De la diminution de la population de l’Oisans en 1899

Bords de la Rive du Bourg-d’Oisans, carte postale GEP années 1920.

DE LA DIMINUTION DE LA POPULATION DE L’OISANS EN 1899.
Source Gallica : Bulletins de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie
Auteur : M. J. Chalvin.
Date d’édition : 1899-07

NOTA : 
Dans la Revue de géographie alpine, un autre article très complet intitulé « La population du canton du Bourg-d’Oisans de 1846 à 1936 », de Pierre Fourchy, aborde ce même sujet.
Il est disponible sur le site Persée en libre téléchargement.


De la diminution de la population de l’Oisans

Par M. CHALVIN, instituteur à Huez.

Un philosophe anglais a dit que « les sociétés sont soumises aux mêmes lois que les marées ».
Si nos montagnes furent jadis riches et nos contrées relativement peuplées, les statistiques actuelles accusent sur ces deux points un déchet considérable.

Il y a trente ans, en 1868 par conséquent, le canton du Bourg-d’Oisans comptait 14.603 habitants ; il n’en compte plus à l’heure actuelle que 12.547, d’où résulte une diminution de 2056 âmes, soit 68 habitants par an. Ce canton, qui était déjà très peu peuplé relativement à son étendue, a donc subi un déchet de 14 % de sa population primitive pendant le dernier tiers de ce siècle. C’est, tous calculs faits, pour l’étendue de 81.562 hectares que comprend l’Oisans, une population de 6 1/2 habitants par kilomètre carré, alors que la moyenne du département de l’Isère est, d’après Elysée Reclus, de 70 âmes pour la même étendue.

À quelle cause peut-on rapporter cette rapide diminution ?

On doit l’attribuer en grande partie à la crise et à la pénurie agricoles.

Que remarquons-nous en effet ?
1° que les communes essentiellement agricoles sont celles qui ont eu à supporter la plus grande part des émigrations ;
2° que celles où l’exploitation est la plus coûteuse et la plus pénible ont diminué d’une façon plus sensible encore ;
3° que les centres de commerce ont au contraire augmenté ;
4° que les centres industriels ont rapidement élevé le chiffre de leur population ;
5° que dans une même commune, les villages de montagne qui sont le plus reculés tendent à diminuer et même à disparaître ;
6° que ceux qui sont près des voies de communication se maintiennent mieux et augmentent même.

Tout cela explique d’un seul trait la tendance de la population vers le bien-être et les commodités sociales.

Il serait donc excessif d’attribuer uniquement à l’agriculture ce mouvement de dépopulation de l’Oisans. Les causes qui agissent ailleurs ont également leur écho dans nos montagnes :
1° le bien-être ;
2° les conditions sociales produisent aussi leur effet ici, où il est assez rare de trouver des familles de douze et quinze enfants comme jadis. C’est à peine si, chaque année, le conseil de révision fait bénéficier un conscrit de la dispense applicable à l’aîné de sept enfants. Mais il y a, outre cette diminution dans le nombre des enfants, une émigration constante des ruraux vers les grands centres industriels.

Rien d’étonnant, en effet, quand on se rend compte des difficultés de l’exploitation en montagne et du peu de rendement du sol.

Ce n’est que depuis moins de quinze ans que les principales communes situées en dehors de la route nationale ont leur chef-lieu desservi par une route carrossable. Mais ces chemins ne desservent qu’une quantité tout à fait négligeable de propriétés ; les autres doivent être exploitées à dos de mulet : l’engrais, les semences, les récoltes ; tout passe par d’étroits sentiers pavés, sinueux ou en pente raide. Dans ces conditions, les terres ne reçoivent jamais d’amendements. Quant aux assolements, ils sont aussi peu connus et difficiles à pratiquer, vu le petit nombre de récoltes que l’altitude permet de livrer avantageusement au sol (seigle, pommes de terre et avoine).

