Le Guide de l’Oisans- Histoire de Noël 1/3

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Publié dans le journal  : Guignol, cinéma des enfants, 20 mars 1932
Écrit par  J. de FERVACQUES

Le Guide de l’Oisans 1/3

PATATRAS !… La corde de l’escarpolette cassa et il se fit un grand silence, car Nicolas, l’un des garçons, gisait inanimé sur le sol. Toute la bande des cousins et des cousines, si joyeuse, si bruyante quelques minutes auparavant, demeurait terrifiée devant ce long corps sans mouvements et, en apparence du moins, sans vie.

— Il est mort, chuchota Bouboule. Et les cinq petites filles, à peu près du même âge, le chœur des pleureuses, comme disait l’oncle Jean, éclatèrent en sanglots bruyants. Le silence subit, les cris lui succédant avaient attiré les mamans. Elles accouraient tout émues, mais déjà Nicolas ouvrait les yeux et fixait sur ses cousins des regards étonnés.
— Que m’est-il arrivé ?
— Dame, tu allais fort et tu es tombé d’assez haut. Mme Morvan se pencha sur son fils.
— Peux-tu remuer ? vas-y avec précaution… Nicolas fit mouvoir ses longs bras et ses longues jambes ; sa mère attendait, palpitante, tremblant que l’épine dorsale ne fût atteinte.
— Aïe du genou ! s’écria enfin le blessé.
— Et ton dos ?
— Mon dos n’a rien, voyez, je peux m’asseoir, mais c’est ce genou, sapristi, ai-je été maladroit !
— Insouciant plutôt, en ne t’assurant pas de la solidité de la corde, continua sa tante Berthe, mais il faut du secours immédiatement. Toi, Julien, tu vas filer à bicyclette sur Mauchamps, tu ramèneras le docteur, et toi, Bernard, prends l’auto et va chercher ton oncle à l’usine.

