Bal des ballades ou affres de la balafre ?

BAL DES BALLADES OU AFFRES DE LA BALAFRE ?
Philippe RATTE

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Diversité, pluralité, sentiment d’inouï à tous les tournants, le Val Freney est un microcosme d’une étonnante variété. L’évasement de la vallée entre deux sections très encaissées de la Romanche, en amont du lac d’une part et dans les gorges d’aval de l’autre, y déploie un amphithéâtre depuis le pourtour duquel tout le monde se fait vis-à-vis, comme pour former un cercle de connivence.

Mais tout le monde n’est pas n’importe qui : chaque village, chaque hameau vient à ce tour de table avec une personnalité bien typée, qui fait de ce conclave à ciel ouvert une rencontre de pairs, et non un agrégat de semblables : de l’un à l’autre terme s’entend toute la différence qu’introduit la distinction, par contraste avec l’assimilation.

On dirait un cercle de voisins, parents et amis réunis pour quelque bal symbolique au son de la ballade des gens heureux de Gerard LENORMAN, le bal des ballades en tous sens auxquelles se prête ce lieu enchanteur.

Scénographie d’une Cène

Le barrage du Chambon et Freney Village, Photo Blaise Dufour

Voici Cuculet, blotti au milieu de son versant suspendu, guettant le soleil couchant vers quoi regardent toutes ses maisons, seul adossé à l’immense massif culminant à la Meije, et comme séparé du reste par le ravin du ruisseau dévalant entre le village et la route de l’Alpe.

Mont de Lans au contraire s’étire à l’horizontale depuis le promontoire où est campée l’église vers Bons puis les Travers, soutachant de l’élégance de son bâti homogène et varié la courbe de niveau des 1200 m environ. Tout autour, l’ampleur cossue de vastes champs déploie l’ascendant d’une commune de plein exercice, tenant le débouché du col en symétrie avec Venosc, de l’autre côté en Vénéon. Toutes deux siamoises par leurs alpages, aujourd’hui devenus matrice d’une véritable ville perchée qui étend vers les cîmes les réseaux de son industrie. Mais cette station des « deux Alpes », qui a rendu l’endroit mondialement célèbre, on ne la voit guère d’en bas, elle est un monde à part, entre haute montagne vers où elle progresse à l’Est et l’univers citadin qui commence tout en bas, à l’Ouest, à Bourg, et auquel elle s’alimente en chalands.

Egrenés de ce côté comme rebonds de Mont de Lans, le village de Bons puis les hameaux des Travers sont autant de relais, de refuges, de repères vers des itinéraires menant en Véneon directement par le Fioc, ou par ce sentier bordé de cerisiers qui enjambe l’épaulement prolongeant le Pied Moutet, ou vers la vallée par une corniche vertigineuse se perdant ensuite en ramifications forestières majestueuses. De Cuculet, retranché par un ravin, aux Travers, séparés par un surplomb, s’étend ainsi sur l’ubac du Val Freney un long balcon en pointillé, qui confère à l’ensemble du site une ligne de base, un horizon pictural, à laquelle il doit une part notoire de son harmonie.

Les Cours d’Auris, Photo Elise Vial

En face, la vaste conque ouverte en plein midi du site d’Auris offre la même diversité au regard : noyau compact des Cours, perchoir du Cert, étalement confortable des Chatains sur un terroir presque plat, quant-à-soi tout en bas, quasi-sécession, de la Balme, déjà tournée vers la plaine de Bourg, s’opposant à la masse des bâtisses plantées face à la Meije lointaine sous le col des Orgières. Au milieu, église école et mairie groupées au plexus naturel de cette vaste membrure humaine répartie au gré des terroirs d’antan. Plus haut, comme un modeste signal, la chapelle Saint Géraud relie cet ensemble aux chalets d’alpage du Cluy, qui font lien vers le val de Sarenne, comme de l’autre côté le chemin de la cheminée descendait vers la rivière et la plaine prochaine. Car, bien assise dans son cocon adret, la communauté des villages d’Auris est aussi connectée de tous côtés, presque plus voisine par sa route de la roche du Bourg en contrebas que du Freney mitoyen. La forêt de Maronne, seul massif de sapins à la ronde, ajoute à sa singularité.

