AUGUSTE GONON, LA MÉMOIRE DU CHAMBON S’EN EST ALLÉE.
C’est un livre qui se ferme sur les pages de l’histoire de toute une vallée.
— Première publication 15 mars 2015. — Mise à jour le 13 mars 2021.
À 94 ans, il a tiré sa révérence, par une belle journée ensoleillée du mois de mars 2015, Auguste nous a quittés.
Raconter l’histoire du « Gus Gonon », c’est un peu comme raconter toutes les révolutions qui sont passées sur le canton de l’Oisans durant ce XXe siècle. En commençant par la première, celle qui va bouleverser un petit hameau perdu dans les montagnes d’Oisans et qui prend la forme d’un gigantesque mur de béton, puis celle qui transforme les paysans en hommes d’affaires, et enfin, celle qui amorce la pompe à neige des prémisses de la ruée vers l’or blanc. Auguste les a toutes vécues.
Né dans le hameau du Chambon au mois d’octobre 1920. Auguste grandit avec les frémissements, puis l’effervescence de ce qui deviendra le chantier du siècle pour cette petite vallée verdoyante et tranquille. Il ne le sait pas encore, mais les jours de son village sont comptés. Ici, à quelques pas de chez lui, un immense barrage va surgir de terre. Un barrage, comme on n’en a jamais vu, va transformer la plaine verdoyante du Chambon en un immense lac et faire disparaître toute une vallée.
Fils d’Hippolyte Gonon, un agriculteur avisé de Mizoën et de Marie, originaire du Mont-de-lans, Auguste a ses racines entre ces deux villages qui se font presque face. Toute sa vie, il sera le trait d’union entre ces deux communes.
À l’âge de 8 ans, exproprié, il assiste au départ douloureux de sa famille du village natal. De grosses larmes coulent sur les joues de sa maman. Les adieux sont difficiles. Un déchirement. On s’embrasse entre voisins, un petit signe aux camarades d’école, on part, comme un exode accepté, imposé par un progrès qui prendra la forme d’une montagne de 315 000 m3 de béton.
Oh, il ne part pas bien loin le jeune Auguste, il s’installe à un jet de pierre plus en aval, dans le village du Freney-d’Oisans, situé en contre-bas du chantier du barrage du Chambon.
Grâce à l’indemnité versée par la Société des Forces Motrices de la Romanche, en compensation de son expropriation, Hippolyte a su saisir l’opportunité de changer de statut social et passe de celui de paysan à commerçant. Il ouvre sa boutique spécialisée dans la vente de vêtements et de chaussures de travail. Avisé, je vous l’ai dit, Hippolyte sait que les nombreux ouvriers qui vont participer au chantier du barrage du Chambon vont faire tourner sa boutique durant quelques années.
Le temps passe, les affaires vont bien, la famille compte maintenant deux autres garçons, les deux petits frères : l’un né en 1922, l’autre en 1933.
Le jeune Auguste commence sa scolarité dans la petite école du Dauphin, la poursuit dans la classe du « Père Mazet », à l’école du Freney-d’Oisans. Bon élève, il sera pourtant souvent puni ! Mais nous parlerons de cette histoire plus tard… Puis, ce sera le lycée de Vizille.
Mars 1935, dans quelques jours la mise en eau de la plaine du Dauphin va s’amorcer. Pour la dernière fois, Auguste et son père montent récupérer les derniers éléments démontables de ce qui était la maison familiale : poutres, huisseries, bois, ardoises s’amoncellent sur la charrette. Ultime voyage, dans un village désormais fantôme. De cette dernière rencontre, il gardera un souvenir très présent et dira bien des années plus tard : « On s’habitue, mais on n’oublie pas… »
À quelques occasions, durant la mise en eau qui durera 8 mois, il reviendra sur les hauteurs et assistera silencieux, à la lente disparition des maisons qui s’effacent sous la douce montée d’un horizon émeraude.
Pendant des années encore, à chaque vidange, ou quand le niveau était très bas, à la fin de l’hiver, il sera possible de voir les vestiges des maisons qui constituaient les trois hameaux disparus.
Quelques pèlerinages improvisés se formeront sur les berges du lac jusqu’en 1956. EDF à cette date prend la décision de dynamiter les dernières ruines debout. Seul le petit pont du Dauphin résistera encore une trentaine d’années, devenant ainsi une attraction pour de nombreux curieux.
En 1935, le barrage est presque terminé. La nouvelle Route Nationale est tracée, les trois nouveaux tunnels percés.
La famille Gonon quitte le Freney-d’Oisans, et retrouve les berges du lac artificiel.
Hippolyte, toujours aussi éclairé, a acheté un bout de terrain, mitoyen du petit tunnel du Chambon, en bordure d’une nouvelle route touristique qui monte en direction du village de Mont-de-Lans. On parle de projets de création d’une station de sports d’hiver, plus haut, dans les alpages.
