QUINZE JOURS DANS L’OISANS À LA MEIJE 1/3
Document rare relatant dans le détail l’ascension de la Meije, tel qu’elle se pratiquait à la fin du XIXe siècle, au temps du Père Gaspard, avec un équipement rudimentaire : des crampons, des cordes en chanvre, des piolets au manche de bois, et l’absence de pitons.
Source : Retronews, publié dans le Journal le Moniteur Universel le 13 juin 1900.
Sur le même sujet :
– À l’assaut de la Meije en vol à voile
– Première partie –
Un récit de Louis d’ORLÉANS
QUINZE JOURS DANS L’OISANS À LA MEIJE
Voici bientôt vingt-cinq ans que, pour la première fois, un alpiniste intrépide, M. Boileau de Castelnau, foula de son pied victorieux la cime jusqu’alors réputée inaccessible de la Meije. Depuis lors, l’ascension a été répétée plus de cent fois et décrite plus souvent encore ; et pour tant, malgré les années révolues, la glorieuse muraille n’a rien perdu de sa célébrité d’antan. À l’encontre du Cervin, le dieu d’il y a vingt-cinq ans, que déshonorent, maintenant, chaque année, des centaines de vulgaires touristes, la Meije, elle, est restée ce qu’elle était jadis, l’apanage des vrais alpinistes, l’ascension difficile par excellence, l’ambition suprême de celui dont la devise est : « Plus difficile, toujours plus difficile ! »
Pour bien s’expliquer cette renommée extraordinaire, pour vraiment comprendre ce qu’est une ascension à la Meije, il est tout d’abord nécessaire d’avoir une idée exacte de la configuration de la montagne. À l’encontre de la plupart des grands pics rocheux qui, le plus souvent, sont des pyramides plus ou moins tronquées, la Meije, en effet, pourrait plutôt être assimilée à une longue muraille de 1 000 mètres de hauteur, dont le faîte crénelé, d’une longueur de près de 1 kilomètre s’étendrait du Pic Ouest ou Grand-Pic de la Meije (3,987 mètres d’altitude), au Pic Central, ou Doigt-de-Dieu (3,970 mètres). Un troisième pic, la Meije-Orientale ne fait, à proprement parler, plus partie de cette muraille dont la sépare une brèche profonde.
Comme toute muraille, la Meije a deux faces : une face nord, recouverte de formidables pentes glacées, couronnées de rochers, qui domine la vallée de la Romanche et une face sud, tout en rocher et presque verticale, qui ferme le vallon des Étançons.
De ces deux faces, c’est la face nord qui, à première vue, semble se prêter à une ascension, en raison de ses pentes glacées toujours plus praticables que des pans de rochers ; le Grand-Pic lui-même, tout en pierre, ne paraît guère terrible quand on le regarde de La Grave ; mais quand on examine la montagne de plus près, on se rend vite compte que son seul point vulnérable de ce côté est le Pic Central, d’où pour atteindre le Grand Pic il faut suivre sur toute leur longueur les arêtes, chemin vertigineux et hérissé d’obstacles qui longtemps rebuta les plus audacieux.
Aussi bien est-ce la face sud qui, malgré son inaccessibilité apparente, conduisit les premiers explorateurs à la victoire et, pendant plusieurs années resta la seule route suivie. Ce n’est qu’en 1885 que les frères Zsigmondy, en une ascension restée célèbre, réussirent, aux prix d’efforts inouïs à forcer la route des arêtes, route qui depuis a été souvent préférée à l’ancienne. Actuellement, suivant la mode du jour, la Meije se fait ordinairement en col : en ce cas, les préférences vont pour la montée à la face sud, plus intéressante comme escalade, tandis que les grands névés de la face nord, fastidieux à la montée, facilitent au contraire grandement la descente.
Voilà comment, étant à La Grave, nous nous décidâmes, au lieu d’attaquer l’ennemi de front, à le tourner par l’aile gauche, en nous rendant vulgairement en voiture à Saint-Christophe, pour de là gagner à pied la Bérarde et le refuge du Chatelleret, point de départ de l’ascension par la face sud.
26 août 1899 — 2 h. 1/2 de l’après-midi.
— Devant 1 hôtel Juge, en face de la Grande Meije, toute étincelante de soleil dans un ciel bleu marin, de grandes guimbardes attelées de petits chevaux de montagne efflanqués nous attendent. Les derniers préparatifs sont faits, les sacs bouclés, les cordes — il y en a des kilomètres, — enroulées !