Vers le Freney, par le chemin de la mine ou du facteur, ou par la route qui laisse Mailloz en contrebas, Auris passe par les hameaux étagés du Freney, Puy le Haut, Puy le Bas, le Perrier, la Grange, Champ rond, les Chazeaux, sans oublier le môle de l’église perchée elle aussi de manière à occuper, comme l’école non loin, le barycentre pondéré de toute la population de la commune, étagée sur le versant face au sud. En bas, le village proprement dit, avec jadis ses établissements nombreux un moment en déshérence et qui a aujourd’hui retrouvé la dynamique d’un foyer actif, s’étend tout en longueur le long de la rivière, de part et d’autre de la grand-route par où toute la vallée se relie au monde.

Enfin Mizoën, qui garde du haut de son roc la vallée du Ferrand comme Chateau Queyras verrouille le Queyras, toise vallée et sommets depuis le donjon pointu de son église et la muraille continue de ses maisons alignées perpendiculairement à celles d’en face, selon l’axe de la vallée du Ferrand. Celle-ci s’élève par une étroite gorge d’ombre taillée dans le noir des ardoises vers les mystères de Besse et Clavans, qu’on ne voit pas et qui semblent de ce fait des mondes étranges, fascinants d’être nimbés de confins légendaires, ceux des chemins d’échappée jadis vers la Savoie voisine pour les protestants persécutés, celle des contrebandiers, ceux du bout du monde… Car en arrière de ces deux villages semblables à ce « haut pays » vers lequel monte Antonio, le héros du chant du monde de Giono, mi réel mi mythologique, extraordinairement poétique, s’élève l’unique espace sauvage et intact de toute la contrée, le plateau d’Emparis, massif contrechamp de Mizoën auquel s’accrochent plus loin Singuigneret et les Aymes.

Besse, Photo Sylviane Vial

Pour faire boucle d’argent à cette ceinture perchée, le lac en bas, majesté du Freney, miroir des bastions de Mizoën et Cuculet, splendeur ajoutée au paysage de la Meije, reposoir des yeux auxquels il offre la douceur d’une horizontalité par quoi toute pente est comme rehaussée, clot ce tour d’horizon. À la bonne douzaine de villages faisant cercle autour de lui, il offre le socle immatériel, translucide et aérien d’une sorte d’élévation, de consécration, leur conférant un statut quasi mystique de Cène.

La diversité, c’est à la fois la distinction et l’unité

Qu’y avons-nous trouvé, sinon une incroyable diversité de paysages, d’ancrages, d’angles de vue, de destins, d’histoires, de privilèges et de contraintes conjugués, de relation aux autres, de caractère — car voilà le mot : tout cela a du caractère, et pas seulement des caractéristiques. Les gens de Mizoën ne sont pas ceux d’Auris, on ne vit pas aux Travers comme au Puy, l’esprit du Freney, que traverse un axe majeur, ne peut être le même que celui qu’ont forgé à Besse ou Clavans des siècles de vie à l’écart, au bord parfois de l’autarcie et aux lisières de marches semblant ne mener nulle part. Ce grand amphithéâtre dont le Freney est l’épine dorsale (ou la scène si l’on préfère, vue depuis les gradins), est un bouquet de différences unies par une longue appartenance commune inscrite dans le paysage depuis la nuit des temps. C’est cela le génie du lieu : rendre visible, tangible, ce qui fait l’essence d’une communauté humaine vivante, à savoir l’assemblement mutuellement bienveillant d’entités singulières, chacune nec pluribus impar autant que le roi soleil, toutes se faisant silencieusement face comme moniales d’un même chapitre ! C’est pour cela qu’on s’y trouve naturellement bien, et qu’aux visiteurs ce cadre miraculeusement préservé offre comme un viatique fortifiant. C’est cela qui est précieux, vivant, rare.

Et c’est pour cela que des raisons supérieures, relevant de l’histoire longue et de la hiérarchie des valeurs humaines, s’opposent avec horreur à ce que tant de congruence impondérable se voie bafouée par la balafre d’un équipement ayant pour principal effet de strier le site d’une griffe foraine, celle de l’industrie du ski outrepassant ses bornes.

Lac du Chambon, Photo Isabelle Vial

Faire passer l’esprit des villages vers les Stations, et pas l’inverse

Le ski est bienvenu chez nous, il participe de manière éminente à l’équilibre général et au bonheur de tous. Il a revitalisé ces montagnes. Nous le pratiquons tous avec joie.

