La vie rurale dans le canton de La Grave. 1/4

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Oratoire du Chazelet, photo début du XXe siècle. Archives départementales des Hautes-Alpes.

LA VIE RURALE DANS LE CANTON DE LA GRAVE
Archive André Glaudas :
Bulletin de la Société de Géographie de Lille
(Lille, Roubaix, Tourcoing)

La vie rurale dans le canton de La Grave
(Hautes-Alpes)
Édition 1935

Par l’Abbé Bernard MEURICE 

Partie 1, Partie 2, Partie 3, Partie 4

Nota : les altitudes et noms de sommets sont retranscrits dans les mêmes graphies que le document original.

Les paysages de l’Oisans
– Le voyageur qui s’est rendu de Grenoble à Saint-Jean-de-Maurienne ou à Briançon par le col du Lautaret, ne peut oublier les paysages qui l’ont séduit. Plus que la Maurienne et la Tarentaise, la troisième grande vallée intra-alpine, celle de la Romanche, lui a semblé plus sauvage, plus resserrée entre les grands massifs de Belledonne, des Rousses et du Pelvoux.
Au Bourg-d’Oisans, à 719 m. d’altitudes, la plaine est encore relativement large (1 à 2 km.) : c’est une vaste dépression glaciaire, ancien lac comblé par les alluvions de la Romanche et du Vénéon : le torrent endigué à permis aux hommes de s’installer sur le sol alluvial et fertile ; le fond de la vallée est plat, le travail de la terre facile, on y cultive les légumes, les arbres fruitiers, les céréales. Au milieu de ces montagnes, la pleine d’Oisans est vraiment un pays d’élection ; les communications sont aisées ; le Bourg-d’Oisans relié à Grenoble, par une voie ferrée, y fait figure de petite capitale.
Puis la vallée se rétrécit et tendit que le Vénéon, affluent de rive gauche, ouvre une porte vers Saint-Christophe et la Bérarde, un monde à part et sans issu au cœur du massif du Pelvoux, on est surpris de voir la Romanche déboucher dans la plaine par une fissure à angle droit ; elle s’est creusé une gorge profonde, étroite, aux versants abrupts : un véritable coup de sabre dans la roche, vallée hostile à l’homme, aucune place pour s’y frayer un chemin, encore moins pour s’y établir. La route a dû s’accrocher aux parois au prix de travaux gigantesques. L’œil ne découvre que des formes hardies et tous les phénomènes qui caractérisent un travail torrentiel encore à ses débuts, un monde extrêmement jeune. La vallée est coupée de verrous, les défilés se succèdent ou le torrent cisaille la roche en place. Le thalweg dessine une courbe fortement accentuée : de la Grave au Bourg-d’Oisans la Romanche descend en moyenne de 30 m. par kilomètre (la Lys, 2 cm par km. à Air). Bientôt la gorge de Malleval (mauvais vallon) la resserre entre deux murailles géantes : d’un côté, c’est le plateau d’Emparis qui domine en parois abruptes, « en-pareis », la route de la Romanche. De l’autre, les langues glaciaires viennent se perdre dans les pentes boisées ou alimenter les cascades du haut des escarpements.