Un dernier adieu, plus émouvant pour ceux qui restent que pour nous qui partons, et le convoi se met en branle, au petit trot, sur la route nationale du Bourg-d’Oisans. De cette route, je n’ai rien à dire : pour les lecteurs qu’intéressent les descriptions de beautés naturelles telles que ruisseaux, cascades, galeries, pierres a formes humaines, etc. je les renvoie aux guides Joanne ou Bedeker, où ils trouveront des détails à profusion. Deux heures après notre départ de La Grave, nous quittons la vallée de la Romanche pour remonter celle du Vénéon et à sept heures, après une longue et fastidieuse montée au pas, nous arrivons à St-Christophe où nous trouvons heureusement, à l’hôtel Pierre Turc, bon gîte et bon souper.
Le lendemain dimanche, lever à huit heures, puis grand-messe à la paroisse. À onze heures, déjeûner, à midi et demi, départ à pied.
Le chemin de la Bérarde que nous suivons porte dans les guides de voyage le titre de « Chemin muletier » et, de fait, deux mules y font quotidiennement le service de la poste entre l’hôtel de la Bérarde et St-Christophe. Nonobstant, il faut avouer que le plus souvent ce chemin manque d’agréments. Sans compter les horribles cailloux dont il est pavé et qui vous font vivement penser aux horreurs des moraines, le tracé, qui pis est en est ici déplorable. Tour à tour, sans raison apparente, il nous fait grimper aux flancs abrupts de la montagne, puis redescendre jusqu’au torrent pour remonter ensuite de nouveau.
Après le village de Champforant (3/4 d’heure) la vallée heureusement s’élargit tout en changeant la direction vers l’Est et nous pouvons, pendant quelque temps, suivre les bords du Vénéon, recouverts de grandes plaques gazonnées. Aux étages (2 heures) la montée recommence, sérieuse cette fois à travers de grands éboulis encombrés d’énormes rochers. Cela ne dure heureusement que 3/4 d’heure et à 3 h. 1/4 (2 h. 3/4 de Saint-Christophe), nous dé bouchons sur la Bérarde, misérable hameau composé de quelques vieilles cabanes, d’une chapelle de N.-D. des Neiges et d’un hôtel, construit il y a peu d’années.
À la Bérarde, nous ne nous arrêtons que juste le temps nécessaire pour ravitailler la caravane et à 3 h. 3/4 nous nous remettons en route.
Le chemin qui de la Bérarde mène au refuge du Châtelleret ne présente aucune particularité notable. Nous traversons d’abord quelques cultures, de minuscules champs de blé jalousement entourés de murs en pierre, puis de grandes plaques gazonnées sur lesquelles la marche est facile. Dix minutes après notre départ, nous passons sur un pont le torrent de Bonne-Pierre et entrons définitivement dans le vallon des Étançons, étroite vallée rocailleuse et désolée formant, avec celle du Vénéon que nous quittons, un angle de plus de 90°.
Quatre heures.
– Première difficulté. Il s’agit de traverser le torrent des Étançons dont la rive droite se trouve être à partir d’ici plus praticable que la rive gauche sur laquelle nous nous trouvons. Pas de pont, pas de pierres permettant de passer à pied sec. Comment faire ? Nos guides se dévouent sans hésiter.
Faure et Savoye ôtent leurs bas, relèvent leurs pantalons jusqu’aux genoux, chargent chacun l’un de nous sur leurs épaules et s’engagent résolument dans le torrent. L’opération n’est guère facile : l’eau est profonde et le courant très tort ; mais nos guides en ont vu bien d’autres et nous déposent sans encombre sur l’autre bord.
À partir de là, la marche devient pénible : nous sommes en pleine moraine, une moraine atroce comme toutes les moraines, tapissée de cailloux pointus et roulants sur lesquels chaque pas demande un effort. À droite, à gauche, les murailles rocheuses qui limitent le vallon se resserrent, plus escarpées, plus dénudées que jamais, à peine garnies çà et là de maigres touffes de rhododendrons desséchés. On se croirait à l’entrée de l’enfer de Dante.
Quatre heures et demie — Première apparition de la Meije. À un tournant du vallon, l’immense muraille, tout à coup, se dresse devant nous, tout embrasée des derniers feux du soleil couchant. Apparition fantastique, stupéfiante, dont aucune photographie, aucun tableau ne pourrait rendre la grandeur sublime. Instinctivement nous nous arrêtons et, pendant quelques minutes, restons en contemplation devant la montagne de nos rêves. Puis, après avoir pris une photographie, nous continuons la voie douloureuse de la moraine. Le supplice heureusement tend à sa fin. Bientôt les guides nous montrent, à quelques centaines de mètres de nous, un monticule verdâtre surmonté d’un grand bloc de rocher qui cache, paraît-il, le refuge. Encore un quart d’heure de cailloux pointus et nous en sommes quittes pour la journée.
