1838, note sur les restes de la Voie et Porte romaines de l’Oisans.

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Porte Romaine de Bons, Jules Blache, 1922, Musée Dauphinois

1838, NOTE SUR LES RESTES  DE LA VOIE ET PORTE ROMAINES DE L’OISANS

Archive : Bulletin de la Société de statistique, des sciences naturelles et des arts industriels du département de l’Isère
Auteur : Scipion GRAS
Date d’édition : 1838

Lorsque les Romains eurent achevé la conquête des Gaules, un de leurs premiers soins fut d’établir de nouvelles routes et de perfectionner celles qui existaient déjà ; en agissant ainsi ils se montraient habiles politiques, car le meilleur moyen d’assurer leur domination était de faciliter la marche des troupes dans tous les sens, et en même temps de civiliser le pays, en favorisant son industrie et son commerce. Parmi les routes dont les anciens itinéraires nous ont conservé la direction, il en est une qui intéressait particulièrement le territoire des Voconces et des Allobroges, c’est-à-dire le pays qui constitue actuellement le département de l’Isère. Cette route partait de Briançon et se rendait directement à Vienne, en passant par la vallée de là Romanche et par Grenoble ; elle s’embranchait par conséquent avec la grande route d’Italie dans les Gaules, qui traversait les Alpes au mont Genèvre et suivait la vallée de la Durance pour se rendre à Arles par Briançon, Embrun, Gap, Sisteron. Ainsi que l’a prouvé M. Berriat-Saint-Prix, dans une savante dissertation (Annuaire du département de r’Isère, an 12), le passage des Alpes par le mon Genèvre était considéré autrefois comme le plus court et le plus facile.
Ce chemin fut presque constamment suivi par César dans ses fréquentes incursions dans les Gaules, et après lui par la plupart des généraux et des empereurs romains, lors des guerres dont ce pays fut souvent le théâtre. Il est à présumer par conséquent que l’embranchement de route qui conduisait à Vienne et à Lyon par l’Oisans, c’est-à-dire par un chemin beaucoup plus court que tous les autres, devait être très fréquenté et avoir de l’importance.
La table de Peutinger, qui nous a conservé la direction de cette route, indique en même temps plusieurs des lieux par lesquels elle passait. Voici les noms latins de ces localités avec la traduction qu’en a donnée le célèbre Danville : Brigantio (Briançon) ; Stabatio (Monestier-de-Briançon) ; Durotincum (Villard-d’Arène) ; Mellosedum (Misoën) ; Catorissimum (lieu près du Bourg-d’Oisans) ; Cularo (Grenoble) ; Morginum (Moirans) ; Turocionicum (Ornacieux) ; Vienna (Vienne). On voit, par ces noms, que la partie de la route romaine qui traversait l’Oisans coïncidait à peu près avec celle qui est appelée aujourd’hui petite route de Briançon. Tout en admettant ce fait comme incontestable, on doit cependant convenir qu’à l’exception de Cularo et de Brigantio, qui désignent certainement Grenoble et Briançon, il est douteux que les autres lieux intermédiaires soient précisément les villages ci-dessus désignés. En effet, les distances qui les séparent ne sont pas conformes à celles qu’indiquent la table de Peutinger. On sait que cette table est remplie de fautes, et il est probable que les copistes ont altéré non seulement les chiffres de distances, mais aussi les noms de localités qui leur étaient peu connues, ce qui jette dans une grande incertitude sur leur véritable position. Le meilleur moyen de fixer avec quelque précision le tracé de la voie romaine dans l’Oisans est de s’appuyer sur la configuration physique des lieux ou sur des vestiges de grands chemins et d’anciens monuments. Ainsi il est vraisemblable que la route romaine n’a pas traversé la plaine du Bourg-d’Oisans comme la route actuelle. En effet, il y a à peine quelques siècles que cette plaine était encore un marais impraticable, inondé dans toute son étendue par les eaux de la Romanche et du Vençon (Vénéon). Les Romains ont dû plutôt faire passer leur route par les montagnes d’Huez et de Villard-Reculas, en se tenant sur la droite de la Romanche jusqu’à l’entrée de la gorge des Sables. Par conséquent l’endroit appelé Catorissimum, que Danville place près du Bourg-d’Oisans, devait se trouver sur les montagnes situées à l’est de ce bourg. Cette opinion est confirmée par l’existence d’un grand chemin qui traverse les prairies de la montagne de Brandes et présente les caractères d’une voie romaine. M. Héricart-de-Thury, qui a exploré avec détail cette partie de l’Oisans, s’exprime ainsi sur ce chemin : « À l’ouest de la montagne de Brandes, en se dirigeant vers la commune d’Huez, on suit un grand chemin de quinze mètres de largeur, pavé en gros quartiers de rocher et encaissé entre des pierres d’un volume considérable. Ce chemin part du village d’Huez, passe aux Haberts ou Châlets-de-Sure et se dirige jusqu’à la Tour-du-Prince, à travers les belles prairies d’Huez. Il est encore bien conservé dans quelques parties ; l’époque de son ouverture est également ignorée. En remontant au nord-est, à travers les prairies et vers le ruisseau du Bruyant, on trouve un autre embranchement qui se dirigeait vers le lac Blanc et allait, au nord, au col de la Cochette, sous la pente occidentale de la chaîne des Grandes-Rousses.
Quelques personnes attribuent ce chemin aux Dauphins, je ne sais sur quel fondement ; d’autres le regardent comme une voie romaine ; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, pensent qu’il fut ouvert pour faciliter les débouchés et l’exploitation des mines de ce canton. La tradition du pays est que le chemin des Brandes est l’ancienne route romaine de Grenoble à Turin, et qu’elle fut suivie jusqu’à l’époque du dessèchement du lac, qui couvrait la plaine du Bourg-d’Oisans (Journal des Mines, t.22, page 287.) » Cette dernière opinion est celle qui paraît la plus fondée à M. Héricart-de-Thury, et il la développe dans une note à laquelle je renverrai pour plus de détails (idem, page 314.2).

