Les Lettres du Dauphiné, La Bérarde

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La Bérarde en 1888, tableau de l’abbé Laurent Guetal

LES LETTRES DU DAUPHINÉ, LA BÉRARDE

Source Retronews : Le Siècle, édition du 8 octobre 1884 
Merci à Paul pour la note complémentaire sur le glacier de l’Encoula* apporté par Paul. 

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Mon cher Directeur,
Ma dernière lettre, datée du Bourg-d’Oisans, vous annonçait une excursion à la Bérarde. Le village de la Bérarde forme à peu près le centre des glaciers du Pelvoux.
Des prophéties, auxquelles je crois, affirment que la Bérarde sera un jour le Chamonix des Alpes dauphinoises. On rencontre encore de vieux paysagistes qui ont visité Chamonix il y a quarante ans. C’était à peine un hameau relié à Sallanches par un chemin de mulets. Les montagnards savoisiens auraient souri si on leur avait annoncé qu’un jour dix ou douze hôtels somptueux s’élèveraient près de Chamonix et que d’innombrables touristes se promèneraient sur les pentes du Mont-Blanc. Il ne faudra que quelques années pour que la Bérarde soit consacrée par la vogue. Les six ou huit lieues qui séparent ce petit pays de Bourg-d’Oisans offrent des tableaux qui rappellent les plus imposants aspects de la montée d’Andermatt au Saint-Gothard.

Dès le lever du soleil, je m’engage sur la route. Une brise odorante et fraîche invitait à la marche. À peine sorti de la plaine de Bourg-d’Oisans, on arrive à l’entrée d’une gorge si étroite qu’il semble que nul chemin n’y puisse passer. Cette gorge franchie, on suit le Vénéon, un torrent dont l’origine se perd au milieu des neiges. Une première étape vous mène à Venosc où finit la voie carrossable. Ce trajet est fort beau.
Il y a non loin de Venosc une excursion curieuse, celle du lac de Lauvitel. Ce petit lac est navigable, ou du moins flottable. On y parvient en quelques heures d’une ascension qui vous permet d’embrasser les masses étincelantes du glacier du Mont-de-Lans. Près du Lauvitel se précipite une cascade aux lignes brisées qui va tomber dans le Vénéon. On aperçoit à une grande distance le ruban de cristal formant des nœuds gonflés d’écume et coulant comme du verre en fusion du haut de rochers qui ressemblent à des monuments. La plume traduit malaisément ces effets ; on les sent, on ne peut les décrire. Le plus habile peintre en exprimerait à peine la grâce étrange et le charme mêlé de grandeur.
Nous marchons et voici un spectacle bien autrement saisissant. Imaginez qu’on vous place soudainement au milieu de ruines accumulées par un tremblement de terre. La route s’enfonce à travers une vallée couverte de blocs énormes jetés sur le sol dans un ordre qui trouble l’esprit. Un pic s’est écroulé à une époque relativement récente. Ses masses, brisées par une chute immense, ont transformé la vallée en désert. On avance dans un chaos. À chaque pas, des rochers plus gros que des maisons, posés dans un équilibre impossible, dressant leurs angles, étalant leurs larges pans, montrant des fissures profondes, des pointes dentelées, des creux verdis par la mousse, se pressent comme des barricades. Une végétation rare et désolée cherche à se dégager de ces débris granitiques. L’impression est grande et terrible. On croit contempler les traces d’un accès de colère de la nature. Ce lieu maudit est le clapier de Saint-Christophe. Il faudrait avoir l’imagination fermée à toute poésie pour n’en pas emporter un de ces souvenirs que rien ne saurait effacer.
Mais la route cesse d’être praticable aux voitures et nous arrivons au Plan-du-Lac C’est une plaine couverte d’eau pendant les premières semaines de l’été lorsque les torrents grossissent, mais qu’on franchit en suite à pied sec. Un sentier parfois caché sous l’herbe traverse le Plan-du-Lac et aboutit à un chemin de mulets qui s’élève jusqu’à une oasis où se trouve Saint-Christophe-en-Oisans. Pendant une partie de son parcours, ce chemin n’est qu’un escalier fréquemment mouillé par l’eau des ruisseaux. Des piétons relèvent leur pantalon et enfoncent solidement la pointe ferrée de leur bâton dans les interstices des pierres. On monte encore et on arrive à un pont qui donne l’illusion d’un décor d’opéra. Une trombe torrentielle mugit à cent pieds au-dessous du spectateur. Partout où l’on regarde, on ne voit que gorges sauvages parsemées de petits arbustes. Après quelques minutes de marche apparaissent les maisons de Saint-Christophe.
Le village de Saint-Christophe est un repos apprécié après la course qu’on vient de fournir depuis Bourg-d’Oisans. Au sortir des sombres panoramas qu’on a côtoyés, on se plaît dans ces vergers où les moindres détails sont riants et coquets. Ces contrastes sont communs dans les Alpes et les voyageurs mêmes qui en sont le moins frappés en goûtent la délicieuse impression.
Le soleil est ardent et le chemin va monter encore, mais l’horizon qui s’étend devant nous est si beau que, nous reprenons notre pas militaire. Enfin nous entrons à la Bérarde, où une auberge est spécialement désignée à l’attention par un écriteau qu’y a fait placer la Société des touristes dauphinois.

