1946, La montagne et les livres, un bibliobus en Oisans

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Clavans le Haut, photo Raoul Blanchard, début XXe, Plaque de verre noir et blanc, Archive musée Dauphinois

1946 LA MONTAGNE ET LES LIVRES, UN BIBLIOBUS EN OISANS 

Source Retronews : Journal Les Lettres françaises, édition du 8 novembre 1946

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LA MONTAGNE ET LES LIVRES

– REPORTAGE D’EDITH THOMAS

L’AUTOMNE a jeté sur la montagne une fourrure de renard roux et d’ours brun. Par endroits, il se déploie en de grandes nappes sanglantes, en d’immenses drapeaux d’écarlate. Les ardoises sont plus violettes, l’eau du Vénéon plus bleue. La première neige est déjà tombée, mais il faudra, dit-on, qu’elle descende trois fois dans la Romanche, pour s’installer tout à fait. Mais l’hiver est tout proche, qui menace. On arrache les dernières pommes de terre. On se hâte de les rentrer. On s’apprête à se recroqueviller sur soi.

Bientôt la Bérarde sera coupée du monde. À peine pourra-t-on descendre à ski jusqu’aux étages voisins. Si quelqu’un tombe malade, il mourra ou vivra à la grâce de Dieu, car le médecin de Bourg-d’Oisans, qui fait trente kilomètres à ski pour aller soigner ses malades, ne pourra pas traverser les couloirs d’avalanches.

Pas d’électricité, parce que la direction de l’usine privée trouve que tant de kilomètres de fils pour quelques maisons est une dépense qui ne paye pas. Pas de radio. Seulement la neige, l’étendue éperdument morte et glacée, la solitude, le silence, le repliement sur soi, dans la longueur de nuits interminables.

Les femmes filent au rouet la laine brute, beige et brune. Parfois, les hommes tressent des cordes. On se réunit pour veiller. Ici, on ne croit plus aux sorciers. Mais là-bas, à Auris, on raconte encore des histoires de sorts jetés et d’envoûtements. De plus en plus, les hommes jeunes, les jeunes filles quittent la montagne, l’hiver, et descendent en ville, à la station de sports la plus voisine, à la mine. Certains villages sont morts et d’autres vont mourir. Ici, il n’y a plus qu’un couple de vieux. Et là, il n’y a plus qu’un enfant. On a dû fermer l’école. Ce jour-là, les derniers habitants ont vraiment compris que leur village commençait à mourir.

Cependant, dans des conditions de vie difficiles, des villages restent encore vivants, dans les derniers replis des vallées, au bout de chemins vertigineux.

Cette année, les habitants de la Bérarde, de Saint-Christophe, d’Auris, de Besse, ou d’ailleurs, qui gardent leurs troupeaux ou arrachent leurs pommes de terre, lèvent la tête pour regarder l’étrange véhicule qui passe sur leurs routes. C’est qu’une auto, sur ces routes-là, cela compte : on connaît celle du marchand de charbon, celle du trafiquant de peaux de mouton. Mais celle-là, non, on ne l’avait jamais vue jusque-là. Elle porte curieusement : « ministère de l’Éducation nationale, lecture publique, bibliobus de l’Isère. »

Et qu’est-ce que fait ce ministère, et qu’est-ce que fait cette bibliothèque à descendre et à grimper les pentes ? À franchir allègrement les petits ponts qui ont, pour tout garde-fou, une légère barrière de bois ? Allonger des à-pics de mille mètres sans garde-fous du tout ? Ça n’est pas prudent pour un ministère ni pour une bibliothèque. Ça n’est pas sage. C’est même un peu fou et c’est cela qui me plaît.

Bien avant la guerre, j’écrivais déjà des articles souhaitant pour la France l’organisation de la lecture publique. Eh bien, cette fois, j’y suis en plein dans la lecture publique. Les bouleaux flamboient, les ruisseaux chantent ; trois fois en deux cents mètres, la route a traversé le même torrent sur trois petits ponts ridicules, puis repart à l’assaut d’une montagne dénudée. Au haut, une grande maison blanche toute vétuste et quelques cabanes de schiste serrées autour ; Besse, 1,450 mètres d’altitude, quatre cent cinquante-quatre habitants.
Le maire ne s’en laisse pas conter par les ministères. C’est un vieux paysan prudent. Il se méfie. Rien n’arrive jamais de bien de ces gens-là.
— Et d’abord, dit-il, est-ce que je suis forcé de les prendre, vos livres ?

Par la fenêtre étroite, creusée comme une meurtrière dans le mur épais, on aperçoit les champs maigres arrachés à l’hostilité de la montagne.
— Est-ce que ça coûte, parce qu’ici on n’est pas bien riche ?
La bibliothécaire lui explique que ça ne coûte rien. Voilà, on est venu lui porter des livres comme cela, avant l’hiver, pour les enfants et pour les grandes personnes aussi, s’il y en a qui aient envie de lire. On viendra les rechercher au printemps et on en rapportera d’autres.
— Bien, dit le maire, l’été, on n’a guère le temps de lire.