Il existe, sur la commune du Mont-de-Lens, un reste encore plus authentique de l’ancienne voie romaine que le chemin pavé d’Huez. C’est un rocher percé et taillé en forme de porte, qui a dû servir autrefois de passage à un grand chemin, comme le prouvent, d’une manière irrécusable, des traces de roue dont le sol a conservé l’empreinte. Ce monument, un des plus curieux de l’Oisans, et qui, je crois, n’a été décrit nulle part, est situé près du hameau de Bons, presque verticalement au-dessus de la première grande galerie percée sous l’empire pour le passage de la route de Briançon. Pour y arriver, il faut quitter la route cinq ou six cents mètres avant d’atteindre cette galerie et monter par un petit sentier qui mène droit à Bons, et qui est appelé dans le pays chemin de la porte romaine. Quand on est parvenu aux trois quarts de ce chemin, on rencontre un banc de rocher faisant une saillie de quatre à cinq mètres et épais d’environ trois mètres, que l’on a percé à l’aide du pic. L’ouverture qu’on y a pratiquée, et qui sert de passage unique pour aller à Bons, a la forme d’une porte droite, régulière, surmontée d’une voûte elliptique. La partie supérieure de celui des pieds-droits qui ne tient pas à la montagne ayant été détruite avec le temps a entraîné dans sa chute presque la moitié de la voûte ; en sorte que le monument est mutilé. Néanmoins, il est encore parfaitement reconnaissable dans sa forme, et l’on peut en mesurer facilement les dimensions. La largeur de la porte, prise au niveau du seuil, est de 2 m. 50 c ; à 50 centimètres plus haut, elle s’élargit, de chaque côté, de 0 m. 32, au moyen d’une retraite taillée dans le roc ; ce qui forme une espèce de banc pratiqué sans doute pour la commodité des voyageurs. La hauteur totale du pied-droit non mutilé est de 2 m.90, en y comprenant une corniche haute de 0 m. 20, et large de 0 m. 12, qui se trouve à la naissance de la voûte. Celle-ci, presque demi-circulaire, a au moins 3 m. 10 d’ouverture et environ un mètre de flèche.
On remarque sur le rocher formant le seuil de la porte deux rainures parallèles, profondes de 7 à 8 centimètres, et distantes entre elles de 1 m. 38. En les examinant de près, on reconnaît facilement que ce sont des ornières creusées par des roues de voitures. Cette porte percée avec régularité et même avec une certaine élégance, ces empreintes de roues qui l’accompagnent, frappent d’autant plus d’étonnement qu’elles sont situées sur le penchant d’une montagne escarpée, et dans un lieu aujourd’hui désert. On ne peut y arriver qu’en suivant un sentier étroit et raide, à peine praticable pour les mulets. Ajoutons qu’aucun des chemins actuels qui conduisent au Mont-de-Lens n’est accessible aux voitures, et que, depuis un temps immémorial, tous les transports se font dans le pays sur des bêtes de somme. Ces circonstances tendent à donner au monument dont il s’agit une haute antiquité, et il est naturel de l’attribuer aux Romains ; eux seuls, en effet, ont été assez civilisés et assez puissants pour avoir construit un grand chemin et fait rouler des chars sur les flancs d’un rocher abrupt, bordé d’un précipice, et aujourd’hui à peine abordable. Cette probabilité se change en certitude lorsque l’on sait d’ailleurs par une foule de preuves historiques qu’autrefois une voie romaine très-fréquentée a dû passer tout près de là.
En regardant comme prouvé que le rocher percé de Bons est un reste de l’ancienne route des Romains, on peut, d’après la configuration des lieux, déterminer, d’une manière approximative, quel a dû être le tracé de cette route dans les environs. Sans entrer ici dans des détails topographiques inutiles pour les personnes qui connaissent cette partie de l’Oisans, et sans intérêt pour les autres, nous dirons que, pour parvenir jusqu’au rocher percé, en venant du côté de Briançon, la voie romaine a dû nécessairement passer par le village des Dauphins, gravir le versant oriental de la montagne du Mont-de-Lens, et, de ce dernier village, suivre à peu près le chemin actuel qui mène à Bons et au rocher percé situé au-dessous. De là, elle descendait par une pente rapide jusqu’aux bords de la Romanche, qu’elle traversait probablement en deçà de la plaine du Bourg-d’Oisans et près du hameau de la Rivoire. Nous indiquons cet endroit, parce que, depuis le Freney jusqu’à l’extrémité de la vallée, la rive droite de la Romanche offre une suite d’escarpements à pic tout à fait inaccessibles.
Une seule rampe où l’imagination puisse concevoir un chemin se trouve presque en face de la Rivoire, au-dessous du village d’Auris. C’est une espèce de couloir étroit et raide, offrant bien peu de ressources pour le développement d’une route.
Cependant les Romains ont dû choisir ce passage à défaut de tout autre. Lorsqu’on est parvenu sur la montagne d’Auris, les difficultés du terrain deviennent bien moindres, et la voie romaine a pu être continuée avec une pente peu considérable jusqu’aux pâturages d’Huez par le col de Cluy, d’où elle descendait à Huez et à la Garde. Quoique ce tracé de route soit le plus probable, et en quelque sorte le seul possible, en supposant que le passage par le Bourg-d’Oisans ait été impraticable, il serait important de le vérifier par l’exploration minutieuse des lieux et la recherche des vestiges d’anciens chemins qui peuvent s’y trouver. C’est une source d’études intéressantes ouverte aux amateurs d’antiquités dauphinoises.