Vers 1.500 m., la vallée soudain s’élargit dans le bassin de La Grave. À droite, le massif de la Meije offre un coup d’œil grandiose avec son grand pic (3.987 m) ses aiguilles, ses glaciers ; plus bas, les bois de mélèze couvrent les pentes d’éboulis et quelques prairies naturelles apparaissent parmi les ravinements schisteux polis par les eaux. Sur l’autre versant, le village de La Grave groupe ses maisons sur les premières pentes. Quelques cultures en terrasses montent vers les vallons aux formes adoucies ; des hameaux se sont installés vers 1.700 m sur les larges pentes de schistes ; on devine plus haut quelques chalets groupés ou isolés au milieu des immenses alpages.
Après deux tunnels, pour franchir le mauvais pas des Ardoisières, d’autres vallons, qui font suite à ceux de La Grave, entourent le Villar-d’Arène. La route serpente à travers les prairies jusqu’au col du Lautaret (2.075 m.) où l’œil découvre un monde nouveau, un pays plus lumineux, aux montagnes uniformément grises, aux arêtes déchiquetées, aux cailloux nus : c’est le Briançonnais. — Franchissons le col et nous sommes dans les Alpes du Sud, déjà, l’influence méditerranéenne se fait sentir.
Le bassin de la Grave, le Villar-d’Arène et ses hameaux ont retenu mon attention. Ce n’était plus la plaine agricole du Bourg-d’Oisans avec son damier de champs aux récoltes relativement riches, alternant avec des jardins soignés, semés d’arbres fruitiers. — Les maisons n’avaient pas l’aspect coquet des chalets de Savoie qui dénotent une certaine richesse et abritent sous leurs toits débordants des récoltes abondantes. D’autre part l’altitude ne permettait qu’une activité rurale restreinte à quelques mois de l’année, et pourtant c’était tout un canton qui vivait là, à plus de 1.500 m. d’altitude, un petit canton assurément, mais le plus élevé de France et j’ai voulu savoir comment vivait les habitants dans ce pays pauvre, de petites ressources.

L’unité géographique du Canton de la Grave. — Le terme « canton » semble bien désigner une division locale, et administrative et par suite arbitraire, mais ici il correspond à une unité géographique. Si le canton de La Grave appartient à l’Oisans, on a vu qu’il contrastait nettement avec la plaine d’Oisans pays humide : ici c’est le haut Oisans, le pays sec. Déjà on sent l’influence du Midi, la lavande couvre les éboulis de la combe de Malleval ; la végétation qui se fait rare annonce une latitude déjà méridionale. Pourtant, on est encore loin de là sécheresse du Briançonnais et le canton, compris dans le département des Hautes-Alpes ne lui appartient pas géographiquement. C’est un pays de transition entre l’Oisans, humide des Alpes du Nord et la vallée de la Guisane qui ouvre, au Lautaret, une porte vers les Alpes sèches du sud.
Mais c’est surtout l’isolement qui semble faire l’unité du canton de La Grave. Sans la route du Lautaret, ce serait le pays fermé par excellence, une oasis en haute montagne entourée de massifs élevés : la Meije (9.987 m.), la Grande Ruine (3.754 m.), le Combeynot (3.163 m.), le Part (3.120 m. [La Pare]), le Goléon (3.429 m.) — les cols, trop élevés, ne sont guère franchis que par les alpinistes ; quant au plateau d’Emparis, son altitude (2.460 m.) est un obstacle aux communications avec les autres communes du canton du Bourg-d’Oisans. Aussi les deux communes du canton de La Grave, La Grave et le Villar-d’Arène, ont vécu longtemps repliées sur elles-mêmes. Encore maintenant, à 40 km. de Briançon dont elles sont séparées par le col du Lautaret (2.075 m.) à 25 km. du Bourg-d’Oisans dont l’accès n’est possible que par la vertigineuse rampe des Commères, et à 80 km. de Grenoble elles forment un petit monde à part. L’influence extérieure semble à peine se faire sentir. Les hommes n’y ont guère changé leur façon de vivre ; l’économie rurale reste pauvre dans un pays où les conditions d’existence sont particulièrement défavorables.

