Le monument de Scott au Lautaret

Inauguration du monument Scott au Lautaret par le commandant Charcot en 1913, source Gallica. 

LE MONUMENT SCOTT AU LAUTARET
Hommage à l’homme, sa mémoire, sa patrie.

Source : Gallica 
Extrait de la revue Pédagogique, éditée le premier janvier 1914 

Sur le même sujet : 
Dans la tourmente au Lautaret
Il n’y a plus de Lautaret

Le monument de Scott au Lautaret

Impressions d’inauguration.
Au pied du gigantesque Pelvoux (SIC), le col du Lautaret étend ses prairies mamelonnées, à plus de 2 000 mètres d’altitude. Il a, comme les régions polaires, un bref été et un très long hiver.
Couvertes pendant trois mois d’un magnifique tapis de fleurs alpines aux tons étincelants, ses pentes se revêtent dès l’automne d’un manteau neigeux qu’elles gardent jusqu’au printemps.
Sur certaines parties de la route, la neige forme parfois de tels entassements que les poteaux du télégraphe y sont enfouis.
Le capitaine Scott vint s’établir là, au mois de mars 1908. Il préparait méthodiquement sa prochaine campagne, dont le pôle sud était le but. Il voulait essayer, sur de vastes champs de neige, des traîneaux automobiles. En se servant de ce moyen nouveau et en recourant aussi aux poneys de Mandchourie, il espérait se dispenser d’emmener un grand nombre de chiens esquimaux, gent batailleuse, vorace et encombrante. Il fut satisfait de ses essais, et lorsqu’il partit en 1911, pour suivre jusqu’au bout la route qu’avait indiquée Shackleton, il emporta trois traîneaux de ce type. Son Journal de route relate qu’ils fournirent parfois de brillantes étapes ; à la date du 26 octobre 1911, il nous les montre « filant rapidement sur l’excellente nappe de neige qui s’étend jusqu’au Corner Camp ». Mais les traîneaux avaient justement le défaut de ne filer rapidement que sur les excellentes nappes de neige — comme au Lautaret.
Enfin le système spécial, en raison du climat, adopté pour le refroidissement des carburateurs, était défectueux. À partir de Corner Camp, les moteurs refusèrent le service. Rien ne dit cependant que l’emploi des traîneaux automobiles soit définitivement condamné : il se peut sans doute qu’on les perfectionne et que les essais du Lautaret ne soient pas oubliés, dans l’histoire des explorations polaires.
Scott n’était pas seulement un homme brave, c’était un brave homme, aimé de tous ceux qui l’approchaient. Très peu de Français l’ont connu. Ceux qui l’ont vu, en 1908, au Lautaret, aiment à se rappeler sa simplicité cordiale, sa franchise et sa bonne humeur. Il s’était rencontré là-haut avec le Dr Jean Charcot, le seul de nos compatriotes, comme l’a dit Charles Rabot, « qui depuis Dumont d’Urville, ait promené notre pavillon dans les régions antarctiques ». Une sympathie naturelle les lia d’amitié. Scott appelait gaiement Jean Charcot le gentleman du Pôle. Vu le prix que les Anglais attachent au mot gentleman, voilà un compliment qui a sa valeur.
Lorsqu’on a appris, le 10 février 1913, par un télégramme d’Evans, la mort de Scott et de ses compagnons, la nouvelle de cette catastrophe a produit en France, qui ne s’en souvient ? Une indicible émotion, et l’on a noté que nul pays, hors l’Angleterre, n’a témoigné plus vivement son admiration et ses regrets. Le « gentleman du Pôle », ayant connu et aimé Scott, fut plus ému que tout autre, et voulut perpétuer le souvenir des journées que le grand explorateur avait passées dans les Alpes françaises. Il fit graver une belle plaque de bronze, portant cette inscription :

LE CAPITAINE ANGLAIS
R. F. SCOTT
QUI EN REVENANT DU PÔLE SUD EST MORT BRAVEMENT
AVEC SES COMPAGNONS
POUR LA PATRIE ET POUR LA SCIENCE,
VERS LE 25 MARS 1912.
A SÉJOURNÉ AU LAUTARET EN MARS 1908
POUR PRÉPARER CETTE MÉMORABLE EXPÉDITION