Après cette lecture, quelques membres font observer que la plaine du Bourg-d’Oisans n’a été convertie en un lac que postérieurement à la domination romaine, et par suite d’un éboulement de rochers qui avait obstrué le cours de la Romanche un peu au-dessous des sables ; que rien ne prouve qu’avant cet événement les environs du Bourg-d’Oisans fussent occupés par les eaux (les études récentes prouvent que si, un lac à éclipses existait bien avant la catastrophe de 1219) et qu’ainsi on pourrait, sans inconvénient, y faire passer la voie romaine. M. Scipion Gras répond que, d’après les traditions locales, l’ouverture de la vallée de la Romanche au pont Sainte-Guillerme était impraticable même avant la formation du lac dont il s’agit ; que d’ailleurs la position du rocher percé au-dessous du hameau de Bons semble prouver qu’en effet la route romaine ne passait point par la plaine du Bourg-d’Oisans ; car si tel avait été le but où elle tendait, on aurait suivi pour son tracé le chemin beaucoup plus court et plus naturel que prennent aujourd’hui les habitants du Mont-de-Lens pour aller au Bourg-d’Oisans. Ce chemin passe au-dessus du village de Bons, près du hameau le Ponteil, et va rejoindre la grande route actuelle à la Rivoire. L’existence du chemin pavé d’Huez, dont parle M. Héricart-de-Thury, est aussi une raison de croire que la voie romaine traversait les montagnes de Brandes ; on doit cependant avouer que cette question n’est pas suffisamment éclaircie, et il est à désirer que l’on fasse de nouvelles recherches sur ce sujet.
(NOTA : Tout comme Joseph Bourcet, en 1752, Scipion Gras ne fait aucune mention de la Voie en encorbellement de Rochetaillée, pourtant lieu de passage connu, identifié et décrit sur plusieurs documents depuis le XIe siècle.)

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