L’avenir du Jardin Alpin du Lautaret en 1911

Portail d’entrée du jardin du Lautaret, carte postale Oddoux début XXe siècle.

SUR LA NÉCESSITÉ ET LES MOYENS
d’assurer l’avenir du Jardin alpin du Lautaret
Remerciements à Alain et Brigitte Pelletier de La Grave, qui m’ont fait découvrir ce document.

LETTRE AU CONSEIL DE L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE

Le Professeur de Botanique de la Faculté des Sciences à Monsieur le Recteur, Président, et à Messieurs les Membres du Conseil de l’Université de Grenoble.

Dans une brochure que j’ai eu l’honneur de vous adresser récemment, j’ai exposé les buts divers que se proposent les jardins de montagnes ainsi que l’historique et la situation actuelle des jardins alpins de l’Université de Grenoble. Je vous ai narré les raisons pour lesquelles j’ai cru sage d’abandonner d’une manière définitive les jardins de Chamrousse et du Villard-d’Arènes pour concentrer tous mes efforts sur le Jardin botanique alpin du Lautaret.
Par suite de tout un ensemble très particulier de conditions biologiques, le Lautaret est doté d’une flore dont la magnificence est légendaire. C’est la terre alpine classique des botanistes, et c’est presque un adage de dire qu’un botaniste doit avoir visité le Lautaret. Aussi, ce coin célèbre de nos Alpes attire-t-il chaque année un nombre considérable de botanistes, et la
plupart des touristes qui visitent cette région y viennent pour admirer la splendeur florale de la prairie alpine.
L’Université de Grenoble était tout indiquée pour prendre possession du Lautaret au point de vue scientifique : elle ne pouvait laisser ce soin à d’autres, à l’Université de Lyon par exemple, qui, paraît-il, a eu jadis la pensée d’y planter son drapeau.
Mon prédécesseur, le professeur Lachmann, le comprit, et malgré l’exiguïté des ressources dont il disposait, plein d’espérance en l’avenir, il fonda ce jardin qui ne devait pas tarder à acquérir, en France et à l’étranger, une juste renommée.
Le jardin alpin du Lautaret profite surtout au public : aux touristes de plus en plus nombreux qui fréquentent cette belle région de nos Alpes, aux botanistes de tous les pays. Le laboratoire de botanique annexé au jardin donne, annuellement, à de nombreux naturalistes, une hospitalité dont ils sont reconnaissants à l’Université de Grenoble ; des savants de grand renom, en voyage d’études, ont été heureux de trouver sur leur chemin ce refuge scientifique. Chaque année, les principaux établissements scientifiques du monde, jardins botaniques ou Universités, ont recours aux merveilleuses ressources botaniques du Lautaret et nous demandent des graines de plantes
alpines : le laboratoire de botanique de la Faculté a institué un service annuel d’envois gratuits de graines dont l’extrême activité témoigne de l’utilité générale qu’il présente.
Par les services qu’il rend au public et à la science, le jardin alpin du Lautaret contribue donc à la renommée de l’Université de Grenoble. Je dirai même, Messieurs, qu’il profite surtout et avant tout à l’Université, car il n’est d’aucun profit immédiat pour le service de la Botanique de la Faculté ni d’aucune utilité particulièrement indispensable pour le personnel et pour les étudiants.
Non seulement pendant la saison active, mais même en toutes saisons, ce jardin est pour moi une source d’occupations et de préoccupations qui enlèvent un temps précieux à mes travaux scientifiques personnels ; je sacrifie à ce jardin une partie de mes vacances. Mes collaborateurs lui prodiguent également leur grande part de dévouement. Tous, nous donnons sans compter notre temps et notre peine à cette œuvre, parce que nous avons la conviction qu’en agissant ainsi nous travaillons au bien de l’Université.
L’entretien de ce jardin a été supporté jusqu’ici par le modeste crédit de la chaire de Botanique. Lachmann n’ignorait pas que les ressources dont il disposait n’étaient pas proportionnées à l’œuvre à soutenir. Mais je vous ai expliqué, Messieurs, qu’il entrevoyait une extension très favorable et prochaine de son service, et par suite de quelles circonstances cet avenir très avantageux qu’il escomptait n’a pu être réalisé.
Lorsqu’en 1908, j’ai eu l’honneur de succéder au professeur Lachmann, ce n’est pas sans une certaine perplexité que j’ai pris la direction du jardin du Lautaret. Mais la célébrité acquise par ce jardin, due surtout à sa situation phytogéographique classique, cette situation privilégiée elle-même m’ont paru imposer à la Faculté des Sciences la conservation de ce jardin. Pénétré