Les conditions de la vie
— Lieux d’attractions par excellence du tourisme et de l’alpiniste, La Grave et ses environs retiennent difficilement l’habitant. La vie est rude, les conditions agricoles médiocres. Le relief et le sol, l’altitude et le climat apportent à l’homme des difficultés qu’il lui faut surmonter au prix d’un labeur rarement payé à son juste prix.
Au cours d’une conversation avec un paysan, je ne pouvais m’empêcher de lui dire : « Quel magnifique pays ! Et comme vous devez être heureux de vivre dans un tel décor qui contraste avec la monotonie de nos plaines du Nord ». Et je m’attirai cette réponse : « Assurément le pays n’est pas laid, mais la vie est dure. Chez vous, c’est plat, avec une brouette, le travail est facile. Ici, il faut tout porter à dos ! ». — Le relief est en effet un grand obstacle à l’activité rurale. Peu de routes, quelques chemins muletiers, partout des pentes extrêmement raides ou l’emploi de tout véhicule est impossible. Le mulet seul sera dans le labeur pénible l’auxiliaire de l’homme. Pour se rendre à son champ, le paysan doit suivre des sentiers en lacets ; il met parfois plusieurs heures pour se rendre à son travail. La terre elle-même est ingrate ; le sol est instable, les schistes sont ravinés par les eaux facilement entraînées ; ainsi s’opèrent les glissements, les affaissements, les « rideaux » artificiels des parcelles cultivables et les terres moles s’épandent comme une coulée de lave. Les roches dures se désagrègent et les éboulis, entraînés par la pente, viennent semer de cailloux les maigres cultures. Le paysan devra chaque année remonter sa terre, consolider les rideaux et épierrer son champ.
Dans ce pays de haute montagne, le climat est le grand adversaire de l’homme. L’année ne compte guère que de saisons : 8 à 9 mois d’hiver. 3 à 4 d’été médiocre ou plus exactement de printemps. L’activité rurale dure ainsi de 5 à 7 mois au maximum ; il faut alors lutter de vitesse et s’assurer par ce travail limité la subsistance d’une année. Dès que la neige a disparu, on se met à l’ouvrage, et la neige tombe encore parfois au mois de mai : Ventelon l’a vue tomber au mois de juillet en 1922. On s’efforce alors d’accélérer la fonte artificiellement par des dépôts de fumier, de terre ou de cendre. L’hiver arrivera tôt : bien souvent la neige apparait déjà au mois de septembre.

La température moyenne d’été ne dépasse guère 15° dans la zone habitée (été d’Arkhangelsk, sur la mer Blanche). Nous sommes dans la « zone du seigle ». Au-dessus, c’est l’été arctique, l’été de la « toundra » : la plante a des formes naines et rabougries, elle ne dépasse le sol que de quelques centimètres et elle se hâte de germer, de fleurir et de fructifier pendant les mois d’été. On s’étonne d’entendre parler d’« été médiocre », alors qu’on se souvient d’avoir subit des journées extrêmement chaudes et de fameux coups de soleil ; mais la chaleur peut être forte, il suffit que le soleil disparaisse pour amener des écarts de température considérables. L’amplitude diurne peut atteindre 15 à 20°. Parfois aussi toute la journée sera terne, monotone, sans soleil et l’amplitude ne dépassera pas un degré. D’autre part, si la journée est relativement chaude, il ne faut pas oublier la grande fraîcheur nocturne que l’on sent s’abattre, le soir sur les épaules. — Les pluies d’été sont rares ; elles ont arrosé successivement les étages inférieurs de la montagne ; mais elles se traduisent sous forme de violents orages et la combe de Malleval sait en rendre les échos.