Plus on descend des hautes altitudes, plus les récoltes sont abondantes, variées et les champs bien tenus. Le seigle produit en moyenne 12 à 13 hectolitres par hectare, le blé 15. C’est à peine si la récolte paye le travail. Les prairies sont-elles meilleures ? Non.
J’ai dit non, sauf celles qui sont à proximité des villages et qui reçoivent arrosage et fumures. Quant à celles de la haute montagne — et c’est là que se trouve le plus grand nombre, — elles sont loin de payer les peines du pauvre diable qui les exploite. Ne recevant ni engrais ni arrosage, elles donnent en moyenne de 7 à 800 kilos de foin par an et par hectare, et, tous calculs faits, travail, impôts, intérêts du capital immobilisé, amortissement, ces prairies produisent pour 42 fr. de foin et coûtent 46 fr. par hectare.

L’emploi des engrais chimiques et l’ouverture de voies carrossables sont les seuls remèdes à appliquer à ces prairies pour qu’elles ne continuent pas à ruiner leurs propriétaires. Quand on y aura songé, les rendements seront triplés et même décuplés, l’exploitation moins coûteuse et moins pénible, et l’élevage, seule ressource de nos montagnes, sera accru pour le bonheur de nos montagnards.

Dans ces conditions d’exploitabilité et de rendement, il n’y a rien d’étonnant que beaucoup de nos jeunes gens cherchent à se caser dans quelque usine ou à se faufiler dans les carrières libérales. Si maigres que soient leurs émoluments, ce sont de petits messieurs vis-à-vis du pauvre cultivateur de l’Oisans qui, pendant quatre mois de l’année, travaille à suer sang et eau, et qui pendant les huit autres mois, quand il n’est pas utile à la maison pour les soins du bétail, s’en va perpétuer le dur métier de ses ancêtres et faire le porte-balle.

Mais il y a un autre point noir dans l’Oisans, un point sur lequel nous voulons particulièrement attirer la bienveillante attention des pouvoirs publics et des intéressés, pour que les deux se conciliant, on arrive au plus tôt à une entente désirable. J’ai cité les pâturages.
Quels beaux pâturages, en effet, que ceux qui couvrent les flancs calcaires des massifs de l’Oisans ! Mais ces pâturages, « ces riches et vastes pâturages de l’Oisans », périclitent avec une effrayante rapidité.
S’ils continuent à baisser dans des proportions semblables — elle sera prochaine l’heure où les coteaux gazonnés ne seront plus qu’un sol aride, où les vallées encore vertes ne seront plus qu’un berceau dénudé, lavé par les torrents. Du premier coup d’oeil, on s’explique ce désastre, et il n’est pas besoin de réfléchir bien longtemps pour trouver le remède au mal :
1° D’abord les torrents coulent en liberté creusant de plus en plus le lit de la vallée. La terre et la végétation sont emportées à jamais et viennent encombrer le lit des rivières sous-jacentes et menacer les riverains de la plaine ;
2° Les avalanches et les glissements de terrain ne sont retenus par aucune plante ligneuse. On n’a opposé aucun rempart artificiel à ces dévastateurs du sol en montagne. L’œuvre est d’autant plus néfaste qu’elle se produit plus spécialement sur les pentes raides, dans les parties du massif où la couche de terre est très peu épaisse ;
3° Dès qu’arrive le printemps, les propriétaires de bestiaux, lassés du long hiver pendant lequel ils ont enfermé leurs troupeaux, lâchent leurs bêtes un peu partout, et il n’est pas rare de trouver des vaches, des chèvres et des moutons, au pied des neiges, mangeant l’herbe nouvelle avant qu’elle ait fleurie, suivant pas à pas la limite des fontes.

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Démographie de l’Oisans de 1806 à 2006 (non inclus les villages de La Grave et Villar d’Arène.)

Dans ces conditions, le gazon est détruit rapidement :
1° par les pieds des animaux qui déchirent le gazon fraîchement et profondément détrempé ;
2° par le mouton qui, saisissant l’herbe courte de l’année et l’herbe sèche de l’année précédente, arrache souvent le gazon au lieu de le tondre ;
3° par tous les pâturants qui engloutissent l’herbe avant que celle-ci ait eu le temps d’arriver en maturité et de se reconstituer par les semences.