Avec l’aisance et la rapidité d’action qui caractérisent la jeune génération, les deux cousins se hâtaient d’obéir ; on pouvait espérer que le secours ne se ferait pas attendre. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées que les gens susceptibles de donner une aide efficace étaient alertés, en effet, M. Morvan et son beau-frère avaient transporté le blessé sur un lit et l’on entendait de loin le klaxon de l’auto du docteur. L’examen fut long, minutieux. Réconforté par un cordial, Nicolas serrait les lèvres pour ne pas crier. Le praticien, après l’avoir palpé en tous sens, se relevait, rassuré.
— Allons, mon garçon, tu as de la chance, tu t’en tireras avec un épanchement de synovie. Nous allons ligaturer ce genou, pour éviter les mouvements involontaires ; dans quinze jours il n’y paraîtra plus.
— Quinze jours !… Nicolas poussa un rugissement de douleur.
— Quinze jours !… et le pic de Belledonne que je dois faire demain !…
— Eh bien ! il ne s’envole pas, tu remettras cela à la fin des vacances, voilà tout. Il en parlait à son aise, ce docteur, ignorant que son client, jeune Parisien en vacances, vivait depuis des semaines dans l’attente de ce grand événement. À la suite d’un bachot heureusement passé, il s’était fait offrir un équipement complet d’alpiniste : gros vêtements de drap, sac tyrolien, béret, molletières, piolet, et toute cette ferblanterie qui constitue l’attirail indispensable à la cuisine en plein air. Ce qu’il y avait de plus remarquable encore, c’était une paire d’énormes chaussures de montagne pourvues de ces clous savants : ailes de mouche, tricounis, etc., que l’on fabrique à la main dans certains villages de l’Oisans. On devine aisément que ces chaussures sont fort chères, mais rien ne peut rendre leur confort et leur commodité. Grâces à elles ; le pied est solidement assuré, et le touriste peut affronter sans risque le plus redoutable glacier. Toutes les économies de Nicolas avaient passé à leur acquisition et il y tenait comme à ses yeux. Quel regret de les mettre au rancart pour un temps indéterminé, car il souffrait trop de son genou pour être dupe des belles promesses du docteur ! Faut-il l’avouer ? Quand on eut immobilisé l’articulation et que le jeune garçon se trouva installé sur un divan, dans sa chambre située au rez-de-chaussée, il ne put, en dépit de ses seize ans, retenir des larmes involontaires. Il craignait d’être immobilisé là pour un temps indéterminé. Son père, d’ailleurs, lui avait parlé sérieusement.
— Une contusion du genou est toujours grave, si on la néglige. Il dépend de toi d’être gêné dans tes mouvements durant des mois peut-être, à moins que tu ne te résignes à te laisser soigner le temps nécessaire.
— Je n’ai pas le choix, répondit-il d’un air sombre ; mais quelle déveine ! Avoir rêvé toute l’année de ces vacances en Dauphiné et me trouver handicapé dès le début !
C’est alors que Julien, Bernard et Juliette vinrent à la rescousse. Celle-ci avait quinze ans, mais c’était la plus raisonnable des fillettes, aussi accoutumée à partager les exploits de son frère et de ses cousins qu’à surveiller les ébats des cinq petites ou à seconder sa mère à la cuisine.
— Je propose d’établir chez Nicolas notre quartier général, dit-elle. C’est lui qui tiendra le journal de vacances et recueillera les cotisations du Club des montagnards : en un mot, il sera notre président.
— Joli président ! grogna le blessé, incapable de bouger ni pieds ni pattes.
— Remarque, mon cher, que ce qui est un ennui pour toi est un immense avantage pour nous, s’écria Julien. On sera au moins toujours sûr de te trouver, quand on viendra faire le rapport le soir et prendre les ordres pour le lendemain.
— Oui, c’est cela, ricana Nicolas avec amertume, tu n’oublies qu’une chose, c’est que je m’ennuierai à cœur de journée. Bien obligé !
— Je serais bien étonnée si mère ne te découvrait pas une occupation, fit Juliette, tu sais combien elle est ingénieuse.
— De plus, nous nous consacrerons à ton bonheur, assura généreusement Bernard, désormais nous serons tes esclaves ! Nicolas sourit avec un peu de scepticisme ; assez égoïste lui-même, il était sûr que ce beau feu ne durerait pas. Pour son compte, il se reconnaissait incapable d’être jamais l’esclave de personne. Sans oser le dire, il espérait fort que l’ascension de Belledonne n’aurait pas lieu le lendemain. Ne serait-ce point cruel de partir ainsi à son nez, à sa barbe, le laissant cloué sur son lit de douleur ? Il se doutait bien que personne n’osait entamer ce sujet brûlant et prenait un malin plaisir à n’en point parler le premier. Ce fut Mme Morvan qui porta le fer dans la plaie, à la fin de cette longue journée.
— J’ai recommandé à nos excursionnistes de faire le moins de bruit possible en descendant cette nuit, dit-elle tranquillement ; j’espère qu’ils feront attention à ne pas t’éveiller. Nicolas bondit ou du moins en fit le simulacre, car son genou le rappela durement à la réalité.
— Comment ! le projet tient toujours !…
— Pourquoi voudrais-tu qu’il en fût autrement ? Le guide est retenu, les provisions sont prêtes, le baromètre est au beau. Ce serait un trop grand sacrifice de renoncer à une expédition qu’on recommencera quand tu pourras en faire partie.
— Vous dites comme ce stupide docteur, mais je n’ignore pas qu’en ce qui me concerne, c’est fichu pour cette année.
— Je n’en suis pas si sûre, et quand cela serait, ce n’est point une raison pour priver ta sœur et tes cousins du plaisir qu’ils se promettent. Par hasard, ton père et ton oncle sont libres demain, c’est trop rare pour qu’on n’en profite pas.
— Allons, je vois qu’on a songé à tout, grommela Nicolas, excepté à ma déception. Sa mère n’entreprit pas de le prêcher, sachant, à n’en pas douter, que ce serait inutile. Elle tira de son sac une enveloppe volumineuse portant des timbres étrangers :
— Tiens, tu me feras plaisir de traduire en bon français la lettre de notre ami Smith. Tu sais qu’il est au Cap, je n’ai fait que la parcourir, mais je crois qu’elle intéresserait tout le monde.
— Oh ! maman, vous savez l’anglais beaucoup mieux que moi !
— Il est possible que je le parle plus aisément, toutefois je ne saurais pas me tirer comme toi d’une bonne traduction.
Nicolas ne fut pas tout à fait dupe ; cependant, comme il aimait beaucoup l’ami Smith, il se promit de passer une bonne matinée le lendemain à mettre ses récits à la portée des plus jeunes.
On lui servit un léger repas, précédé d’une potion calmante, et il tomba bientôt dans un sommeil réparateur. Ce fut le soleil qui l’éveilla au matin.
— Comment ! j’ai fait le tour du cadran !… Ce n’est pas possible ! Déjà sa mère était auprès de lui avec un plateau.
— Tu dois mourir de faim, mon pauvre grand !
— C’est vrai, mais je suis fâché que vous preniez la peine de m’apporter mon déjeuner comme si vous n’aviez pas déjà assez à faire.
— Bah ! ce sera Juliette qui me remplacera à l’avenir.
— Alors, ils sont partis ? interrogea le blessé avec un reste de rancune.
— À trois heures, cette nuit.
— Vous vous étiez levée, bien sûr ?
— Ne fallait-il pas veiller à ce qu’on n’oubliât rien ? Mais je n’ai pas eu à leur recommander d’aller doucement. Ils ne se sont chaussés que dehors pour ne pas t’ennuyer du bruit de leurs gros Souliers. Nicolas, qui connaissait par expérience l’animation tapageuse des départs matinaux, ne put manquer d’être un peu touché de cette attention. Aller, venir, du haut en bas de la maison, s’appeler bruyamment, interpeller les retardataires, formait déjà l’avant-goût du plaisir.
— Où devaient-ils coucher ce soir ? demanda-t-il avec un soupir.
— Au chalet de la Fra. Papa avait téléphoné pour s’assurer des places.
— Sage précaution par ce temps merveilleux. Nouveau silence, nouveau soupir. Nicolas connaissait le pittoresque de ces installations au chalet du Club Alpin, où l’on trouve des lits de camp, des couvertures, un poêle pour cuire les provisions. Et la joie de s’éveiller le lendemain dans ce logis de fortune, de s’ébrouer dans l’eau glacée amenée dans un tachasson par de longs tuyaux de bois et de casser la croûte avant d’affronter l’escalade. Tous ces plaisirs dont il était privé défilaient dans l’imagination du blessé, lui rendant son immobilité plus cruelle encore.

