De Grenoble à la Bérarde à Vélo en 1928

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Route de la Bérarde vers 1920. Photo revue La Pédale.

DE GRENOBLE À LA BÉRARDE À VÉLO EN 1928

Source : Gallica
La Pédale : revue hebdomadaire de la bicyclette et de ses accessoires : sport, industrie, tourisme
Éditeur : (Paris)
Date d’édition : 20 septembre 1928 

Autre article sur le thème du vélo en Oisans : 
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Dans les Alpes Dauphinoises
Excursion cyclotouristique de Grenoble à la Bérarde

Je quittais Grenoble vers deux heures de l’après-midi, par la belle avenue qui traverse la ville et s’en va au Pont-de-Claix. Cyclotouriste venant de Roanne et voulant admirer vraiment les Alpes, j’avais suivi les conseils d’un ami qui m’avait conseillé l’itinéraire Grenoble-La Bérarde, par la route du Lautaret jusqu’au « Bourg-d’Oisans » et par celle de la vallée du Vénéon.
Là, m’avait-on dit, vous découvrirez véritablement les Alpes dans toute leur splendeur et leur majesté. J’arrivais de la Grande Chartreuse que j’avais visitée le matin même et je comptais coucher au Bourg-d’Oisans.
Sous la perspective du Moucherotte, une large allée droite, de 8 km., conduit au Pont-de-Claix, petite localité industrielle. La route bifurque et s’en va longer le fougueux Drac, puis la Romanche et jusqu’à Vizille on jouit sans cesse d’une vue remarquable.
Je traversais Vizille, laissant à droite son château historique, construction robuste et élégante.
Voici le péage de Vizille, où nous retrouvons la Romanche pour ne la quitter qu’au Bourg-d’Oisans. La campagne est aimable en ce coin de Dauphiné, mais après la traversée de Séchiliennes, la route monte dans une âpre gorge où de nombreuses usines utilisent la houille blanche en abondance.
La vallée est étroite, sombre ; les usines qui l’enfument avec pesanteur lui donnent un aspect plus sévère encore. Voici les villages ouvriers de Gavet, les Clavaux, Rioupéroux, Livet qui se succèdent, comme attristés du voisinage de ces nombreuses usines. Le paysage serait cependant bien incomplet sans ces bâtiments hautains qui s’harmonisent avec les pentes grises, garnies d’une végétation rabougrie et de roches noires ! Des névés, quelques chutes écumantes… l’eau grise du torrent, tout cela contribue à donner à ce lieu un caractère imposant.
Après Livet, cette nature tourmentée s’apaise. La vallée s’élargit et devient boisée, quelques beaux rochers se dressent çà et là. Une magnifique cascade sur la rive droite de la Romanche captive mes regards en attendant d’être captée elle-même.
Bientôt un nouveau décor… les cimes des grandes Rousses surgissent. On ressent une admiration sans bornes pour cette nature si belle qui offre à ses amants tant de splendeurs. Quelle impression profonde laisse la vision première des neiges éternelles, blanches et pures, enchâssées dans les découpures grisâtres des rocs, brillant dans le ciel bleu avec des reflets d’argent !
Sous cette belle perspective, j’arrivais à Rochetaillée-Allemond, petit village où la rivière l’Eau d’Olle, descendue du col de la Croix de Fer, réunit ses eaux à celles de la Romanche.
Ce village est situé au pied du massif de Belledonne, à l’entrée de la plaine de l’Oisans. Une route excellente, bordée de beaux arbres, traverse une campagne verte et riante comme une oasis au sein, des montagnes arides. Elle va en droite ligne vers la capitale du pays d’Oisans à 50 km. de Grenoble.
Le Bourg-d’Oisans est une coquette cité de 3 000 âmes, reliée avec Grenoble par un tramway dont la voie est parallèle à la route depuis Vizille. Situé à 720 m. d’altitude au cœur des grandes montagnes dauphinoises Le Bourg-d’Oisans est un centre d’excursion, un second Chamonix, car c’est de là que partent généralement les ascensionnistes du Pelvoux qui comprend la Meije et les Écrins.
C’est ici que s’achève la première étape de ma randonnée. Après avoir découvert un gîte et soupé, je pars visiter le village et ses environs immédiats. Le belvédère, au-dessus du bourg, offre un panorama de toute beauté qui va de l’est à l’ouest, des parois abruptes du haut val de la Romanche jusqu’aux glaciers des Grandes Rousses, jusqu’à Belledonne, que les feux du couchant empourprent de vermeil.
Une douce brise emportait des senteurs printanières ; un silence absolu m’entourait. Je contemplais en rêvant cette féérie grandiose du soir. La campagne s’assombrissait peu à peu, la nature elle-même semblait mourir avec le jour. Le soleil, en son adieu, la parait de nuances somptueuses comme pour lui chanter un dernier poème. La nuit venue, voilà l’heure du soleil. J’avais bon espoir, car des myriades d’étoiles scintillaient au firmament.