de cette conviction dès les premiers jours, et plein d’espoir que les difficultés que je rencontrais ne seraient que momentanées, j’ai consacré mon temps et mes efforts à l’achèvement de cette œuvre en y affectant une bonne partie des crédits du service de la Botanique. Je n’ai pu soustraire de ces crédits les ressources nécessaires au jardin sans nuire au fonctionnement normal
de mon service d’enseignement et d’entretien du laboratoire de botanique ; M. le Ministre a bien voulu, sur ma demande, et pendant deux années m’accorder les sommes de 1.500 et de 1.700 francs sous la rubrique « Participation de l’État dans les dépenses d’organisation du laboratoire de botanique.
Vous conservez, Messieurs, que ma mendicité doit s’arrêter là.
En ce moment, le service de la Botanique, par suite des charges que lui impose le jardin du Lautaret, ne peut faire face à toutes ses obligations envers les étudiants. C’est ainsi, par exemple, que l’outillage des étudiants du certificat P.C.N. aurait besoin d’être renouvelé. Ces étudiants travaillent avec des microscopes d’un vieux modèle et complètement usés ; l’achat d’une
vingtaine de microscopes (soit environ 3.200 francs) serait nécessaire et pourrait se faire, peu à peu, sans les exigences du jardin alpin. En outre, cet outillage du P.C.N. appartient de moitié aux services de la Zoologie et de la Botanique. Lorsque le service de la Zoologie aura émigré dans son nouveau local de la rue Hébert, emportant la part du matériel qui lui revient, nous n’aurons plus assez d’instruments pour les travaux de botanique de nos étudiants. Les étudiants, qui payent, doivent être servis cependant avant le public du Lautaret qui jouit gratuitement du jardin alpin entretenu, en somme aux frais des étudiants.
Il m’est également impossible d’augmenter la richesse de nos collections ; à plusieurs reprises, j’ai eu le regret de ne pouvoir acquérir certains herbiers importants, malgré tout mon désir de conserver au Dauphiné et à l’Université des collections très précieuses au point de vue de la phytogéographie dauphinoise.
Le jardin du Lautaret s’est donc soutenu jusqu’à présent grâce à des sacrifices qu’il est impossible de continuer. Au début, il fut une simple annexe du laboratoire de botanique, une sorte de terrain d’expériences ; le Conseil de la Faculté autorisa le professeur à employer pour ce jardin les sommes qui seraient disponibles sur les crédits de la chaire de Botanique après avoir satisfait aux exigences fondamentales de l’enseignement. Or il est inutile de dire, Messieurs, que ce mot « disponible » ne fut jamais qu’une simple formule : on qualifia de disponibles les sommes de plus en plus importantes qu’on fut obligé de distraire des crédits normaux pour le fonctionnement des jardins alpins. Ces sommes manquèrent non pas seulement au fonctionnement du laboratoire, mais à son installation même. Lorsque je pris la direction du service de la Botanique, je ne trouvai aucune installation de laboratoire pouvant répondre aux exigences de la science moderne ; tout ce qui constitue l’agencement et le matériel d’un tel laboratoire a été installé, par mes soins, depuis mon arrivée.
Le crédit du service de la Botanique, le plus exigu du reste de tous ceux attribués aux divers services de la Faculté, ne peut donc que très rarement laisser du disponible. En tous cas, compter sur l’éventualité d’un disponible quelconque, c’est abandonner aux hasards des exercices budgétaires annuels l’entretien du jardin alpin ; en un mot, à m’en tenir à la lettre même de l’autorisation du Conseil de la Faculté, le jardin ne pourrait jamais être sûr du lendemain.
Le jardin alpin du Lautaret est devenu, par la force même des choses, un véritable établissement public comportant toutes les charges, toutes les obligations d’un tel établissement : traitement d’un employé spécial pour la surveillance et l’entretien : payement annuel de quelques journées d’ouvriers d’entretien et de renouvellement de l’agencement et de l’outillage ; achat de quelques graines et plantes indispensables : location et entretien d’un petit jardin auxiliaire à Grenoble ; frais de déplacement du personnel du laboratoire de la Faculté : entretien du laboratoire du Lautaret, etc.
