Tribulations de deux colporteurs Frenichons en Amérique.

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Asphodèle, planche de colporteur, XIXe siècle, collection Musée Dauphinois.

TRIBULATIONS DE DEUX COLPORTEURS FRENICHONS EN AMÉRIQUE.
Texte tiré du « Bulletin de la Société dauphinoise d’ethnologie et d’anthropologie », édition : 1929

CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DES COLPORTEURS.

Les aventures de deux marchands de fleurs en Amérique
Par M. Louis CORTÈS.

MM. Robert Müller et André Allix ont publié une fort complète et intéressante étude sur les colporteurs de l’Oisans.
Sans rien ajouter d’essentiel à leur travail, notre étude la complétera par le récit anecdotique et piquant d’une histoire vécue de ce monde des colporteurs uissans.

Le thème est simple : de 1849 à 1859, deux parents, l’oncle et le neveu, voyagent ensemble : le neveu, plus débrouillard, ramasse une petite fortune ; l’oncle, au contraire, s’endette, et au retour l’oncle intente un procès au neveu.

Nos deux commerçants sont du Freney, vous nous permettrez de taire leur nom, ils ont encore des descendants, et si nos renseignements sont exacts, des arrière-neveux sont aujourd’hui des notabilités grenobloises. Nous les désignerons donc par leur prénom : M. Félix l’oncle et M. Pierre le neveu.

Félix, âgé de 53 ans, célibataire, faisait le commerce des fleurs depuis trente ans ; il avait une petite fortune acquise à force d’économie, représentée par des propriétés au Freney d’une valeur d’environ 25.000 francs. Pierre, lui, a à peine
20 ans : il est déclaré mineur, il a son père et sa mère, mais aucune fortune. Il a déjà voyagé comme porte-balle avec son frère Aimé qui fournissait marchandises et argent et… empochait les bénéfices. Il avait aussi fait un voyage avec son oncle. Celui-ci l’avait emmené en 1848 en Espagne, où ils vendaient « des fleurs et des plantes à l’usage du pays » (l’expression est jolie). Là encore Pierre n’avait rien gagné. Cependant au retour, l’oncle, en reconnaissance, lui avait donné un habillement et quelques pièces de cent sous. Nous restons persuadés que le neveu trouva cela bien maigre et qu’il jura de se venger si l’occasion s’en présentait : ce fut fait sans tarder.

L’année suivante 1849, l’oncle et le neveu forment une société de compte à demi sans écrit pour aller au Mexique.
L’oncle avait reconnu que son neveu avait de belles dispositions pour le commerce ; il espérait avec lui développer rapidement sa petite fortune. Félix devait fournir tout l’argent et le neveu s’engageait à s’aider de son mieux au commerce.
Félix emporte 4.000 francs en espèces, qu’il est d’ailleurs obligé d’emprunter à diverses personnes, lui-même n’ayant que 200 francs de disponible.

Ils quittent donc l’Oisans le 1er octobre 1849, font des emplettes à Lyon, Paris, Versailles et dépensent ainsi 2.500 fr. ; les voilà au Havre où ils s’embarquent, nous ne savons comment, mais toujours est-il qu’ils débarquent à Vera-Cruz dans la première quinzaine de novembre. Vous savez tous que Vera-Cruz est une ville très malsaine où règnent les « fièvres » en permanence. À leur arrivée, il y a justement une recrudescence de la maladie ; aussi nos voyageurs ne déballent-ils pas. Cependant ils séjournent une quinzaine de jours à Vera-Cruz où ils rencontrent un juif nommé Gioboi qui vendait des foulards. Nos deux Ucenis s’abouchent avec lui et lui achètent ses foulards pour 137 piastres (dans tout ce qui va suivre, la piastre est comptée 5 francs), soit 685 francs.
Mais ils n’ont pas d’argent pour payer et souscrivent tous les deux à Gioboi un billet à ordre payable à Paris. Si le juif a espéré faire une bonne affaire, sa joie ne dure guère. Arrivé à Paris, il ne peut en effet se faire payer son billet, aucune banque n’a de fonds au nom de nos deux colporteurs. 0 mânes sacrées des anciens Ucenis, vous avez dû tressaillir dans les Enfers ! Un juif berné et volé par un habitant de cet Oisans, qui avait mérité autrefois le si beau titre de Probi, c’est presque incroyable. Est-ce que J.-J. Pilot avait raison lorsqu’il écrivait dans le Clairon Dauphinois du 5 au 12 janvier 1889, en relatant l’histoire des « Probi et des Catti » : « Si le fait est vrai, il faut avouer que les habitants de l’Oisans ont aujourd’hui bien dégénéré et que ceux de La Mure n’ont guère changé depuis six siècles » ? Eh bien non, Pilot n’avait pas raison et les habitants de l’Oisans n’ont pas dégénéré. Certes, ils peuvent avoir des faiblesses, des moments d’oubli, des « pannes » de conscience, mais cela ne dure pas. Dans le cas qui nous occupe, il a suffi à Pierre de recevoir un papier de France pour lui rappeler sa petite patrie et ses traditions d’honneur. Immédiatement il paie Gioboi. Il est vrai que ce papier lui était envoyé par un huissier et contenait notamment ces mots : « Le juge du tribunal ! ! !… »