La cabane, modeste construction en bois, enclavée entre deux immenses blocs de rocher descendus des flancs de la montagne, ne paie guère de mine à l’extérieur. L’intérieur par contre est fort bien installé et nous y trouvons, outre un grand lit de paille, des couvertures, une batterie de cuisine complète, du bois, des bouteilles… vides et une pancarte rappelant les peines sévères encourues par deux jeunes gens de la Bérarde, coupables de s’y être appropriés deux bottes de paille.
Pendant que les autres guides s’occupent de faire du feu pour cuire la soupe, Faure nous fait la nomenclature de la Meije et des pointes qui l’environnent. Voici, tout à gauche, au-dessous du glacier des Étançons, la Brèche de la Meije qui sépare la Meije du Râteau. À droite de la Brèche, une petite aiguille, le Doigt dont une des arêtes prolongée et élargie forme le Promontoire, immense éperon de pierre s’avançant vers nous sur le glacier des Étançons. Plus à droite encore, le glacier Carré, suspendu à une altitude de 3,700 mètres entre le Pic de même nom (3,860 m.), le Doigt et la Meije Occidentale. À droite du Grand-Pic une entaille profonde, la Brèche Zsigmondy. C’est par le grand couloir qui y aboutit que les frères E. et O. Zsigmondy et le Dr Schulz opérèrent en 1885, peu de jours après leur fameuse ascension par la route des Arêtes, la tentative au cours de laquelle Émile Zsigmondy perdit la vie. Au prix d’effort inouï, les trois ascensionnistes étaient parvenus à une centaine de mètres de la brèche, quand une plaque absolument verticale leur barra la route. É. Zsigmondy qui conduisait l’expédition se fit alors attacher au bout de la corde longue d’une vingtaine de mètres et continua seul à grimper. Quelques minutes après, ses compagnons, figés d’horreur, le voyaient passer à quelques mètres d’eux se débattant dans le vide. La corde, beaucoup trop longue, ne put, naturellement, résister au choc et le malheureux s’en alla en quelques bonds tomber sur le glacier des Étançons où on retrouva le lendemain son corps affreusement mutilé.
À droite de la Brèche Zsigmondy, Faure nous montre les quatre fameuses dents de l’arête ; plus à droite encore, le Pic Central ou Doigt de Dieu dont l’extrême pointe surplombe la face sud ; puis séparé de la Meije Centrale par une brèche profonde, le pic Oriental peu imposant à côté des deux autres ; plus à l’Est encore le Pavi (3,837 m.) et le pic Gaspard (3,880 m.).
La nomenclature terminée, Faure nous explique l’itinéraire de demain. Pour commencer, la moraine, la même moraine qu’aujourd’hui, aussi atroce, aussi fatigante, puis le glacier jusqu’au pied du promontoire. Là, la vraie ascension commence. « Cette longue raie noire que vous apercevez à gauche du promontoire, c’est le grand Couloir, un bon bout de grimpade, assez éreintant, mais qui n’est guère méchant. En haut, là où le soleil tape maintenant, c’est la Pierre humide (Pyramide) Du Hamel (SIC). — Et puis ? — Et puis, ma foi, cela devient sérieux. Il y a d’abord la muraille Castelnau, cette grande plaque au-dessous du glacier Carré qu’on met deux heures à grimper. C’est le plus vilain de l’ascension. Un monte d’abord à droite, puis on revient tout à gauche jusqu’à ce petit point blanc, le Pas du Chat. Une fois là, on est en quelques minutes sur le glacier Carré et l’ascension n’est plus qu’un jeu. Un seul mauvais endroit encore avant le sommet : le Chapeau du Capucin qu’on ne peut pas voir d’ici. Pour la descente, il n’y a qu’à suivre les arêtes jusqu’au Pic Central, un bon petit travail de trois heures, au bout duquel vous ne vous trouvez que dix-sept mètres plus bas qu’avant. »
Le temps malheureusement nous inspire de vives inquiétudes. À l’Ouest, derrière la tête de la Meije, de lourds nuages s’amassent, et la Meije elle-même est couronnée de petits flocons couleur de rouille qui ne disent rien de bon. Enfin, on verra assez demain, comme dit Faure. Le souper, servi par le grand écuyer Savoye, est, comme toujours, excellent. Aussi y faisons-nous consciencieusement honneur. Après quoi, nous allons nous coucher, car demain il faudra se lever de bonne heure.
(À suivre)
Louis d’ORLÉANS