***

Le lendemain, à 5 heures, j’étais éveillé ; une heure après, je partais gaiement pour la Bérarde, laissant mon excellente logeuse sous le coup de la surprise, tant la tentative lui paraissait risquée pour un cycliste. Je passais le pont de la Romanche pour laisser à gauche, dans son écrin de granit, l’éclatante cascade de la Sarrène. Le ciel était très clair, les premiers rayons du soleil effleuraient l’arête rude des rochers archéens.
À 3 km. du Bourg-d’Oisans, je faisais halte au café d’un hameau pour prendre un déjeuner matinal et réconfortant. La route du Lautaret remonte le cours de la Romanche pour arriver bientôt à l’extrémité de la plaine d’Oisans. Deux maîtresses vallées y aboutissent ; c’est dans ce paysage remarquable que la Romanche reçoit les eaux délicatement bleues du Vénéon, venues des gorges célèbres où je vais m’engager. Effectivement, au pont St-Guillerme, un tableau signalisateur, tel un écran, indique les directions. Une route se détache de celle du Lautaret et se rapproche pour toujours de la rivière d’azur. Je pénétrais dans un petit bois, au fond du val, où le Vénéon coule parmi des rideaux de feuillages. Après avoir traversé le hameau des Ougiers, environné de champs de lavande, je laissais à droite un vallon abritant la chute magnifique de la Muzelle et j’arrivais au gentil Bourg-d’Arud.
Là commence par des lacets multiples une montée très dure vers le clapier de Saint-Christophe, ruines gigantesques d’une montagne écroulée. À chaque coude du chemin, belle vue sur le Bourg-d’Arud, blotti dans la verdure, et le haut village de Vénosc [Vénon dans le texte original], dans le cadre grandiose de la vallée. J’arrivais à une grande hauteur au-dessus du Vénéon, qui s’écoule avec fracas, écumant, grondant et impétueux au fond de sa gorge sinistre. C’est le clapier de Saint-Christophe, fait d’éboulis rocheux formidables, offrant aux regards une vision diluvienne. Paysage âpre et tragique qui peut, dit-on, risquer une comparaison avec le chaos de Gavarnie. L’aiguille du Plat de Selle tranche l’horizon lointain. C’est en la contemplant qu’on gagne le Plan du Lac, parmi un désert de pierrailles, car toute végétation a disparu. Le Plan du Lac est un bassin triangulaire où le Vénéon a roulé des cailloux. De tous côtés, des pentes revêches, la vallée se resserre de plus en plus. Dans le fond se dressent les cimes des « Fétoules »… l’ensemble du panorama est d’une sauvage majesté.
La route traverse la rivière sur un pont de pierres, au-dessus d’une large chute, et recommence à monter le long d’une paroi de rocs, taillés à vif, pour lui céder passage. Établie en corniche sur la rive droite du torrent, elle s’engage dans un extra ordinaire défilé. Après des virages très brusques et des pentes excessivement pénibles, la route passe sur un pont d’une seule arche, jetée hardiment au-dessus d’un précipice d’où monte un sourd gronde ment. Cet édifice a remplacé le célèbre Pont du Diable que l’on voit encore au-dessous. Les Fétoules élancent leurs cimes mystérieuses ; Saint-Christophe apparaît accroché aux rocs géants. Une série de lacets se présente de nouveau, je suis obligé de mettre pied à terre, la route étant bien mauvaise et peu cyclable. Saint-Christophe-en-Oisans s’élève au tour de son clocher à 1,470 m. d’altitude, sur une étroite corniche dominant le val, entouré de splendides montagnes. La rudesse de l’étape m’avait donné de l’appétit ; je déjeunais en haut du bourg, à côté d’une fontaine des plus fraîches.