Autour de la Bérarde ce ne sont que glaciers : glaciers du Mont-de-Lans, de la Selle, de la Meije, des Étançons, de l’Encla (l’auteur cite plusieurs glaciers autour de la Barre des Écrins, dont le Glacier Noir, il doit s’agir ici du Glacier de l’Encoula, autre nom du Glacier Blanc au XIXe siècle*.), glacier les Agneaux, glacier Noir, glacier de la Pillatte, du Vallon et beaucoup d’autres que domine la Barre-des-Écrins. Aussi la Bérarde est-elle le centre d’excursions le mieux situé de la région. Tous les ans des membres du Club alpin, des Anglais, des visiteurs venus des départements voisins, choisissent ce hameau comme point de départ de leurs ascensions. Le Dauphiné, et principalement le massif du Pelvoux, sont très appréciés du Club Alpin, qui y fait établir des installations utiles aux voyageurs. Par les soins du Club des refuges ont été construits, des services de guidés ont été organisés, des aménagements nécessaires seront prochainement disposés. Dans plusieurs ascensions les guides emportent des vivres et les font cuire ou réchauffer aux refuges où les excursionnistes passent la nuit. Les grandes tournées sont ainsi plus faciles. La Bérarde mérite particulièrement, en raison de sa situation, d’être pourvue de tout ce qui peut attirer et retenir les voyageurs. On construit actuellement une route qui mènera de Venosc à Saint-Christophe. La Société des touristes dauphinois fait, en même temps, bâtir à la Bérarde un chalet où l’on sera commodément logé. La Compagnie de Lyon alloue, dit-on, une subvention pour cette construction.
Il sera indispensable de prolonger prochainement la voie carrossable de Saint-Christophe jusque la Bérarde. Le grand public, dès qu’on lui aura fait connaître les splendides beautés de cette contrée pittoresque entre toutes, se rendra avec autant d’empressement sur les bords du Vénéon qu’il se dirige aujourd’hui vers la Reuss ou l’Arve. Le principal élément qui attirera de nombreux visiteurs est créé, c’est le chemin de fer. On va en wagon jusqu’à Vizille, à une faible distance de Bourg-d’Oisans.
Dans la silencieuse solitude de la Bérarde retentit parfois le grondement des avalanches. Le bruit prolongé émeut toujours, il éclate comme le signal mystérieux d’un danger qu’on pressent, mais qu’on ne peut voir. À ces altitudes, le caractère des idées s’amplifie de même que les proportions des choses. La contemplation constante de spectacles extraordinaires donne à l’imagination un essor inaccoutumé. Les esprits incapables de se plaire devant les grandes images auraient tort de venir dans la vallée du Vénéon. Tout y est austère, mais y manifeste une originalité puissante. On y est quelque peu écrasé par la force de la nature.