La journée se traîna lentement et l’aube du jour suivant se leva sans que le pauvre Nicolas se déridât. Sans paraître s’apercevoir de son humeur, maman allait et venait, faisant le petit ménage de son fils, l’aidant à enfiler ses vêtements.
— Ta chaise longue t’attend sur la terrasse, dit sa mère d’un ton encourageant. Je vais appeler le jardinier qui m’aidera à t’installer. J’ai déjà disposé une petite table, des fauteuils. Tu prendras là tes repas, tu recevras tes visites. Cela m’étonnerait si nos voisins de Gerlin ne venaient te tenir compagnie après midi.
— Je n’ai envie de voir personne, bougonna Nicolas. Mais, remarquant le visage pâli de sa mère, il eut honte de son humeur.
— Pardon, je ne suis qu’un butor, qui ne songe qu’à grogner, alors que vous prenez tant de peine. Si vous voulez m’envoyer une des petites qui me donnera le nécessaire, je me mettrai tout de suite à votre traduction et n’irai sur la terrasse qu’au moment du déjeuner. Tous mes papiers s’y envoleraient.
— Comme tu voudras.
Un moment après, armé d’un dictionnaire, le jeune garçon se délectait dans la prose colorée de l’ami Smith ; il ne se souvenait pas qu’il fût si spirituel. Absorbé dans sa traduction, il avait à peu près oublié le monde extérieur, quand un bruit aussi léger qu’un souffle lui fit lever la tête. Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant une main, puis un bras, suivi bientôt d’un corps tout entier qui s’introduisait furtivement par la fenêtre située au rez-de-chaussée.
Ce corps devait appartenir à la race des chimpanzés, si l’on en croyait sa longueur et surtout son incroyable adresse, car il se mouvait d’une façon presque imperceptible. Mais c’était bien un être humain, un jeune garçon absolument déguenillé, avec des cheveux embroussaillés et touffus.

À suivre…

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