Cette plaque commémorative a été érigée en 1913 par les membres des expéditions antarctiques françaises de 1903-1905 et de 1908-1910.
Il restait à trouver une place pour cette inscription. L’Université de Grenoble possède au Lautaret un jardin alpin, où son professeur de Botanique cultive, à côté des fleurs des Alpes et de l’Himalaya, celles du Groenland et du Spitzberg. Le Dr Charcot donna sa plaque de bronze au professeur Mirande, pour qu’elle fût conservée au milieu de la neige et de la glace en hiver, et en été au milieu des fleurs polaires.
Au sommet du Jardin s’élève maintenant une pyramide de pierres brutes, semblable aux cairns que les explorateurs dressent sur leur route pour la jalonner. Sur une des faces du cairn, la plaque commémorative a été solidement cimentée, de façon à résister au gel. Dans les interstices des pierres, on a placé un peu de terre et semé des graines. Ce modeste et rude monument est beau ; en été, les fleurs le rendront magnifique. M. Charcot et M. Mirande ont donné une leçon d’art aux gens qui encombrent nos places publiques de statues hideuses. Félicitons-les d’avoir élevé le cairn du Lautaret, qui est de goût si juste et de si parfaite convenance.

L’Université de Grenoble devait recevoir solennellement le monument élevé dans son jardin. La cérémonie a eu lieu le 5 février. Le 4, on s’est mis en route de bon matin à Grenoble, car il faut une grande journée pour gagner le Lautaret. Dès que la caravane a dépassé Bourg-d’Oisans, elle a trouvé la neige ou le verglas, et il a fallu monter en traîneau. Un soleil radieux faisait resplendir les hauteurs. Sur les bords de la route, des stalactites et des séracs de glace jetaient des reflets bleus, verts, violets. Les cascades et les torrents étaient gelés, et à peine un filet d’eau continuait à couler. Les arbustes, de plus en plus rares à mesure que nous nous élevions, étaient poudrés de frimas légers, fruits irréels créés par l’hiver. Merveilleux spectacle ! Un air limpide et lumineux, rendu plus clair encore par la sécheresse de cette froide journée ; point de poussière, point d’autre bruit que le pas assourdit des mulets. Un traîneau rempli de Parisiens dépassa le mien ; je les regardai : la splendeur et le silence de cette solitude glacée les rendaient muets. Plus tard, à l’arrivée, j’entendais un d’eux s’écrier : « Être transportés ici, après trois mois d’une vie mondaine abrutissante ! Et dire que, dans deux jours, je vais recommencer ! » Et en effet, en de tels moments, les désœuvrés qui habitent les villes pour n’y mener que la « vie mondaine » aperçoivent soudain quelle est leur prodigieuse aberration. Et puis ils « recommencent ».

Le lendemain matin, les clairons des chasseurs alpins nous appellent au-dehors. Un détachement de 50 hommes est venu rendre les honneurs militaires. À dix heures, nous nous dirigeons vers le cairn, en passant sous un arc de triomphe en neige orné de skis et de piolets. Les soldats se rangent en cercle, et l’on entend jouer le déclic des appareils photographiques et les manivelles des cinématographes. En de brefs discours, M. Jean Charcot remet le monument à l’Université de Grenoble et au pays briançonnais ; le professeur Mirande et le député de Briançon en acceptent le dépôt ; et, au milieu d’une foule attentive, le lieutenant Francis Drake, qui accompagna le capitaine Scott pendant la première partie de son voyage, prend la parole, très émue : « Je remercie, dit-il, le docteur Charcot et ses compagnons d’expédition, au nom de toute la mission, au nom de la Grande-Bretagne, de ce monument qui scelle, par l’amitié de deux savants explorateurs, l’union de deux nations amies.
« Le capitaine Scott appelait le docteur Charcot le gentleman du pôle, en souvenir de la cérémonie de ce jour, tous les survivants de notre expédition garderont à tout jamais ce surnom gravé dans leur cœur. »
Les clairons sonnent encore, et l’on hisse au-dessus du cairn les drapeaux de la France et de l’Union Jack.