L’hiver est particulièrement long ; la température moyenne varie entre -5 et -10°. Les écarts sont parfois considérables : on mange parfois dehors, l’hiver, sur la terrasse au soleil réchauffant, mais il suffit d’un nuage pour qu’on soit instantanément gelé. La neige couvre le sol durant la plus grande partie de l’année, et en quantités très variables. On a enregistré pour l’hiver de 1931-32, une chute de 3 m. d’épaisseur ; pour celui de 1932-33, une chute de 0 m. 50 ; pour l’hiver 1933-34, une chute de 1 m. 50 ; pour l’automne de 1934, deux chutes de 20 cm. La route du Lautaret est toujours impraticable aux autos durant l’hiver. Les tempêtes y forment des « gonchères [sic] » qui atteignent parfois huit à dix mètres d’épaisseur. Malgré tout, la route reste ouverte aux piétons et aux traîneaux. Un service de courrier par traîneau relie La Grave à Briançon, parfois interrompu par la violence des tourmentes de neige. Il arrive même que la route de Grenoble soit bloquée ; dès lors plus de courrier, ni lettres ni journaux ; le télégraphe et le téléphone ne fonctionnant pas plus, le canton de La Grave s’est ainsi trouvé complètement isolé ; telles furent les périodes du 4 au 12 février 1922. Et du 23 décembre 1923 au 3 janvier 1924. Cet isolement dure généralement peu, des équipes de cantonniers bien souvent improvisés ont vite fait de déblayer la route rejetant la neige dans la Romanche.
La neige est rarement un danger pour les habitants ; les avalanches se produisent le plus souvent sur le versant de la Meije. Cependant les hameaux du canton ont été parfois atteints ou menacés. En 1806, un hameau de chalets est emporté au Villar-d’Arène. Durant l’espace de deux siècles, le village des Hières a vu fondre sur lui trois avalanches de neige qui lui ont causé des dégâts importants. Les détails transcrits sur les livres de paroisse des Hières m’ont paru assez intéressants pour être reportés ici. Ces avalanches, à un siècle d’intervalle environ, se sont formées de façon un peu près identique et ont suivi le même trajet. Elles descendent de l’arête de Martignare qui domine les Hières au Nord et qui s’étend depuis le Signal de La Grave, en allant vers l’ouest, sur une longueur de 1 km. environ. Lorsque la neige tombe en grande quantité et que souffle le vent du N.-O., ce vent projette la neige au sud de l’arête de Martignare où il l’accumule en une longue et large « gonchère » qui se forme parlement à l’arête et à une vingtaine de mètres au-dessus d’elle. Cette « gonchère » peut atteindre en quelques heures une hauteur considérable, 5, 10, 15 m., et, suivant l’état du sol, qui la supporte, elle peut se détacher ou se maintenir accrochée. Si elle se détache, c’est l’avalanche sur les Hières. Alors elle entraîne avec elle toute la neige qui couvre le versant et se grossit démesurément. Cette masse de neige, qui glisse sur une largeur de près d’un kilomètre se partage en deux bras, dès qu’elle arrive à 200 m. du village, sur le mamelon qui joue ainsi en partie le rôle de protecteur. Quand l’avalanche s’est séparée, son bras gauche s’engouffre dans la gorge profonde et parvient ainsi sans s’arrêter au torrent du Mauriant. Rien à craindre de ce côté, la neige ne peut atteindre les maisons : le seul dégât qu’elle ait commis fut de renverser le pont au chemin de Valfroide.
Plus dangereux est le bras droit, qui descend à l’ouest du village en visant d’abord un petit ravin qui disparait un peu au-dessus des Hières pour faire place à un large vallon en pente vers le village ; l’avalanche s’y élargit et, suivant la masse de neige qu’elle charrie, elle peut atteindre les maisons.
L’avalanche du 4 février 1922 descend ainsi de chaque côté des Hières. À l’est, aucun dégât. À l’ouest, elle vient raser les jardins en bordure du village, elle renverse les murs du cimetière : sa violence est telle qu’elle entraîne une énorme croix de fonte avec son socle, d’un poids de deux tonnes : elle frappe le mur de l’église qui s’incurve un peu, mais qui résiste et la rejette vers l’ouest. Poursuivant sa course, elle écrase une maison habitée par une famille de cinq personnes (père, mère, et trois enfants) ; elle les cueille dans leur lit à 5 h. du matin, et les roule dans la neige. Les parents parviennent à se dégager et à retirer deux des enfants, coincés contre un pan de mur sous 3 m. de neige. Le troisième enfant disparu ; quand on le retrouve, il est mort étouffé depuis longtemps. Après ces exploits, l’avalanche renverse une autre maisonnette, secoue l’école dont les murs résistent, mais non les portes et les fenêtres qui volent en éclats, et bat enfin s’engouffrer dans la profonde gorge du Mauriant. Elle s’y accumule en un tas de neige de 50 m. d’épaisseur qui ne fondra pas de l’été. — l’avalanche de 1827 ne produisit aucun dégât considérable, mais elle couvrit les champs, entre le village et la chapelle de Bon-Secours, d’une hauteur de neige de 30 à 40 m. — Celle de 1715 ressemble en tous points à celle de 1922, mais il n’y eut que des dégâts matériels.
Ainsi la neige est un ennemi de l’homme et on comprend que ces avalanches, entraînant avec elles les terres ensemencées quand elles n’emportent pas les gens eux-mêmes, soin un véritable fléau.

À suivre…

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