En 1951, le Père Noël est passé en février à Besse-en-Oisans

Les enfants de Besse, les bras chargés de cadeaux.

EN 1951, LE PÈRE NOËL EST PASSÉ EN FÉVRIER À BESSE-EN-OISANS

Découverte dans Vie et bonté : France Croix-Rouge 
Mars 1951

LES E.C.R.S.*

Un raid secouriste au pays des hommes blancs

En plein cœur de l’Oisans, à l’altitude où seul peut fleurir l’edelweiss, il s’est déroulé hier une petite fête toute simple qui était l’anniversaire d’un grand malheur.
L’anniversaire, ou presque, puisque c’est le 10 février dernier qu’une formidable avalanche, dévalant du massif des Rousses à la vitesse du vent, pulvérisait le baraquement où quatorze ouvriers dormaient autour d’un brasero chauffé à blanc. De la bâtisse transformée en igloo qui flambait paradoxalement dans la tempête hurlante, les sauveteurs devaient retirer douze cadavres défigurés par le feu et le froid.
Il avait fallu ces morts pour qu’on découvrît « la mine la plus haute d’Europe », l’Herpie, où des montagnards que l’hiver met en chômage quittent chaque année leur village engourdi, pour venir extraire, à 2.300 mètres l’anthracite le plus pur de France.
Aussi brutale qu’un coup de grisou, l’avalanche venait d’emporter douze des « mineurs blancs ». Neuf d’entre eux appartenaient au village voisin de Besse-en-Oisans, un groupe de maisons d’ardoises qui domine le barrage glacé
du Chambon.

Neuf hommes d’un coup, là-haut, ça compte. Quand on les enterra, il ne restait plus assez de bras au pays pour porter les cercueils…
Sur la tragédie, le rideau tomba devant cinq veuves désemparées avec huit orphelins en bas âge accrochés à leurs jupes de deuil.
On s’émut. Et le peuple de neuf départements, répondant d’un seul grand cœur à l’appel de notre journal, devait apporter en quelques jours plus de trois millions pour colmater, avec les seuls moyens encore possibles cette
brèche béante de douleur.

Une hotte de choc

Mais les jours et les mois passent, et le malheur reste. Surtout lorsqu’il plonge, comme ici, des racines aussi profondes dans la misère.
Il fallait la Croix-Rouge, comptable des infortunes, pour se souvenir des orphelins de l’Oisans que le Père Noël ne visite jamais.
Dans une voiture que la générosité anonyme avait transformée en une hotte de jouets débordante, chaînes aux roues et skis sur le toit, Mme Jeanne Folcher, la Directrice de l’Isère, et trois Secouristes bénévoles ont forcé hier le blocus de la solitude blanche.
Un de ces voyages qui restent sans histoire, car leur histoire serait trop longue à raconter. Bref, pour monter là-haut, il faut avoir de sérieuses raisons. Comme pour y vivre d’ailleurs.
Lorsqu’on a pris (en trois fois) le dernier virage, on découvre Besse-en-Oisans, que rien ne distingue au premier abord de n’importe quel village montagnard. Avec un coup de pinceau jaune ou rouge par-ci par-là, sous ce bleu méditerranéen du ciel, ça pourrait tout aussi bien être l’Alpe-d’Huez, de loin.
Pourtant, quelle tristesse et quelle misère plus terribles que celles qui sont tapies là, sous le toit pesant des petites maisons aveugles où gens et bêtes mêlent leur chaleur !…
Quand Mme Folcher et son équipe sont arrivées devant l’école, l’effet de surprise a été total. Seul, le maire, M. Ougier, était au courant. Mais il avait si bien caché son secret derrière ses grosses moustaches d’Allobroge, que personne ne se doutait de rien.
Et quand les Secouristes ont fait leur apparition dans l’entrebâillement avare de la porte ménagé par l’instituteur (sans doute pour ne pas trop laisser la chaleur se répandre…) on a tout de suite compris qu’il s’agissait du Père Noël et de son escorte, rien qu’à voir « es capuchons qui engonçaient le visage emmitouflé des arrivants où la fourrure dessinait un collier de barbe irréel.
Dans les deux classes de l’école, la nouvelle s’est répandue comme une « coulée » printanière, et la joie un instant contenue a crevé le silence de l’étude irrésistible comme un perce-neige.
Incapable de maîtriser ça, le maître a donné le signal de la récréation, et tout le monde s’est précipité dans la cour où la plus grande bataille de l’histoire des boules de neige s’est déroulée, pendant que Mme Folcher, aidée de l’institutrice, disposait sur une table les petits jouets de la charité, les jouets fragiles qui venaient d’affronter la montagne.

La leçon des enfants d’ici

Quand on est rentré, plus rien ne paraissait de l’exaltation qui venait de s’épancher si frénétiquement. On s’approchait en tremblant de la table sainte pour contempler ces objets merveilleux que le jour blanc nimbait d’un halo surnaturel : chargés de tous les prestiges mythiques de la civilisation d’en bas ; il y avait là des jeeps, des téléphones, des singes, des soldats, de tout ce qu’on avait vu seulement sur les pages illustrées des livres de lecture.
Mais aucune rivalité au moment de la distribution.
Qui veut l’automobile ?
À qui la trompette ?
On se regardait en silence, cherchant des yeux celui à qui l’objet faisait le plus envie. Quand il se savait désigné, l’autre levait une petite main timide qu’accompagnait une prière muette.
Mais personne, jamais, n’a dit :
— « Moi ! »
Parce que « Moi » est ici un mot qui n’a pas de sens. Savoir s’oublier est la première des règles dansée pays où la solidarité est le premier des devoirs, où priver autrui de ce qui lui revient c’est le condamner à mort.
Quelle leçon, celle de ces pauvres gosses, pour les enfants gâtés de la ville que nous fûmes ! (Et que nous sommes encore, on s’en rend compte là-haut…)
Il était midi quand s’acheva la répartition.
À l’église, la cloche sonnait.
Lentement. l’air grave comme à la sortie de la messe, les enfants rentraient chez eux, les mains crispées sur leur trésor. Nulle exubérance dans leur attitude, mais la sérénité de gosses sans caprices, qui savaient tenir dans leurs bras des mois entiers d’humble plaisir en perspective.
Et plus que cela encore, la preuve tangible d’un rêve devenu réalité, qui venait soudain d’accoucher de sa promesse dans une joie simple et solide comme un cheval de bois.
Car le Père Noël n’avait jamais répondu aux enfants de Besse quand leurs pères allaient chercher à la mine de l’Herpie le parcimonieux gagne-pain que la terre inféconde refusait à leurs bras.
Maintenant, pour vivre, leurs mères passent des soirées à enfiler des perles de couronnes mortuaires. Un travail de veuves, un travail de prisonnières. Dix francs de l’heure en s’écorchant les yeux !…
À la longue, les gosses s’étaient habitués à ce silence du ciel. Sans se décourager, ils recommençaient pourtant chaque année à faire leur commande, d’autant plus libres de demander n’importe quoi que rien n’était jamais venu.
En fait de jouets ils ne connaissaient guère que leurs skis, parce que les skis sont ici le prolongement naturel
des galoches.
Et cette fois, le miracle s’était accompli.
Il avait fallu huit orphelins pour décider le Père Noël à monter jusqu’ici.
Georges MENANT.

* Équipes Croix Rouge de Secourisme.

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