En attendant le déjeuner à l’hospice Bonnabel, nous faisons une promenade sous la brise fraîche et le chaud soleil. Parmi les cent personnes qui sont montées au Lautaret, il y a des types intéressants. Comment aucun des journalistes présents n’a-t-il l’idée de crayonner leur portrait ? Exemple curieux de déformation professionnelle : il semble que le spectacle qui nous captive les laisse indifférents. Il dérange leurs habitudes. La grande affaire de nos reporters est de « reconstituer la scène » du dernier crime, et d’aller recueillir chez la concierge la déclaration que l’assassin était un jeune homme rangé.
Un agriculteur savoyard est là avec sa femme, une toute petite personne, de frêle apparence, habillée en garçon. Ils prennent leurs vacances en hiver et pendant deux mois parcourent la haute montagne, montés sur des skis. Possesseur d’une soyeuse barbe blonde, il a sacrifié sa moustache, parce que, aux heures de grand froid, les glaçons qui se formaient autour de ses lèvres l’empêchaient d’ouvrir la bouche. Dans les villages d’altitude où ils passent tous deux, on les prend pour « un Norvégien et son gosse ». Cet homme paisible a fait toutes les périlleuses ascensions des Alpes. Il me narre un accident où il a failli perdre la vie. En descendant des aiguilles d’Arve, un de ses « compagnons de corde » a été assommé par une chute de pierres et est allé se briser les membres dans une crevasse ; les autres ont eu les jambes cassées. N’ayant qu’une oreille décollée, une paupière déchirée, la chevelure arrachée et une blessure à la poitrine, c’est lui qui est allé chercher des secours, très loin. Il nous raconte cela tranquillement, en s’interrompant pour fumer sa pipe. Ce sont les incidents de l’alpinisme ; avec de tels risques, on ne paie pas trop cher la joie des ascensions. Et il nous fait observer que constamment les pâtres, les paysans et les aubergistes de la montagne déploient une prodigieuse énergie pour assurer la vie quotidienne. S’arrêtant au bord d’un précipice, il nous montre la pente de neige qui s’étend, très raide, jusqu’au torrent couvert de glaçons. « Une de ces dernières années, nous dit-il, en pareille saison, j’ai vu un traîneau glisser au fond de ce ravin, avec son attelage de mules. Les bêtes étaient saines et sauves, mais elles ne pouvaient remonter la pente. Il fallait trouver un moyen de donner prise à leurs sabots, ou les laisser périr là. Il était sept heures du soir. L’hôtelier Bonnabel est arrivé avec des couvertures et des cordes. On a descendu les couvertures jusqu’à l’endroit où étaient les mules ; on a hissé les bêtes une à une, en leur faisant poser les pieds sur les couvertures. On a peiné jusqu’à minuit. »

Nos montagnards se déracinent. En Dauphiné, les villages de grande altitude ont presque tous des maisons vides. On pourrait, je crois, enrayer ce dépeuplement. Il y aurait des moyens. Si les montagnards achèvent de déserter, l’énergie nationale y perdra.
La montagne est un réservoir de force paisible, d’endurance, de patience, de sobriété, d’esprit, de solidarité. C’est là une vérité courante. On me laissera la redire, parce que je l’ai vérifiée. Ces vertus du montagnard, portées à une puissance supérieure, sont celles de l’explorateur polaire ; au Lautaret, les récits des voyageurs nous deviennent directement intelligibles et nous intéressent doublement. Un naturaliste du Muséum, naguère attaché à la mission Charcot, et qui accompagne aujourd’hui son ancien chef, nous raconte en quelles conditions il menait, sur les terres de l’Antarctique, ses recherches zoologiques. Les fatigues d’une marche dangereuse comptaient peu ; si on tombait dans un « trou de phoque », on s’en tirait ; mais, que le temps devînt mauvais, la violence du vent se faisait si furieuse qu’il fallait s’enfermer dans sa tente pendant plusieurs jours, jusqu’à la fin de la tempête. Si l’on sortait, on était suffoqué, jeté à terre. Le savant, réduit à l’inaction complète, causait avec les deux matelots bretons qui l’accompagnaient ; on évoquait les souvenirs de la famille laissée là-bas, et du sol natal. La vie, rude et lente, ne pesait à personne.
Entre tous ceux qui s’étaient embarqués avec le docteur Charcot sur le pourquoi pas ? Cette existence monotone et primitive créait de solides liens d’affection. Qu’un des compagnons fût atteint par le scorbut, tous les autres réservaient pour lui seul les aliments frais, s’ingéniaient à en trouver, guettaient les oiseaux, cherchaient du poisson, rare denrée là-bas. Au Pôle, comme dans la haute montagne, l’homme moderne se retrouve dans les mêmes conditions que ses lointains ancêtres : son semblable lui est à la fois plus visiblement utile, et plus étroitement cher.

