Humeur des montagnes…

HUMEUR DES MONTAGNES
– Texte de Jack Fournier lu le 6 octobre 2020 durant la cérémonie d’adieu à Roger Canac qui s’est déroulée en l’église du Bourg-d’Oisans.
– Billet d’humeur de Roger Canac, publié dans le Dauphiné libéré du 8 février 1998.

Tu étais un formidable raconteur d’histoire, un passeur de mémoire…
Tu étais notre montagne du savoir relatif et absolu de la montagne et de l’Oisans !

Tu nous avais soufflé avec justesse notre devise associative : « Tu sais le mot, le pâtre sait la chose… »
Tout était dit…

Adieu Roger.

« Paysan sans terre »

Un paysan sans terre n’est plus rien. C’est sans doute pour cela que Roger a tant parlé, a tant enseigné, a tant écrit.

Est-ce par son visage où le sourire ponctuait chaque phrase ? Est-ce par son accent naturel qu’il conserva toute sa vie ? Est-ce par ce roulement caractéristique de la lettre R, subtil, gracieux, pénétrant que Roger a été aimé, adoubé par les gens d’ici comme étant un des leurs alors qu’on sait très bien qu’être né en Oisans donne une légitimité forte ? Plus d’Oisans que les gens d’Oisans, seul Roger Canac pouvait réaliser cette symbiose, car son pouvoir était son naturel, la conviction forte de ses certitudes dans lesquelles le déraciné de l’Aveyron plaçait à la fois son espérance, sa nostalgie, sa souffrance d’un monde disparu.

C’est bien parce que les fils des paysans étaient· des adolescents désemparés que Roger a créé les Classes Montagne, magistrale création, pont entre le monde ancien et le monde moderne.

Quand on côtoie un homme exceptionnel, on ne s’en rend pas compte.

C’est plus tard que sa bonhomie, sa jovialité, son oeuvre, ses livres, son action féconde s’imposent à notre réflexion. Un grand homme est avant tout un homme naturel, un homme vrai. Il n’y a pas eu de compromission chez ce Réganel lucide. Les ors de la politique l’ont laissé de marbre. Les honneurs ne l’ont pas effleuré. À peine le pressentait-on pour des hautes fonctions, pour gravir des marches, pour rejeter au fond sa nature profonde qu’il se dérobait, retombait tel un fagot de branches sur le sol. Certes il a mené des combats, mais ne s’en est pas prévalu, n’en a pas profité pour se mettre en valeur lui-même. Sa vie n’est pas faite de récompenses, sa vie est faite de ruptures. La première, fondatrice, c’est la rupture avec le monde paysan à l’âge de 10 ans pour aller étudier. Quitter la terre. Prêtre ! Roger était destiné à devenir prêtre. Cela fait sourire aujourd’hui, mais cela donne la profondeur et la rigidité du monde rural d’avant-guerre. Bien vite notre philosophe mysticolaïque se rend compte que la vie ce n’est pas les songes, les croyances, mais se colleter avec la réalité. 2e rupture, il quitte le séminaire. Ses réorientations successives le conduiront de la ruralité à la montagne, de l’agriculture d’acharnement au tourisme triomphant des années 70. Que serait Roger Canac sans les livres? Un séminariste défroqué? Un instituteur humaniste? Ses livres heureusement inscrivent la diversité, la richesse, le caractère irréfragable de sa personnalité.

Roger Canac est un homme étrange. Il n’est pas d’ici, mais il est plus d’ici que les gens d’ici. Il sourit, mais ses propos sont graves. Il dirige une école de formation de moniteurs, mais le virage parallèle lui oppose parfois quelques complexités techniques. Il marche comme un paysan, mais la philosophie allume son regard. Son nom lui-même est étrange, ce n’est pas Martin, Guignard ou encore Vergnes ou Castenac, non c’est Canac. Prenez-le tel quel. Les Canac d’Auriac Lagast sont une lignée ancienne. Canac palindrome implacable autant« qu’Esope reste ici et se repose» que l’on peut lire dans les deux sens.

Page 103 du livre Paysan sans terre Roger écrit : « Je m’efforce de payer ma dette d’adoption. » Il n’y a pas de dette Roger, nous sommes tous les mêmes descendants des mêmes hominiens. Ta dette tu l’as largement payée par ton oeuvre littéraire.

Jack Fournier

Ah, les emmerdeurs,

Un notable d’ici me qualifiait dans une lettre « d’emmerdeur passionné ».
La belle formule !
J’en fus amusé. En plus c’était assez vrai. Demandez à mes proches.

Mais, je ne suis pas seul, lui dis-je. Et même certains furent célèbres : Diogène, l’anticonsommateur, Socrate, le questionneur inlassable, Jésus harceleur des riches, des puissants, des docteurs de la loi, Gandhi, agaceur avec sa non-violence, de Gaulle, résistant avec son idée fixe la France, Antigone avec sa désobéissance, Jeanne d’Arc avec son insistance et tant
d’autres…
Je ne prétends pas me comparer à ces modèles, je me situerais parmi les emmerdeurs locaux : ceux qui trouvent toujours à dire et redire, ceux qui regardent ce qu’il ne faut pas, ceux qui n’ont pas peur de dire « noir » s’ils ne voient pas blanc, ceux qui ne savent pas s’écraser s’ils ne trouvent pas la justice ou la justesse…
Franc-parler sans peur… pas forcément sans reproche : nos pauvres vérités n’étant que points de vue.
Parmi les emmerdeurs de pays, il y en a eu, il y en a et il y en aura. Heureusement. Je me garderai de les citer, mais je vois tel maire pionnier un peu fou ou « père la trique », tel pédago impénitent, tel fondateur d’entreprise un peu casse-cou, tel paysan intraitable, indéracinable, tel artisan, artiste, tel commerçant pas comme les autres…
Emmerdeurs parce qu’incapables d’entrer dans le moule commun, gênant le voisinage aux entournures. Ce sont les « moutons noirs » ou chez les dames les « chèvres blanches » que M. Seguin ne savait retenir dans l’enclos.
Dieu merci, nous avons de ces grains de sable pour grincer et tenir éveillé le voisinage.
Les réalistes conformes les traitent parfois de « moralistes ».
D’accord, s’il ne s’agit pas de donneurs de leçons de morale.
À réserver pour l’usage personnel. Mais si ces moralistes cherchent à soulever le rideau qui cache les ratées sociales et la comédie ou c…
humaine, pourquoi pas ? Il nous faut des Rabelais, des La Fontaine, des Molière, des Voltaire et aujourd’hui des Fernand Reynaud, des Brassens ;
des Coluche parfois et de ceux que l’on dit « fantaisistes ».
Les réalistes dans leur fauteuil ironisent en les appelant « poètes ». Parce qu’ils ne peuvent digérer, ces poètes, les résidus de la société dite
sérieuse : le fric, le pouvoir, les honneurs, l’agitation électoraliste… Ils vous parleront ces emmerdeurs du vent qui est la respiration de la montagne, de la musique des gouttes dans les mines abandonnées de la Gardette, des nuages qui passent et autres choses aussi peu sérieuses…
Oserai-je dire que nous avons de plus en plus besoin d’emmerdeurs (pas de bâtons merdeux) simplement pour respirer. « Ne jetez pas la pierre à
l’emmerdeur lunaire, je suis derrière », aurait chanté Brassens.
Nous avons entendu parler des fous du roi. Et des fadas de la République pour apporter un peu d’ambiance dans nos villages.

Roger Canac

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