Les chiffres comparatifs de la statistique sont d’ailleurs là pour nous fixer sur la perte sensible qu’ont déjà subie nos pâturages depuis environ trente ans.

En 1870, il y avait ou plutôt il venait 52.000 moutons de transhumance qui se répartissaient dans les diverses communes du canton. Ces moutons avaient un parcours d’environ cinq mille hectares, ce qui assure une superficie de 10 moutons 4/10 par hectare, pendant les quatre mois de la belle saison. À raison de 1 franc d’herbe par unité, c’était un rendement de plus de 50.000 fr. par an qui rentraient dans le canton pour la location des pâturages aux troupeaux transhumants.
Aujourd’hui, il n’y a plus que 32.600 moutons qui parcourent une étendue égale sinon supérieure, et les bêtes ne sont pas mieux nourries. Il y a donc eu, depuis moins de trente ans, une diminution dans la valeur des pâturages comme dans le nombre des troupeaux. En supposant la même étendue de pâturages, — et nous sommes au-dessous de la vérité, car il y a des communes qui, depuis l’époque que nous prenons pour base, ont augmenté l’étendue des parcours affectés aux troupeaux du midi, — nos pâturages ne nourrissent plus à cette heure que 6 moutons 1/2 par an. Et cette diminution des troupeaux a apporté avec elle une diminution sensible dans le prix de ferme, une moins-value d’environ 20.000 fr. par an. — Ces chiffres ne sont point faits pour nous rassurer sur l’avenir !

D’un autre côté, les troupeaux de transhumance se font de plu’s en’ plus rares. Dans le seul arrondissement d’Arles, il manque plus de 80.000 moutons sur le chiffré primitif, d’abord :
1° parce que la concurrence étrangère et l’importation coloniale sont plus actives qu’autrefois ;
2° parce que les propriétaires de troupeaux ont trouvé un grand avantage à transformer leurs pâturages en vignobles.

La baisse des — laines n’a pas été sans produire aussi une grande influence sur l’élevage du mouton ; en 1848, une toison se vendait 7 fr. 50 et 8 fr., jusqu’à 9 fr., sur la bête ; aujourd’hui la laine vaut 1 fr. le kilog., et comme une belle toison donne 2 kil. 500 de laine, sa valeur est de 2 fr. 50, d’où une diminution — de 5 à 6 fr. sur la valeur de chaque bête. Cette différence constituait le bénéfice de l’éleveur qui, à l’heure actuelle, a beaucoup de peine à se tirer d’affaire, car si la viande est plus chère, les frais d’entretien ont également augmenté d’une façon très notoire. — Nos pâturages doivent-ils donc disparaître ?
Non, il ne le faut pas. — Il faut que nos intéressés prennent des mesures pour cela, qu’ils cherchent à les faire produire et qu’ils les exploitent eux-mêmes dans d’autres conditions.

DISCUSSION

M. CAPITANT fait remarquer combien cette — communication confirme une fois de plus le danger depuis longtemps signalé du déboisement.
La terre des montagnes descend tous les jours dans les vallées avec les torrents, et actuellement le lit du Drac, en s’exhaussant de plus en plus, devient de jour en jour un danger plus grand pour Grenoble.
Il signale comme un des efforts les plus intéressants faits pour empêcher cet enlèvement de la terre qui, arrachée aux montagnes, va combler les vallées, la série de digues qui ont été construites sur le cours du haut Drac. Ces barrages forment en amont derrière eux de véritables lacs où le limon, qui eût été entraîné dans les vallées basses, se dépose.
La communication de M. Chalvin présente donc un réel intérêt. M. Capitant se demande néanmoins si les habitants de l’Oisans ont bien sujet de regretter le bénéfice momentané que leur apportaient jadis les moutons transhumants ; car enfin ce sont, et M. Chalvin le reconnaît lui-même, ces moutons de Provence qui sont une des causes principales du déboisement.

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