Là-bas, toutes les vieilles grandes idées qui ont aidé les hommes à vivre et à mourir en gentleman ont conservé leur valeur. Faute de soleil, on se chauffe à leur rayonnement intérieur, et on entretient jalousement leur flamme : la famille, la patrie, la science sont des concepts si précieux qu’ils échappent à la discussion ; ils deviennent sacrés et inspirent l’héroïsme.
Scott et ses compagnons, pour planter le drapeau anglais au pôle sud, font soixante-seize jours de marche sur la glace et la neige, sans secours. Arrivés au but, ils constatent qu’Amundsen les a précédés. Au retour, harassés, n’ayant plus depuis longtemps ni chiens ni poneys, et halant à bras leurs traîneaux, ils ne songent pas à s’alléger des photographies, des fossiles et des cailloux qu’ils rapportent. Un d’eux, le matelot Evans, a fait une chute sur la tête et a perdu la raison ; Scott sait que pour avoir assez de vivres il faut se hâter ; il ralentit cependant sa marche, bien qu’il n’espère point sauver son compagnon : et en effet le matelot Evans meurt. Le capitaine Oates, sentant à son tour ses forces épuisées, ne veut point retarder encore ses amis, et s’éloigne d’eux pour mourir seul et vite. Scott reste avec le lieutenant Bowers et le docteur Wilson. Ils meurent à leur tour de froid et de faim, sans avoir poussé un cri d’égoïsme ni de détresse, et laissant seulement un message au public, où leur chef explique les causes de la catastrophe et recommande leurs familles à la sollicitude des citoyens anglais.

Le monde entier a lu cette page sublime. Personne au Lautaret, ne pouvait s’empêcher d’y penser et d’en parler. Telle est la grandeur de cette mort que l’insuccès de Scott, arrivé au Pôle après Amundsen, paraît chose indifférente. « Amundsen, me disait un membre de la mission Charcot, a été salué d’abord, à son retour, par de frénétiques vivats ; depuis qu’on a appris la mort de Scott, la gloire de l’explorateur norvégien, hors de son pays natal, est presque éclipsée, et l’on regarde son raid comme un simple exploit sportif. Scott, par sa mort, a été sacré, le découvreur du Pôle Sud. S’il est vrai que la vie n’a tout son prix qu’à condition que le sacrifice l’anoblisse, le malheur, pour Scott, aurait été de survivre. Il a disparu comme il le devait pour sa gloire et celle de son pays. L’homme qui, dans la certitude de la fin prochaine, a tranquillement écrit son message au public était de taille à ne point regretter la péripétie de son voyage. Il est mort dans l’exaltation de l’héroïsme. Il a senti qu’il ne payait pas trop cher l’avantage d’un grand exploit, dont toute sa race serait fière. Qu’importait qu’il vécût encore quelques années ? Les jours passent comme une flèche fend l’air, et dans cinquante ans, nous qui sommes ici, nous serons tous morts. »

Une nouvelle sonnerie de clairons nous appelle au banquet.
Dans le fond de la salle, une banderole porte la devise de Scott : To strive, to seek, to find, not to yield. Lutter, chercher, trouver, ne pas lâcher.