C’est donc le neveu qui a payé ; plus tard il réclamera à son oncle la moitié de cette somme. L’oncle se fera bien un peu tirer l’oreille, mais s’exécutera néanmoins.

Revenons à nos voyageurs. Ils ont donc séjourné de douze à quinze jours à Vera-Cruz. Partis de France avec 4.000 fr., ils ont acheté 2.500 francs de graines, dépensé pour la traversée environ 12 à 1.500 francs, si bien qu’ils n’avaient plus d’argent, mais ils avaient les marchandises. Quittant Vera-Cruz, ils partent pour Mexico qui est distant de 120 lieues, et ce par voie de terre. Par quel moyen ? Nous supposons qu’ils ont pu se procurer une voiture. Ils arrivent à Mexico en janvier 1850 (ils ont mis une cinquantaine de jours pour faire le trajet). Là ils louent un beau magasin et déballent leurs marchandises. Ils travaillent en commun, l’argent est déposé dans leur malle. Ils restent ainsi ensemble un mois ou six semaines.

Mais le neveu trouve qu’il végète et qu’il n’y a pas de travail pour deux : un beau jour, de concert, l’oncle et le neveu décident que Pierre ira en Californie (la Californie, province mexicaine ayant pour capitale San-Francico, a été acquise par les États-Unis à la suite d’une guerre avec le Mexique en 1848. On y a découvert des mines d’or qui firent grand bruit dans la région et même en Europe !). Il est entendu que Pierre travaillera pour la Société, mais là encore il n’y a pas d’écrits, ils comptent sur la bonne foi l’un de l’autre. Avant le départ, le neveu reçoit 1.200 francs en espèces provenant de la vente, puis il prend dans le magasin un assortiment de graines, achète pour la Société un cheval de 60 piastres afin de faire le trajet de Mexico à Acapulco, port d’embarquement pour la Californie. Avant le départ de Pierre, les deux associés envoient en France 2.000 francs pour rembourser une partie de l’argent emprunté pour le commerce.

L’oncle reste seul à Mexico où il continue ses ventes pendant quelque temps. Puis il se rend dans d’autres villes du Mexique et visite entre autres San-Luis de Portozi, Dourango, Fresnillo, Mazatlan. De cette dernière ville, il part, dans le courant juillet 1850, pour la Californie (San Francisco) ; il avait fait dans sa tournée 1.200 francs de recette qu’il avait dans sa poche.

Félix arrive à San Francisco, il y reste quelque temps à la recherche de son neveu, mais ne fait pas de commerce, bien qu’il ait encore quelques graines. Il retrouve enfin Pierre à Stockton, où on commence à exploiter des mines d’or importantes. Pierre a dû vendre toutes ses graines, ou il s’en est tout au moins débarrassé, mais il n’est pas resté inactif. Il a monté un bar (et en 1859, l’écrivain que nous reproduisons a cru devoir expliquer qu’un bar, qu’il écrit barre, est une espèce de café, une guinguette !). L’oncle reste ainsi trois mois avec le neveu qu’il aide dans son commerce, mais Pierre préfère être seul et décide son oncle à suivre son exemple et à monter un établissement semblable dans un lieu voisin. Il lui donne 200 piastres (1.000 fr.) pour aller au Camp Sec monter une cantine pour les mineurs. Félix laisse à Stockton chez son neveu une malle, des graines, un catalogue, des prospectus pour les fleurs et le livre des gravures destiné à allécher les clients en leur montrant, plus belles que nature, les fleurs que doivent produire les graines, livre de gravures qui avait coûté 800 francs et qui appartenait à la Société. Or, le Camp Sec se trouve à environ 60 lieues de Stockton. Pour faire ce trajet, Félix s’embauche avec un boulanger pour faire le pain. Le neveu avait d’ailleurs consenti à être de société avec le boulanger. Félix reste ainsi trois mois, mais le boulanger fait de mauvaises affaires, et non seulement Félix n’est pas payé, mais Pierre est obligé de fournir de l’argent. Les 1.000 francs pris au départ de Stockton ont disparu et avec eux le café. Pour essayer de se remettre à flot, Félix se fait mineur ; il y reste deux mois seulement, car sa profession de marchand de fleurs lui fait trouver à trois lieues du Camp Sec, dans une petite ville appelée Montessuma (nous ne garantissons pas le nom), un emploi de jardinier où il reste huit mois (ce qui nous porte fin 1851).