La végétation était réapparue quelque peu, le beau soleil se mettait de la partie et donnait à toutes les choses rustiques qui m’entouraient une ambiance heureuse ; ses clairs rayons étincelaient sur les sommets neigeux. Saint-Christophe possède un poste de secours, des guides vaillants à la disposition des alpinistes. Dans le petit cimetière reposent quelques glorieuses victimes de l’Alpe, victimes aussi de leur amour du vertige et de leur mépris du danger. La montée continue : après la traversée de Préclot, la route à flanc de montagne est sans cesse baignée de ruissellement d’eaux qui descendent des rochers parfois en vraies cascades. Voici Champhorent, pittoresque hameau à 1650 mètres d’altitude. La pente cesse peu à peu, elle n’a que trop duré depuis le Bourg-d’Arud ! la route en virages audacieux serpente à une grande hauteur au-dessus du gouffre ; bordée par endroits d’un garde-fou rudimentaire, elle est très étroite, aussi le sens unique y est de rigueur. Chaque année des réparations importantes y sont faites. Plus loin, une surprise m’attendait ; une avalanche avait obstrué le chemin dans une de ses courbes prononcées et, pour laisser libre circulation, les cantonniers avaient pratiqué une voûte dans la neige durcie ! Je pédalais allègrement, mais à la sortie du petit tunnel de Champhorent, je posais de nouveau pied à terre tant le sol était caillouteux. On frôle alors un abîme effrayant ; la route est incrustée à la base de falaises granitiques et domine le Vénéon par un talus abrupt de plus de 200 m. Au fond du ravin, dans un vallon boisé, la belle cascade de Lavey étale sa gerbe cristalline. Quelques bouquets de sapins jettent une note de douceur dans ce site sauvage. Le pic de Lauranoure, l’aiguille du Canard, les Fétoules portent à pic à plus de 3,000 mètres dans les nues leurs cimes brutalement découpées. De l’azur du torrent à l’azur du ciel, quelle parfaite harmonie de nuances, quelle sobriété de coloris, allant du vert sombre des sylvains à l’ocre pâle, et du gris des roches supérieures au blanc lumineux des glaciers…
Je traversais un paysage chaotique ; la nature alors se révèle dans le summum de sa grandeur et de son austérité. Le Vénéon écume, les montagnes se dressent, nues, terribles, déchiquetées, menaçant le ciel et écrasant l’homme de leurs masses puissantes… Terre ingrate, paysage d’une beauté tragique… évocation suprême de tristesse et de désolation… La route arrive sur les berges du torrent vers le pauvre hameau des Étanges [Étangs dans le texte original], au pied des pics vertigineux, premiers contreforts de la « Barre des Écrins », qui dessine dans le ciel bleu ses contours aigus et dentelés, sertis de glaciers et de neiges éternelles. Encore une légère montée, quelques sinuosités du chemin et la Bérarde se découvre, enserrée dans un creux de montagne à 1,738 m. d’altitude, dans le « coin » le plus âpre, le plus sauvage du Dauphiné. Le hameau, à 83 km. du Bourg-d’Oisans, est composé de maisonnettes coiffées de chaume, habitées par des guides et leurs familles. La route qui s’est élevée de 1,000 mètres décrit un virage audacieux, franchit le torrent et s’arrête devant une toute petite chapelle. Au-dessus de la porte une peinture re présente Notre-Dame du Glacier ; l’intérieur est humble, mais cette simplicité sanctifie ; on y voit des plaques en marbre, commémorant tristement le souvenir de jeunes gens morts à la Meije. Du seuil de la Chapelle, une vue superbe sur la tête de l’Aure, à droite, et la Tête de la Maye qui domine la Bérarde, à 2,517 mètres d’altitude ; à gauche, c’est la haute vallée et le glacier de la Pilatte où le torrent prend naissance. En traversant le hameau, le Vénéon décrit une boucle, roulant ses eaux d’opale, puis il se précipite sous un pont et entreprend enfin sa course capricieuse vers la plaine de l’Oisans. L’assaut de la tête de la Maye me tentait, mais l’heure du départ sonna trop tôt ! Il fallut repartir non sans quelques regrets…
La chance m’avait favorisé : un temps superbe, pas de crevaisons ni autres avaries de machine. Mon « Cyclo » fonction nait parfaitement. Merci, monsieur Raimond !
Cette brève excursion m’avait permis d’admirer cette région et sa vallée, la plus fantastique, la plus belle peut-être de toutes les Alpes, dans son cadre de montagnes légendaires. Les visions grandioses qu’elles offrent sans cesse aux regards émerveillés, imprégnant l’âme si profondément que le souvenir peut y rester gravé pour toujours.

Lucien CLAIRET.
des « Cuclotouristes Roannais » et de la F. F. S. C.

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