Dans la tourmente du Lautaret

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La route du Lautaret sous la neige. Éditeur : Compagnie des Arts Photomécaniques, Strasbourg. Édition 1936. Prise de vue : Le Monêtier-les-Bains. Source : Archives départementale des Hautes-Alpes

DANS LA TOURMENTE DU LAUTARET
Lecture d’utilité publique !
Je remercie Mme Louise Pudda qui m’a permis de la numérisation de cette collection de bulletins paroissiaux, véritable mine d’informations sur le canton de La Grave.

Source : « La Meije », Revue mensuelle du Canton de la Grave, No 155, édition janvier 1968.

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« LA BALADE DU LAUTARET »

Nous vous disions la dernière fois que l’expérience de la « Tourmente », au col du Lautaret, laissait un souvenir ineffaçable en ceux qui l’avaient connue. Voilà, à titre purement documentaire, comment cela peut arriver lorsque, malgré certains conseils, on veut à tout prix passer.

Partis de Grenoble, vous avez une affaire urgente à régler à Briançon, et le plus court étant le plus commode, à Vizille vous choisissez la route du Col du Lautaret. Laissant derrière vous la pluie dans la vallée de l’Isère, vous avez pris la neige quelque part vers « La Rampe des Commères », la route reste bonne… Le Chambon… La Combe de Malaval, sans histoire, à La Grave, la neige tombe déjà plus serrée, le vent souffle, vous vous dites : « Oh ! ça passera bien ! ». À la sortie du tunnel des Ardoisières, il y a comme changement de décor… on voit à peine le clocher du Villar, et il semble qu’il ne ferait pas bon mettre le nez dehors, la neige tombe très oblique… À la Croix de Saint-Mare, il semble que la chaussée est glissante, les roues commencent légèrement à patiner dans le virage, et quelques petites congères en pointes effilées s’avancent sur la route. Vous dépassez la « Patte d’Oie » qui monte au Villar-d’Arène, en vous disant : « Je pourrais toujours coucher là si c’était nécessaire !… »

Deux virages : Le Neyget, vous donnez un fort coup d’accélérateur pour passer une congère pas très haute, mais qui traverse toute la route. Eh oui ! en connaisseur, vous appuyez sur l’accélérateur, celui qui n’y connaît rien, il hésite, il ralentit et il reste dedans, vous, vous l’avez victorieusement passée ! On commence à ne plus rien voir… Pour vous rassurer, vous vous dites : « Les maisons des Cours doivent être par là, à gauche ». La nuit peu à peu commence à tomber, les employés des Ponts et Chaussées ont dû rentrer chez eux, vous éclairez les phares. Devant vous, la neige, extraordinairement serrée, arrive de face, presque à l’horizontale, l’essuie-glace fait ce qu’il peut, mais ça bourre de tous les côtés. Le regard tendu à travers la meurtrière glacée, vous apercevez de temps en temps une badine plantée dans le bourrelet, qui vous assure que vous êtes toujours sur la route. Le vent souffle extraordinairement, il arrive d’en haut, il siffle, vous freinez, la carcasse de votre voiture vibre tout entière.
Un moment d’incertitude et puis « Oh ! ce serait trop bête de retourner en arrière pour faire le tour par Gap, faire 300 km alors qu’il n’y en a plus que quatre ou cinq de mauvais ! — NON. Et puis, tout le monde le dit, quand ça souffle d’un côté du col, ça ne souffle pas de l’autre ! Alors, la descente sur le Monêtier sera meilleure… on en a vu d’autres, on passera encore cette fois-ci !… »

Réconforté par cette bonne conclusion, vous forcez sur le moteur, votre voiture monte et peine dans la neige folle. De temps en temps, la trace verglacée des pneus d’une voiture qui a dû passer bien avant vous profile à la lueur des phares une faible ombre très utile à votre direction, car la tourmente est tellement serrée qu’on ne voit plus les bourrelets.

Vers le Grand-Mur et Côte-Rouge, la route est un instant dégagée, elle est dans le sens du vent, cela soulage : « Voilà enfin un morceau plus convenable ! ». C’est de courte durée… juste après avoir passé la silhouette pointue de l’oratoire « Cigalon », à la Guindaine, les congères de nouveau traversent toute la route et sont plus épaisses. Vous avancez péniblement en première… Le virage du cylindre, le grand virage, et vous voilà à proximité du Pal. Tout d’un coup, devant vous, il vous semble voir comme une véritable barrière, un mur blanc, qui, en biais, traverse la trace droite « Oh ! mais, il est aussi haut que le capot… ça ne passera pas ! »

