffés par l’épaisse couche d’ouate de 3 mètres de neige. La piste se déroule interminable. Atteindrons-nous la Terre Promise ? Bien haut, dans l’immensité bleue, la Meije trône en reine, une couronne d’étoiles au front. Et nous montons toujours, toujours plus haut dans la solitude des régions glaciaires, vers l’isolement farouche, le face à face avec la grande nature, au sortir du chaos. Et c’est une sensation d’ivresse exquise que l’on éprouve à aspirer ainsi l’air pur et libre, à planer comme l’aigle au-dessus de la demeure des hommes. Sous ce ciel merveilleux, en regard des monts splendides, perdus au sein d’un vaste cirque polaire, abîmés presque dans l’infini, nous sentons s’éveiller en nous une âme de beauté, inconnue, transfigurée…
Nous atteignons le Lautaret vers 10 h du soir.
Le brouet spartiate s’expédie vivement : nous ne sommes pas de ceux qui regrettent dans le désert les oignons d’Égypte ! L’opération du couchage risque d’être simplifiée par l’absence de lits. Au reste, ces menus incidents ne sont pas pour nous émouvoir.
Plusieurs lustres de vie alpine nous ont façonnés dès longtemps à l’endurance. Même nous ne voudrions pas de nos joies, sans la rançon des peines : elles nous en sembleraient moins savoureuses : la montagne vaut d’être conquise au prix de quelque effort.
Dès 5 h, le lendemain, on se redresse dans son accoutrement d’Esquimau : bientôt les sommets s’irradient d’une lueur d’aube infiniment pure. Nous allons nous asseoir un instant à l’écart pour jouir, dans le silence et le ravissement, de la féerie de ce spectacle unique d’un lever d’aurore à 2 000 m. C’est du déjà vu, et cependant du toujours nouveau que cette apothéose de la montagne dans les gloires du matin : les ciels mauves, rosés, violâtres ; la plus haute cime qui flamboie ; les autres qui s’allument successivement ; l’ombre peu à peu refoulée, traquée, s’accumulant dans le bas fond des vallées bleuâtres… Voici le Glacier de l’Homme qui s’irise de tons diaphanes, la pointe extrême du Grand Galibier, les pics du Combeynot qui émergent dans l’océan de lumière et là bas dans le lointain l’élégante pyramide de Rochebrune qui barre l’horizon d’une ligne de feu.
Trop tôt il faut s’arracher à l’ineffable contemplation, reprendre la piste de neige, car nos heures sont comptées et le cinématographe que fut cette expédition de 3 jours dans les Alpes se déroule sans trêve. Nous regrimpons dans nos traîneaux, escortés d’une équipe de cantonniers, destinés à conjurer les périls de la descente : car la route est étroite et sinueuse, la pente rapide. Tantôt la grappe humaine se suspend aux voitures pour former contrepoids ; tantôt, elle pousse aux patins : il faut dégager la voie des débris d’avalanches, ou, au contraire, apporter des blocs de neige à grands renforts de bras dans les passages balayés par la tempête. Nous courons tour à tour les risques de l’enlisement temporaire ou de la chute finale au fond d’un ravin. De telles éventualités nous laissent impassibles ; car l’alpiniste, comme l’Antigone antique, garde un cœur chaud dans les choses faites pour glacer d’effroi. Nous bravons allègrement le sort, qui continue de nous être propice. Une bise âpre nous pique au visage… Monêtier les Bains, les Guibertes.
Nous saluons une dernière fois le surplomb de la Meije Centrale, le Doigt-de-Dieu, qui réapparaît un instant entre deux anfractuosités de roc. Puis, c’est la galopade furieuse au cours des pentes verglacées ; les forêts qui passent, chargées d’une floraison inconnue de boules floconneuses ; les maisons qui défilent avec des pendentifs de glace débordant des toits en longs rubans verdâtres et enfin, tout en bas, au fond d’un entonnoir apparaît Briançon, au milieu de sa couronne de forts.
Les crêtes de l’Infernet, du Janus, du Chaberton reluisent dans l’or du couchant. Nous mettons pied à terre et nous dévalons au trot de nos jambes engourdies et quelque peu congelées la ligne verticale de la Grande-Rue, au centre de laquelle la Gargouille chante de sa petite voix de clair ruisseau. Encore que rentrée dans la civilisation, l’affluence des touristes est telle à Briançon que nous devons renoncer à participer aux douceurs d’un souper — assis, ou d’un sommeil — couché. Nous nous en consolons en nous remémorant la splendeur des jours précédents, la griserie de l’air respiré, toutes nos félicités intérieures.