Sur ce petit lopin de terre et de roche, le nouveau projet est lancé, la construction du « Café du Lac », un petit bar-restaurant avec une vue imprenable sur la vallée lacustre.
Après la révolution industrielle, on parle maintenant de révolution touristique, dont Hippolyte Gonon devient l’un des pionniers.
La petite affaire tourne bien. La qualité de la table, le point de vue et l’accueil, c’est une halte, un havre de paix, très apprécié par les touristes en automobile.
1939, la guerre éclate.
Auguste travaille au Centre National de Recherche de Grenoble au début des années 40.
Exceptionnellement, avec l’accord de son supérieur, tous les samedis matin, il enfourche sa bicyclette, sans dérailleur, et il part à fond la caisse, de Grenoble et prend la route en direction du Chambon. Le « Tacot » (tramway à vapeur assurant la liaison entre Grenoble et Le Bourg-d’Oisans) n’était pas assez rapide pour lui.
À peine arrivé, il casse une petite croûte et part faire la reconnaissance du gibier sur les montagnes voisines. La véritable chasse, c’est le dimanche, de 5 heures du matin à 17 h à courir dans les pentes.
À peine rentré de sa journée, il saute à nouveau sur sa bicyclette, et ventre à terre, il repart pour Grenoble, avec parfois dans son sac, un cuisseau de chamois qu’il donnera à son chef.
En ces temps troublés, la détention d’arme est interdite, même en « zone libre ». Pourtant, les coups de fusil résonnent de temps en temps sur les hauteurs. Il faut alors user d’un astucieux subterfuge pour cacher la prise de chasse et ne pas se faire prendre, quand on redescend dans la vallée. Le Chamois est ainsi glissé dans un fagot de frêne et dissimulé aux yeux des plus curieux. Un stratagème qui a un prix, car il double le poids de la charge que l’on a sur le dos.
Ah, la chasse ! Ses histoires, ses marches, ses anecdotes… une des grandes passions qui animera Auguste toute sa vie. L’une des rares occasions pour lui, aussi de parler le patois avec son complice et ami de Mizoën qui l’accompagne durant ces longues journées de traques.
Jusqu’en 1944, l’Oisans est presque épargné par les Allemands. C’est alors que les premières sérieuses échauffourées et les combats entre maquisards et troupes ennemies se font connaître aux limites, puis finalement, de retentir dans le Canton.
Le 11 août 1944, 9 civils français, utilisés comme des boucliers humains par l’Armée allemande perdent la vie en traversant le Grand tunnel du Chambon qui venait d’être piégé par la Résistance. Hippolyte Gonon voit soudain débarquer dans son café une troupe d’Allemands accompagnés des terribles Mongols. Ils viennent pour réquisitionner des vivres, et au passage se servent dans la cave et embarquent des bouteilles de champagne qu’ils apporteront aux blessés du tunnel, restés dans l’attente de leur évacuation par une ambulance pour l’hôpital de Briançon. Les Allemands demeureront un certain temps dans le café, devenant, par la force des choses, une base arrière, d’où partiront quelques expéditions punitives. Le Père Hippolyte saura berner à plusieurs reprises cette troupe de « verts de gris » durant cette difficile cohabitation forcée.
En 1949, Auguste prend les rênes de la petite affaire familiale. Il a lui aussi des projets d’extension.
Patiemment, étape après étape, il arrache un véritable bout de montagne et parvient à agrandir l’établissement qui se transforme en hôtel de 25 chambres.
Le petit « Café du Lac », devient l’« Hôtel du Lac », numéro de téléphone, le 13.
L’affaire est prospère. Une nouvelle révolution s’annonce… l’« Or blanc » !
Dans les années 60, Auguste se lance dans une autre aventure. Là-haut, sur le plateau de Mont-de-Lans, une station de sports d’hiver à l’envergure internationale est en train de prendre son essor. Aussi avisé que l’était son père, il se retrousse les manches et lance un grand projet, la construction de l’hôtel « Les Crocus ».
À 40 ans, le « Gus » est toujours un cœur à prendre. Bel homme, cultivé, travailleur, c’est « un bon parti » comme on dit. Le garçon de ses dames ne trouve cependant pas chaussure à son pied dans la gent féminine locale.
C’est alors que Cupidon passe, et plante sa flèche au moment où notre célibataire s’y attend le moins. Son cœur chavire pour une belle Niçoise. Marylène, véritable pile d’énergie, avec un prénom de starlette américaine, le Prince charmant n’y résiste pas. Les beaux yeux bleus d’Auguste feront le reste. Ah, les beaux yeux bleus d’Auguste…
Toujours pimpante, tirée à quatre épingles, très coquette, la belle Niçoise va faire des jalouses dans le pays.