Cet établissement ne peut plus être soumis au hasard de ressources précaires, irrégulières, et même annuellement incertaines. Il doit pouvoir fonctionner régulièrement et pour cela il faut qu’il puisse compter sur des ressources annuelles logiquement calculées et définitivement assurées.
Ce but serait atteint si l’Université dotait le jardin du Lautaret d’un budget spécial régulier et fixe. En un mot, il faudrait changer l’inscription placée sur le fronton de la porte d’entrée de ce jardin, remplacer les mots « jardin alpin de la faculté des Sciences » par ceux-ci « Jardin alpin de l’Université de Grenoble ».
Ce crédit spécial devrait être de 1.400 francs au minimum*.
Je vous fournirai la justification de cette somme. Les aménagements qui restent à faire dans le jardin et que j’énumère dans ma brochure pourraient s’opérer peu à peu et l’on ferait appel pour cela à la générosité des départements et des diverses sociétés touristiques que la question des jardins alpins intéresse.
Je viens donc vous prier, Messieurs, de vouloir bien mettre à l’étude, dès que vous le pourrez, la constitution d’un crédit spécial pour le jardin alpin du Lautaret.
Sans doute il va en résulter une charge nouvelle pour l’Université ; mais j’ai la conviction que cette charge sera négligeable au rapport du bien que l’université pourra en attendre.
Dans tous les cas, nous sommes arrivés au moment où se pose d’une manière inéluctable la question de la conservation ou de la suppression du jardin du Lautaret.
L’évolution du jardin du Lautaret a suivi par la force des choses, l’impulsion que lui ont donnée dès les premiers jours. L’importance de sa situation géographique, son utilité scientifique et touristique. Nous sommes enchaînés par la réputation qu’il a acquise. Si nous le conservons, il faut qu’il puisse faire une figure digne de l’Université de Grenoble : c’est impossible désormais avec les moyens actuels.
Si votre Conseil juge cette charge trop pesante ou même inutile. Il faudra chercher à céder l’exploitation de ce jardin, dont le sol appartient à l’État, à un autre établissement scientifique, à une société ou même à des particuliers contre une somme indemnisant la Faculté des Sciences d’une partie des dépenses qu’elle a faites depuis quinze années pour ce jardin. Je crois
savoir que des propositions d’achat ne nous manqueront pas.
J’accepterai, Messieurs, avec le même empressement, telle décision qu’il vous plaira de prendre.
Si vous décidez la conservation du jardin du Lautaret et si vous le laissez à mes soins. Vous pouvez compter sur mon entier dévouement et sur l’approbation du monde scientifique que la question intéresse. Mais, dans ce cas, en attendant que vous ayez pris une décision définitive propre à assurer l’avenir du jardin. Je vous prie de me fournir les moyens de faire face aux
dépenses de son entretien pour la présente année.
Une somme de 800 francs au moins m’est nécessaire pour cela ; c’est-à-dire 500 francs ajoutés aux 300 francs que l’Université alloue chaque année au service de la Botanique.
Sans ce secours que je vous demande, je suis obligé d’abandonner, cette année, sans surveillance et sans entretien, le Jardin alpin ; un tel abandon équivaudrait à sa ruine. Je ferai mes efforts pour trouver le surplus nécessaire sur notre crédit normal.
En 1906, à Pont-de-Nant-sur-Bex (Suisse-Vaud), où eut lien le IIe Congrès des Jardins alpins sons la présidence du Prince Roland Bonaparte, il fut décidé que le IIIe Congrès aurait lieu en Lautaret en 1908. Ce Congrès n’a pu avoir lien à cette époque par suite du décès du professeur Lachmann que sa longue maladie avait empêché de s’occuper des préparatifs du Congrès, et en raison aussi pour son successeur, nommé en cette même année 1908, de prendre à temps les mesures utiles à l’organisation et au succès de cette réunion scientifique.
Si votre Conseil décide la conservation du jardin du Lautaret et assure son avenir, nous convoquerons pour les premiers jours d’août 1912 ce IIIe Congrès des jardins alpins qui sera, nous l’espérons, une belle solennité scientifique alpine, digne de Grenoble, du Dauphiné, et de l’Université.
Mirande*
Grenoble, le 3 mars 1911

* En gras dans le texte.
**Marcel Mirande fut directeur du jardin Alpin de 1908 à 1930.

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