Par imprudence, vous vous arrêtez ! il semble que le vent redouble de force et de hurlement… Après une seconde de réflexion : « Il faudrait sortir pour voir ! ». Alors, on met son anorak, si on a la bonne fortune d’en avoir un, son béret, on ferme toutes les fermetures, et avec attention, à deux mains, on ouvre la portière en la retenant pour que le vent ne l’arrache pas. Si vous êtes un homme prudent, vous avez une pelle, pas une petite pelle américaine qui se porte à la ceinture, et que vous gardez en souvenir de votre service militaire, mais une vraie pelle, avec un bon manche : « Que diable ! en quelques minutes, avec une bonne pelle, on arrive bien à faire un passage dans une congère ! ». La pelle sortie, on va voir… « Ah ! quel désastre ! », c’est que, derrière la congère, il y en a une autre… Vous êtes tout blanc en un instant, la neige vous gicle à la figure, vous gèle et vous bouche les yeux. Enfonçant jusqu’à la taille, vous avancez dans la poudre blanche, au milieu des vagues figées qui montent sans cesse… « Misère de misère !…
Derrière ces deux congères, il y en a une dizaine, jusqu’au moment où l’on peut retrouver un tronçon de route dégagée !… ». La situation commence à être critique, vous apercevez à peine à dix mètres, la lueur de vos phares qui vous rappelle votre voiture un peu plus bas. Ayant vu ce qu’il fallait faire, tout de suite vous vous mettez au travail, dans le sens du vent vous attaquez la première vague… Hélas !… Le vent fait plus cde travail que vous, et au fur et à mesure que vous creusez un trou, il se remplit par l’autre côté… c’est là que l’on commence à dire : « J’aurais peut-être mieux fait de rester au Villar ». « Oh ! s’il faut retourner, on pourra bien redescendre !

Ah ! dommage, mais c’est déjà trop tard, du temps que vous êtes allé voir, du temps que vous avez travaillé, les congères ont monté devant, derrière, dessous la voiture… Vous remettez le moteur en marche, les roues flottent dans la farine… Tourner ?… Mais la trace est trop étroite pour tourner ! Pousser ! Forcer ! JURER ! Rentrer, sortir, dégager l’essuie-glace, passer la pelle par-dessous, dégager la vitre arrière, malgré votre moteur qui rugit, ça ne bouge toujours pas… « Ah ! la bonne blague ! tu ne le savais pas qu’il vaut mieux coucher au Villar quand la tourmente souffle ! Imbécile… te voilà bien pris maintenant ! »

Et, transi, vous rentrez dans votre voiture pour réfléchir… C’est plein de neige partout, c’est mouillé, vous dégagez les paquets de glace accrochés à vos sourcils, vous vous soufflez dans les doigts. « Je pourrais peut-être descendre à pied ?… » Hum ! sans lumière, ce n’est pas sûr qu’on retrouve le village… On ne peut pas faire marcher le moteur pour faire fonctionner le chauffage, ce serait rapidement l’asphyxie… vous vous pelotonnez dans un coin et vous vous faites un cache-col avec le chiffon du tableau de bord… Ah ! vous aviez déjà entendu parler de la tourmente, mais cette fois, vous la voyez de près !
Par les jointures des portières, par le bord des glaces fermées, par les manches à air du chauffage, de très fins flocons viennent danser et se fondre dans le souffle de votre haleine qui se glace sur le pare-brise. La couche de neige qui, rapidement, recouvre votre, voiture, ressemble de plus en plus à un linceul… Dans la solitude de la nuit et de l’altitude, seul le vent règne, il souffle, il mugit, il secoue, par moment il donne l’assaut, il veut vous bouter dehors…

Ah ! la belle plaisanterie, vous aimez l’aventure, vous voilà servi… et puis, on vous attend, ces gens vont s’inquiéter… « Bonsoir de malheur, comme s’ils ne pourraient pas faire un tunnel !… »

Non, maintenant, inutile de rouspéter, tout en battant les semelles l’une contre l’autre, tout en somnolant glacé jusqu’aux os, il faut attendre, impuissant que toutes les heures et toutes les minutes passent, cahoté, bousculé, saupoudré toute la nuit… vous avez le temps de penser aux fleurs si belles, qui sont là l’été, à la douce chaleur du soleil et que vous vous souvenez avoir ramassé, il y a quelques années dans les environs. Ce n’est qu’à la pointe du jour, si tout va pour le mieux, que les employés des Ponts et Chaussées vous retrouveront, car vous aurez eu soin, en entendant se rapprocher le ronflement des engins d’agiter le bras par la fenêtre comme un périscope au-dessus d’un sous-marin, pour ne pas aggraver encore votre situation et faire de votre voiture un tas de tôles. Mi-inquiet, mi-amusé, on vient s’enquérir de votre santé.
« Mais vous n’avez pas vu la barrière hier soir ?… Ah ! vous étiez peut-être pressé ? Vous l’avez ouverte ? La bonne histoire. On accroche des cales par-dessous, en tire, ça fait vilain, et après beaucoup d’efforts, vous voilà délivré de votre gangue de glace et de neige, et rendu à la liberté, vous courez au téléphone et des grogs bien mérités. C’est une petite aventure que l’on n’oublie pas, et très, très vieux, vous saurez encore dire à vos enfants : « Tu sais, quand c’est bien mauvais… il vaut mieux faire le tour par Gap. Moi, une fois ça m’était arrivé… ».

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