Jusqu’en 2000, Auguste et Marylène vont garder l’Hôtel du Lac. Ils élèveront ensemble quatre enfants. 40 années sur le pont… du matin au soir, du soir au matin, pour les touristes, les Robinsons de la route, les cyclistes, les motards…
40 années sur le pont… et beaucoup d’autres engagements, ailleurs. Tout d’abord en politique, de 1959 à 1965, période durant laquelle Auguste devient le maire de Mont-de-Lans. Il ne rempile pas pour un deuxième mandat, mais reste toujours présent dans la vie communale et s’impose encore durant de nombreuses années comme un adjoint incontournable dans le conseil municipal du village. Il sera très impliqué dans le développement de la station des Deux Alpes.
Entre ses deux hôtels, sa vie d’homme politique, il trouve le temps de faire quelques piges pour le Dauphiné Libéré.
Auguste est un homme passionné, il aime par-dessus tout la chasse au chamois, nous l’avons dit, plus haut.
Il aime aussi, la pêche. Passion qui remonte à son enfance, lorsqu’il arpentait tous les ruisseaux sur la commune du Freney-d’Oisans. Le « Père Mazet » son instituteur, lui aussi passionné de la canne et du bouchon, apprendra à son élève quelques techniques et rudiments de pêche. Entre passionnés…
Malheureusement, l’élève était plus doué que le maître, Auguste raflait toutes les prises. Mazet, jaloux, se débarrassera de cette concurrence pas très loyale, par la sanction de nombreuses heures de colle pour le jeune Auguste durant une bonne partie de sa scolarité au Freney. Entre passionnés…
La pêche, qui lui vaudra d’être réélu au poste de président de l’association locale durant 55 ans, la colle la plus longue de sa vie. Mais celle-là, il l’avait bien mérité. Et c’est avec les honneurs qu’il quittera son poste de président à la fin de l’année 2002.
Autre passion, la pétanque, qu’il aime pratiquer avec ses amis sur les rives du Chambon.
Des quatre enfants, aucun ne souhaite reprendre l’Hôtel du Lac.
Auguste goûte alors à une retraite bien méritée à l’âge de 80 ans.
Paisiblement, au côté de Marylène, il s’installe dans la petite maison, juste un peu plus haut sur la route qui monte aux Deux Alpes. De sa terrasse, et de son salon, il garde cette vue sur le lac qu’il aime tant. Et sans doute, toujours, avec au fond de lui, cette nostalgie d’enfant pour son village disparu sous les eaux du barrage. « On s’habitue, mais on n’oublie pas… »
Le 28 mars 2003, il est honoré officiellement par cinq communes : Le Freney-d’Oisans, Mont-de-Lans, Clavans, Besse et Mizoën pour le remercier pour cette vie d’engagement. Un trait d’union entre les villages, je vous l’avais dit, Auguste, c’est la communauté de commune avant l’heure.
Quand, en 2007, éclate l’« affaire des Barrages vétustes » divulgués par le journal « Capital », il désamorce le pétard mouillé en déclarant simplement aux journalistes du Dauphiné libéré : « Je ne suis pas du tout inquiet, je pense que le barrage est très solide. Je suis très confiant. Il a bien des petites fuites, des petits suintements… Il paraît que le barrage bouge de quelques millimètres… Mais il a fait ses preuves, il est de bonne conception. »
En 2014, pour l’inauguration de l’exposition « Chambon… Dans l’ombre d’un géant », je l’ai vu, soutenu de part et d’autre ; descendre avec peine, mais sans appréhension, les marches qui mène à notre petit Syndicat du Freney-d’Oisans.
J’ai été très heureux à ce moment-là.
4 ans plus tard, l’exposition devenait un livre du même titre, avec comme tout premier témoignage, les souvenirs d’Auguste, un enfant du Chambon.
Auguste nous a quittés dans une belle journée de mars, qui aurait pu être une journée de printemps, tant le soleil était éclatant.
Il avait 94 ans.
À tous ceux qui ne l’ont pas connu, je dirais qu’Auguste était un homme rare, intelligent, doux, avisé (je l’ai déjà dit, mais c’est tellement vrai que le redire n’est pas insister sur ce trait de caractère si marquant chez lui), élégant dans ses paroles. Il avait toujours une petite anecdote à raconter sur l’histoire et la vie locale. Les énumérer ici serait impossible, tant il en connaissait des histoires.
J’ai eu la chance de rencontrer et enregistrer Auguste à plusieurs occasions. Jean-Patrick avait réalisé pour l’association Freneytique, une interview, durant laquelle Auguste avait raconté la vie du hameau du Chambon et quelques souvenirs. Avec l’association Coutumes et Traditions de l’Oisans, dans le cadre de notre recherche sur le patois, Auguste nous avait consacré une heure d’enregistrement vidéo, quel plaisir ! Et, à ses côtés, Marylène, toujours attentionnée, amoureuse comme au premier jour.
Auguste nous a quittés et je suis très triste…
Hippolyte et Marie, ses parents, devaient être des personnes très avisées. Auguste, quel beau prénom ! Sans doute, le meilleur qui pouvait lui être donné. Car auguste, il l’a été toute sa vie.