Quant au neveu, il a quitté Stockton pour aller s’installer à Saint-Domingue en Californie où il fait double travail : tient son café pendant les heures de repos et travaille comme mineur le reste du temps. Aussi il réussit à amasser quelque argent. Mais la nostalgie du pays le tient, il va rejoindre son oncle à Montessuma et lui demande l’argent nécessaire pour revenir en France ; il assure son oncle qu’il n’a pas fait de bonnes affaires ; d’ailleurs il lui laisse en échange son magasin de café, les liqueurs qui s’y trouvent et les outils de mineurs. L’oncle accepte et donne 300 piastres (1.500 fr.). Il est d’ailleurs entendu que le neveu prendra les graines qui restent, achètera des plantes et fera du commerce en se rendant à Mexico d’où il prendra le chemin du retour. Le neveu pro- met également que l’année suivante il reviendra rejoindre son oncle avec une nouvelle collection de graines. Mais aussitôt parti, Pierre oublie le commerce, et par les voies les plus rapides, revient dans son pays natal, serrant bien précieusement un portefeuille bien gonflé. Pendant son séjour à Stockton, il avait déjà envoyé à M. Argentier, notaire au Freney, une traite de 8.000 francs pour être gardée en dépôt jusqu’à son arrivée et rapporte lui-même 25.000 francs, fruit de ses économies. Sitôt rentré au domicile paternel il se marie.

Félix quitte Montessuma pour Saint-Domingue où il tiendra le café, mais le magasin ne lui plaît pas : il vend le tout pour 121 piastres (605 fr.). De là il va à Bayassette, où pendant trois mois il tient un bar, puis à Guistoune où de nouveau il a trouvé une place de jardinier. Il attend toujours des nouvelles de son neveu ; or, il ne reçoit rien, pas plus qu’il ne voit revenir Pierre.

Malgré sa grande habitude du commerce, Félix n’avait pas su gouverner ses affaires, et malgré ses occupations multiples il gagna peu. D’autre part, la dette sociale n’avait pas été entièrement payée. Félix a été poursuivi et a subi des pertes considérables, tandis que le plus clair du bénéfice commercial avait été empoché par le neveu. Lorsqu’il se décida enfin à prendre le chemin du retour, Félix n’avait que 2.000 francs.

Revenons en France. Nous sommes en juin 1859, un vieillard de 63 ans descend la route de Briançon-Grenoble ; il paraît très fatigué et triste. Son repas consiste en un peu de pain noir et quelques petits aliments pas chers ; le soir, il se contente du foin pour coucher. Ce voyageur, vous l’avez deviné, c’est Félix. Hélas ! les 2.000 francs ont été absorbés par la traversée et autres frais, et il ne lui reste absolument rien.
Il se trouve dans l’obligation de tendre la main ou d’emprunter. Il préfère l’emprunt, et à Monestier-de-Briançon quelques anciennes connaissances lui avancent 440 francs.

Félix ignorait encore la fortune de son neveu ; aussi est-il tout étonné en rentrant au Freney d’apprendre les acquisitions faites par Pierre : soit un petit domaine au-dessous de l’église pour 10.000 francs et un fonds de marchand de vin en gros. La vérité lui apparait alors dans toute sa brutalité : son neveu l’a « roulé ».

Il estime, avec quelques raisons, qu’une part de cette fortune doit lui revenir. Il intente un procès au neveu, et c’est le récit que Félix faisait à l’huissier de Bourg-d’Oisans, au début de juillet 1859, pour l’instruction de sa demande et dont ce dernier a pris bonnes notes que nous venons de vous lire, en laissant autant que possible au texte sa saveur naturelle et vraie. Qu’en résulta-t-il ? Nous n’avons pu le savoir, n’ayant pas retrouvé les pièces du procès, mais nous espérons que, là encore, le neveu se sera souvenu du bon renom des Ucenis et qu’il aura dédommagé son oncle ; il a certainement suffi pour cela d’un petit papier d’une « image d’huissier ».

MM. Müller et Allix nous indiquent la façon dont les colporteurs arrivaient à se faire transporter gratuitement pour les traversées. Ces quelques notes nous montrent que nos compatriotes ne se contentaient pas du colportage, et ce cas n’est certainement pas unique ; c’est même de cette façon certainement que se sont produites les émigrations définitives que nous connaissons aujourd’hui et qui ont été étudiées par MM. Müller et Allix.

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