L’homme ne vit pas seulement de pain !
À l’aube blanchissante, une longue théorie de skieurs, de piétons, de luges, de traîneaux serpente déjà sur les flancs du Genèvre. L’atmosphère reste toujours d’une limpidité cristalline, l’horizon d’une netteté absolue : il semble que l’on sente vibrer et palpiter l’âme de la montagne. Même certains d’entre
– nous — les idéalistes — croient entrevoir le fameux rayon vert, qui rase les plateaux supérieurs. Au bord du chemin, les fontaines glacées sont transformées en antres de Néréides. Les touffes de sapins, semées çà et là, nous apportent un reflet des verdures d’été ; plus haut, les mélèzes, teintés de rouille, projettent leur ombre légère sur le beau tapis immaculé. À notre gauche le rocher de l’Enroui saigne, strié de longues veines d’un rouge vif, qui nous rappellent le flamboiement des Dolomites. On franchit la Durance, et, au-delà des Alberts, la « grimpade » sérieuse commence. Nous abandonnons bien vite les lacets de la route, pour nous engager dans les raccourcis : histoire de manœuvrer un peu le piolet, qui pend à nos côtés, — tel un ornement inutile et vain, — de faire quelques glissades, de batifoler dans la neige.
On arrive au Col du Mont Genèvre. Une foule énorme se tasse sur la lisière du champ de courses, s’égrène le long des pistes, les uns soutenus par des raquettes, les autres enfonçant crânement jusqu’aux genoux dans la neige molle. On va, on vient, on monte, on descend pour suivre de plus près la bande des skieurs qui commence ses évolutions. Les Alpins français et italiens sont confondus ; les officiers fraternisent. Et vraiment, c’est comme un souffle d’humaine tendresse qui passe sur cette multitude bigarrée. À voir tant de cordialité sincère, on sent se dissiper plus d’un préjugé irréfléchi : et c’est soulevé sur la grande aile de l’enthousiasme qui nous emporte dans la région des sentiments supérieurs, que chacun de nous, à ce moment, est tenté de se proclamer avec Socrate « citoyen du monde ! »
Alentour, les skieurs glissent, bondissent, tourbillonnent.
Les hommes fendent l’espace avec une légèreté de fils de l’air : on dirait des mouettes qui s’ébattent, tant le geste a de grâce, tant l’allure est ondoyante et souple. Du haut des tremplins, les sauteurs s’enlèvent dans une voltige fantastique. On choit, on se redresse, on repart. La neige vole en fumée, éclaboussant ses héros, confondant dans une même auréole d’apothéose vainqueurs et vaincus. Les murailles du Chenaillet et du Gondran encadrent la scène grandiose ; l’air est d’une transparence idéale ; le soleil au zénith noie tout dans un rayon de gloire.
Nous redescendons sur le versant italien au galop de nos mules empanachées. D’autres traîneaux nous suivent et d’autres encore indéfiniment, coupés de loin en loin par quelque luge qui débouche en ligne verticale avec un fracas d’avalanche. Et là-bas sans doute de l’autre côté de la frontière, sur la route de France, une file toute semblable doit s’allonger jusqu’aux confins de Briançon… cependant que les monts sourcilleux vont rentrer dans le silence et dans la paix, que la bise secouera le blanc manteau de l’Alpe, foulé par tant de pas humains, pour le rendre à sa liliale pureté.
Nous franchissons successivement le Rio Secco, la Dora ; nous nous enfonçons au cœur de sombres défilés ; nous côtoyons de vertigineux abîmes. Puis, au-delà de Césanne, la pente se fait plus douce, les cimes s’abaissent et voici les noyers, la culture, les vergers, toute la vie civilisée qui vient à notre rencontre.
À Oulx, point terminus, brusquement le ciel s’obscurcit, les sommets se voilent, la brume envahit tout. La toile tombe sur le prestigieux décor.
C’en est fait de toute cette féerie, des solitudes resplendissantes, des éblouissements magiques, des visions enchanteresses. Il reste au cœur la mélancolie de ce qui s’achève.
Le train nous emporte vers la patrie, vers le foyer. Rêvons-nous ? Dormons-nous ? Quoi qu’il en soit, nous nous souviendrons que nous avons vécu là haut dans l’intimité de la grande nature, quelques moments d’une vie intense et précieuse, si vraiment vivre, « c’est consommer beaucoup de belles choses, c’est être le compagnon de route des étoiles, c’est aimer, c’est admirer ».
20 Février 1907. M. ROUGIER.

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