Je voulais rentrer à Bourg-d’Oisans le soir et je n’ai quitté qu’à regret ces tableaux. J’aspirais l’air à pleins poumons, non sans me rappeler une curieuse notice publiée récemment par la Revue scientifique, et qui établit que dans les Alpes l’atmosphère ne renferme que trois ou quatre bactéries par mètre cube, tandis que dans les plaines on compte ces petits organismes par centaines, en cheminant, j’ai eu la compagnie d’un prêtre des missions qui a beaucoup voyagé. Il m’assurait n’avoir rien contemplé de plus frappant que les sites que nous laissions derrière nous. Une dernière jouissance m’était réservée à la fin de cette belle étape. La lune répandait sa lumière bleuâtre sur les montagnes qui dominent Bourg-d’Oisans. Le Vénéon étalait ses eaux étincelantes sur un large lit de cailloux. Quelques abois de chiens troublaient seuls la paix de la nuit. Une douceur pénétrante se dégageait de cet ensemble. En regardant avec attention, il me sembla revoir un spectacle déjà gravé dans ma mémoire. J’avais, en effet, devant moi, un paysage qui, à la faveur des ombres et par l’ensemble de sa composition, rappelait avec une exactitude surprenante une partie du lac d’Annecy. On cherche souvent la poésie dans les livres, elle court la campagne, elle est partout où la nature a dessiné de beaux contours, improvisé des aspects sévères ou charmants, prodigué les clartés éblouissantes du jour ou les calmes lueurs d’an ciel constellé.

Après douze heures de pas accéléré, un bon souper est une joie pour le voyageur ; je me permets de recommander les desserts de Bourg-d’Oisans, desserts dont un miel merveilleux est le principal régal. Tout l’arôme des fleurs alpestres est concentré dans ce miel d’une saveur pénétrante et parfumée. Les abeilles de Bourg-d’Oisans sont d’inappréciables ouvrières.
Bourg-d’Oisans est une station géologique trop renommée pour qu’il soit utile de la signaler aux hommes de science. Les personnes qui recherchent seulement un séjour plein d’attrait, pour y passer l’été, trouveront dans cette petite ville une retraite selon leurs vœux.
En terminant mon voyage, je suis descendu à Grenoble. Je voulais comparer quelques-uns des sites classiques des environs de cette cité aux régions que je venais de parcourir. Il est, aux environs de Grenoble, une promenade recommandée : c’est celle des gorges d’Engins. On y va par Sassenage.
Je ne veux pas médire de Sassenage, ses sentiers bordés de vignes et de roses sont de délicieux asiles pour les rêveurs. Les gorges d’Engins forment un intéressant défilé où les beaux points de vue abondent. Mais les alentours de Grenoble sont les jolies Alpes, et je venais de voir les grandes Alpes. Les montagnes sont moins abruptes, les accidents de terrain moins mouvementés, les lignes générales et les détails du paysage n’ont plus la puissance et l’étrangeté qu’on admire vingt lieues plus haut. Je ne parle pas des cuves de Sassenage, excavations qui ressemblent à des galeries de mines et sont plus bizarres que vraiment curieuses. La région grenobloise n’a de supériorité sur les hautes montagnes que par la chaleur et 1e velouté de sa lumière. Certains horizons y ont un caractère presque italien.
Il est vrai que la grande Chartreuse passe pour égaler les plus beaux sites des pics élevés. Sans vouloir dépriser une renommée que justifient d’unanimes suffrages, je préfère la vallée du Guil ou celle du Vénéon à la Chartreuse. Mon enthousiasme n’est pas un engouement, il se fonde sur une longue expérience des pays de montagnes.

Le haut Dauphiné va transformer ; il doit rivaliser avec la Suisse et la Savoie. La Compagnie de Lyon a eu la bonne inspiration de construire dans la gare de Briançon un hôtel Terminus qui pourra servir de modèle aux établissements que l’industrie privée se propose de bâtir dans les villes et les villages où il est nécessaire d’offrir au public une hospitalité conforme aux exigences du goût moderne. Les communications sont nombreuses et faciles par chemins de fer, diligences, voitures particulières et mulets. On trouve des guidés pour les ascensions. La contrée est prête à recevoir beaucoup de voyageurs. Nous souhaitons que ces Lettres décident les touristes à suivre les admirables excursions que nous venons d’entreprendre.

E. Debriges.

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