Mais il dispose à cet effet de deux sites nécessaires et suffisants, qui se tournent en vérité le dos. Créée dans les années trente (après quelques précurseurs locaux dès 1920) par le ministre Joseph Paganon, l’Alpe d’Huez est une station pour ainsi dire historique, tournée vers Bourg, Vizille, Grenoble, Lyon, Paris, Londres. Elle s’est étendue de ce côté, vers Oz, Vaujany et Villard Reculas, avant d’annexer les modestes Orgières d’Auris. Le Tour de France l’a rendue universellement célèbre, et sa route en lacets est un patrimoine mondial en puissance. Son destin est par là.
Les Deux Alpes au contraire, plus tard venues, à partir d’initiatives et de concours locaux, d’abord sur deux versants du même col, se sont étendues vers le Jandri et le dôme de la Lauze, jusqu’à quasiment rejoindre le domaine de haute montagne commandé depuis la Grave. Le style, le ton, le bâti, la fréquentation de cette station la différencient beaucoup de l’Alpe d’Huez. Elle regarde de l’autre côté.

Le plateau d’Emparis, photo Blaise Dufour

Les jumeler revient à atteler la carpe et le lapin à un même timon, c’est à dire commettre trois erreurs :
1/ Les associer contre nature
2/ Le faire au service d’une cause irrémédiablement caduque, le refroidissement climatique qui lui donnerait sens n’étant plus à espérer avant plusieurs siècles — on en est encore au début du réchauffement qui d’ores et déjà contraint les stations à fabriquer leur neige, comme à Dubaï !
3/ porter un coup fatal à un écosystème géographique, culturel, historique, moral et humain succinctement évoqué ci-dessus, dont la préservation répond manifestement aux aspirations de notre époque fatiguée de subir partout ce genre de saccage de l’irréparable, et c’est cela qui serait impardonnable.

Vive le ski, vive l’or blanc, vive la prospérité et la longévité de nos deux stations phare, qui resteront les plus actives des Alpes du Sud jusqu’à extinction de la neige ! Elles se sont énormément étendues, profitant de leur extraordinaire rentabilité. Elles débordent déjà de leur site comme une poitrine trop opulente d’un corsage trop serré, qu’on en reste là !
On est déjà, en Haute Sarenne, ou sur les hauteurs de la Girose, aux limites dépassées de l’envahissement invasif, du pas de trop qui gâte tout. Y ajouter l’acte d’hubris de créer un téléphérique (qui plus est croupion, se trainant à ras de villages) pour les relier est un acte de barbarie dont ses auteurs ne mesurent sans doute pas, aveuglés qu’ils sont peut-être par l’appât du « développement » et les exhortations intéressées d’experts hors sol, à quel point il restera pour eux une flétrissure et pour tous autres un dommage irréparable.

Pour aller de l’avant, le moment est venu de puiser dans l’esprit préservé de la communauté de villages vivant en bonne entente une inspiration pour le renouveau de ces deux grandes stations, jusqu’à présent gérées et développées comme des usines et qui prétendraient aujourd’hui imposer ce style aussi périmé que péremptoire à l’ensemble de la vallée.

Longue vie à l’Alpe d’Huez et aux Deux Alpes, et pour cela adjurons les de changer de concept : elles ont sous la main, autour d’elles, le blason d’une certaine harmonie vivifiante. Certes, l’horreur architecturale héritée de leurs décennies d’expansion ne sera pas résorbable, mais du moins reste t’il possible d’enrichir en beauté les sites qu’elles occupent, en partant du référentiel offert par les villages, plutôt que de saccager par la dilatation de leur exubérance vulgaire celle de tout l’univers adjacent, qu’elles en sont déjà à envahir par l’odieuse pétarade par exemple de raids en moto-cross proposés à leurs clients à travers les réserves indiennes des villages avoisinants. Stop à ce débordement, à tous égards, et dans leur intérêt à long terme autant que pour le bien être de leurs résidents et la paix des autres. Le ski a ses raisons et sa logique, nul ne prétend y porter ombrage, au contraire. Mais il a aussi sa place, qui est déjà très grande puisqu’elle occupe tout l’espace jadis vide à la ronde, à l’heureuse exception du plateau d’Emparis, resté vierge. Il y faut une organisation industrielle, que les sociétés concessionnaires maîtrisent parfaitement : qu’elles y excellent là où on leur en a cédé le droit avec largesse, sans venir en infliger les affres à ce qu’il reste d’authentique et de vivant aux abords de leur emprise. Chez elles, bravo, chez nous, jamais !

 

Vallée de la Romanche, Photo René Ottonelli

Le moment est venu de s’inspirer de la phrase iconique du Général de Gaulle revenu sauver la République d’un désastre imminent provoqué par les faiblesses et les abus du régime alors en vigueur : « Le nécessaire a été fait pour obvier à l’irrémédiable au moment même où il était sur le point de se produire » (4 septembre 1958). It is high noon !

Philippe RATTE
Le Puy, 16 mai 2020

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