Rien n’est banal ici. Le surtout de la table d’honneur a été fait de quartiers de roc rougeâtres. Par les vitres, nous apercevons un décor de montagnes colossales. La beauté d’un ciel étincelant de lumière, la fraîcheur stimulante de l’air, et puis toutes les idées qui viennent d’être échangées, tous les souvenirs qui planent, émeuvent et élèvent les cœurs. Anglais et Français sont mêlés et causent cordialement.
Seul, un journaliste qui est là semble vivre dans une autre atmosphère. Il réfléchit, et compose dans sa tête l’article « humoristique » qu’il télégraphiera tout à l’heure à Paris. Il est interrompu dans ses méditations par une phrase qui l’irrite.
Autour de lui, on parle de l’entente cordiale. Il déclare qu’il ne monte point sur ce bateau-là : « Il n’y a pas d’entente possible entre les Anglais et les Français. Ils ne se ressemblent pas assez. Il y a moins de différence entre les Français et les Allemands. »
Cette assertion est choquante, mais, sous sa forme inacceptable, elle traduit une impression dont un Français ne peut guère se défendre si, ayant voyagé sur les bords du Rhin ou en Allemagne du Sud (je ne dis pas en Prusse), il franchit la Manche. Assuré ment, les Anglais paraissent plus lointains. Leur froideur, leur flegme, leur air fermé et distant, et des habitudes de vie privée et publique qui, par l’extérieur, diffèrent beaucoup des nôtres, tout cela donne un semblant de raison au dire de notre journaliste.
Mais ce ne sont là que des apparences. La chaleureuse cordialité qui règne entre nous au Lautaret le prouve bien ; de même que l’a prouvé, il y a quelque temps, la réception faite, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, aux compagnons de Scott.
L’enthousiasme des Londoniens accueillant comme l’on sait le président Poincaré a les mêmes causes que l’émotion des Parisiens acclamant Evans, et que notre émotion en face du monument élevé dans les montagnes du Dauphiné à la gloire de Scott.
Ces causes, ce n’est point seulement le sens des garanties nécessaires contre un ennemi commun, formidable et menaçant ; ce n’est point seulement l’état présent de l’Europe. Ce sont aussi de communes manières dépenser sur des choses essentielles.
Oui, il existe entre l’Angleterre et la France de profondes harmonies intellectuelles et morales. Elles datent de loin. Pour les expliquer, il faudrait parler d’affinités qui ont commencé au Moyen Âge. Par la conquête normande, les Anglais sont, à moitié, des Français du nord, et les savants découvrent chaque jour que l’histoire de leurs institutions a été imprégnée par la nôtre bien plus profondément qu’on ne le croyait. Et réciproquement les Anglais, à la fin du Moyen Âge, ont gouverné très longtemps une grande partie de la France ; la Gascogne était leur empire colonial et les a longtemps regrettés. Et le public ne sait guère qu’au XVe siècle les procès-verbaux du Parlement d’Angleterre étaient encore rédigés en français. Ces affinités ont maintenu dans les deux pays certaines façons pareilles de conduire la pensée. Malgré des différences considérables dans l’évolution de leur vie religieuse, de leur philosophie, de leur poésie, de leur théâtre, la France et l’Angleterre ont aujourd’hui des littérateurs et des savants qui se comprennent parfaitement. Elles sont, au XXe siècle, la commune patrie des idées claires et de la raison écrite.
Depuis deux cents ans, les penseurs des deux pays ont fait de bonne besogne, dans le même sens. Les Anglais et les Français ont eu beau s’invectiver et se combattre : ce sont eux qui ont créé dans le monde moderne la liberté politique et la démocratie.

Enfin ils ont fait pénétrer dans le droit international cette idée qu’il ne faut pas écraser les faibles, qu’il faut leur tendre la main et les relever ; et ils n’ont pas donné l’avilissant spectacle du soufflet appliqué sur la joue du vaincu. Ils ont bien des fautes, bien des faiblesses à se reprocher. Chez les uns, comme chez les autres, la machine parlementaire grince et tourne souvent à vide.

Ce sont tout de même les deux peuples qui ont fourni le plus fier élan vers un idéal de justice.
C’est sans doute pour cela que les hommes célèbres de l’Angleterre nous inspirent plus d’admiration qu’ils n’en rencontrent ailleurs, et que les grandes figures de notre histoire sont plus populaires en Angleterre qu’en aucun autre pays. Une association d’idées qui, au premier abord, peut paraître saugrenue s’imposait à mon esprit, le 5 février dernier, tandis que je voyais mes compatriotes, émus jusqu’aux larmes, acclamer le lieutenant Francis Drake, au souvenir des exploits de Scott. Je me rappelais à ce moment-là que notre Jeanne d’Arc est devenue en Angleterre une figure sacrée, intangible ; les descendants de ceux qui l’ont brûlée à Rouen la vénèrent ; et lorsque Anatole France dans un livre d’un sentiment historique d’ailleurs très pénétrant a voulu raconter, du point de vue rationaliste, la vie de la Pucelle, c’est en Angleterre qu’il a trouvé son contradicteur le plus véhément et le plus érudit, en la personne d’Andrew Lang. Qu’entre Français et Anglais, nous nous prêtions ainsi nos héros, pour les magnifier, cela n’est pas seulement l’indice d’une certaine générosité de cœur, cela signifie aussi que l’accord entre les deux peuples a des principes plus solides qu’une rencontre d’intérêts peut-être passagère.

Le capitaine Scott a épuisé, par sa vie et sa mort, les mérites les plus achevés et les vertus les plus belles du soldat et du savant : la clarté d’esprit, la fermeté, le dégoût de l’ostentation, la bonté, l’abnégation, le calme à l’approche du péril, l’obstination à vaincre. Nous avons eu en France des gloires du même ordre. Français et Anglais, réunis au Lautaret afin d’honorer le souvenir de Scott, nous avons aperçu plus distinctement les nobles liens spirituels qui associent nos deux patries, les communes idées directrices et les communs sentiments qui doivent gouverner leur action dans le monde.

Ch. PETIT-DUTAILLIS.

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