Mais peu à peu, il se déride, s’humanise. Ce ministère, pour une fois, voilà qu’il a eu une bonne idée. C’est aussi l’avis de l’instituteur qui s’était d’abord renfrogné, parce qu’on venait le déranger pendant sa classe. Maintenant, il feuillette les albums d’enfants — les meilleurs, ceux de Samivel, ceux du Père Castor — les études d’histoire, de littérature, de géographie — les romans, qu’il a toujours eu envie de lire et qu’il n’a jamais pu acheter, parce qu’ils coûtent trop cher. Et les voilà devant lui, dans cette pauvre classe, qu’on n’a pas repeinte depuis longtemps, avec ses vieux bancs tout tailladés par des générations de futurs bûcherons.
— Et puis, dit la bibliothécaire, si vous avez personnellement besoin d’ouvrages, écrivez-moi, je vous les ferai parvenir.
Alors, l’instituteur sourit réellement.
Le maire dit :
— Moi aussi j’aime lire, quand j’ai des livres…

Clavans en haut d’Oisans. Ici le village est moins pauvre. Les maisons ont des toits d’ardoises, des murs blancs. La femme du maire nous offre du lait, du café, du pain de seigle. Ici, on est, tout de suite, les bienvenus.
— C’est que nous sommes de grands lecteurs, dit le maire, nous tous, ma femme, les enfants, moi.
Un des fils revient des champs, avec son mulet :
— Est-ce qu’il y a aussi des auteurs contemporains ? demande-t-il.
(Il pense : « Est-ce qu’on va nous donner de vieux bouquins moisis dont personne ne veut plus en bas ? L’Annuaire des longitudes ou Les Statistiques de l’Afrique du Nord, par exemple ? Ça s’est vu.)
— Oui, dit la bibliothécaire, vous aurez ce que vous demanderez.
Cela ressemble à une histoire de Père-Noël.
Le maire connaît Balzac, et Duhamel, et Malraux. Il les a lus. Il les aime.

Nous avons déposé les caisses de livres à l’école et nous apercevons le maire qui rentre chez lui, trois ouvrages sous le bras, l’air réjoui.

Voilà dopé enfin, depuis l’ordonnance du 2 novembre 1945, la France, dotée en principe, d’une organisation de la lecture publique. Elle fonctionne, déjà, dans dix-sept départements.

Il est trop, tôt encore pour en juger les résultats. Il sera, en effet, intéressant de savoir ce que lisent les gens, ce qu’ils demandent, ce qu’ils préfèrent, de quelle manière on peut agir sur leur goût, leur développement intellectuel. Je tiens, que tout lecteur gagné à Molière, à Stendhal, à Tolstoï est un pas de fait vers ce qu’on a coutume d’appeler « la civilisation ».

Mais comment y amener un paysan de l’Oisans ou d’ailleurs ; un ouvrier de l’usine électro-chimique, qui n’a pas ouvert un livre depuis l’école ? Comment faire, pour ne pas le rebuter dès l’abord ? Doit-on céder à l’entraînement le plus facile et distribuer les petits romans insignifiants choisis par quelque fonctionnaire ingénu, parmi les « rossignols » des éditeurs ? Il est clair que les résultats dépendront de l’intelligence, du doigté (et aussi de ce sens de l’humain sans lequel rien de grand ne se fait jamais du bibliothécaire, du choix qu’il saura faire des livres, selon la régionale niveau intellectuel du public, son mode de vie.

Mais, me disait la bibliothécaire de l’Isère’ tandis que nous rentrions à Grenoble, ce qui m’embarrasse le plus, c’est la littérature contemporaine. Jamais le divorce n’a été aussi net entre les œuvres et le public. Les écrivains écrivent pour un petit nombre de gens. Leurs préoccupations ne sont pas celles du public. Leurs petits conflits d’angoisse et d’absurde n’intéressent personne, au-delà de Flore et de Saint-Germain-des-Prés. Les hommes que je vois chaque jour s’intéressent à des problèmes beaucoup plus réels, beaucoup plus concrets. Ou bien aux grands thèmes de l’amour et de la mort, qui varient de forme selon le temps, mais qui demeurent pourtant éternels. Des auteurs comme Tolstoï, Hugo, Roger Martin du Gard, Duhamel sont des écrivains accessibles, parce qu’ils expriment certaines qualités durables de l’homme, parce que, sous les étiquettes dont on les affuble, ils restent des classiques. On peut appeler cela l’humanisme, si l’on veut.

« Pour moi, ce sont les hommes qui importent : le maire de Clavans, le cantonnier de Mizoën, le guide de la Bérarde, l’ouvrier de l’usine électrochimique de Gavet, et puis les œuvres des écrivains. Ce qui m’importe c’est essayer d’établir la communication entre eux. Mais que voulez-vous que je fasse de tous vos intellectuels subtils, habiles, de snobs, tous vos Sartre, tous vos Camus ? Ce sont là jeux de princes. Mais moi, je n’ai pas de princes dans ma clientèle. J’ai les hommes de la route. C’est beaucoup mieux. Pourquoi les écrivains se croient-ils déshonorés quand ils écrivent aussi pour eux ? »

Edith THOMAS.

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