La Combe Brigantine, la légende du Nérou

Combe Malaval, carte postale Yvon, 1950.

LA COMBE BRIGANTINE, LA LÉGENDE DU NÉROU
Texte extrait de : « La Meije » No 135, janvier 1965.
Merci aux gens des Fréaux qui savent cette histoire et qui l’ont racontée pour La Meije.

En ce temps-là, on était bien pauvre dans le pays, on vivait chichement du produit de quelques champs, le linge que l’on portait était en chanvre et les habits de gros drap de laine qui n’était guère plus souple que du cuir. Les hommes avaient un grand chapeau qui leur servait de parapluie, un collet ou rabat de toile au cou, qui couvrait une partie des épaules et pendait sur l’estomac, une ceinture de cuir jaune large d’un demi-pied, une casaque de gros drap qui venait à mi-jambe, des culottes larges et des souliers de deux doigts d’épaisseur dont le dessous était tout garni de clous. On mangeait « la pijaille », soupe d’orge grué avec un peu de pain noir que l’on faisait tremper. On ne cuisait le pain qu’une fois pour toutes l’année. À la Sainte Marie-Madeleine et pour les fêtes, on mangeait un peu de viande salée. On avait très peu de bois pour se chauffer.
La faim ou le dénuement quelquefois tournait la tête des pauvres gens. Et ils allaient se cacher pour attaquer les passants.
Un jour à « La Rivoire », cela était déjà arrivé, le propriétaire d’une mauvaise auberge avait été arrêté. Pendant la nuit, soulevant un tarpon au-dessus de ses voyageurs endormis, il les tuait pour les dévaliser puis jetait leurs corps dans le précipice où coule la Romanche.
On l’avait attrapé et on avait placé cet écriteau devant sa maison « Cavalier va sans peur, Payerne est mort ». Malgré tout, on passait plus rassurer, surtout le soir et en temps de famine. Quand on pouvait, on se mettait plusieurs ensembles pour voyager.
Dans la combe de Malaval* aussi, au-dessus de la « Maison neuve » à l’Adroit, tout en haut des éboulis, au pied des grandes falaises de rocher, sur un tout petit replat comme un nid d’Aigle, il y a un endroit que l’on appelle « Grusseru » ; là, à côté d’une source qui coule même en hiver, il y a quelques restes d’une maison en ruine, on voit encore les murs du soubassement. On dit qu’elle était habitée par un brigand. De là-haut on voit serpenter la route sur plusieurs kilomètres et on pouvait la surveiller, voir arriver les voyageurs à pied ou à cheval, les voituriers ; en quelques minutes on était en bas en courant dans la côte et les clapiers, puis son mauvais coup fait, on remontait se cacher dans les rochers. Il a dû être à l’abri longtemps, car qui aurait pu penser que l’on pouvait habiter là-haut !
Ah ! malheur au pauvre voyageur qui devait passer par là et malheur au brigand, il ne devait pas manger souvent !

Mais, à La Grave, l’histoire qui avait fait le plus de bruit, ce fut celle du « Nérou** », comme on l’appela plus tard.
C’était il y a très longtemps, dans la combe de Malaval. Sous La Grave et les Fraux, il y avait un endroit très redouté, plusieurs voyageurs s’étaient fait attaquer. C’était en plein défilé au milieu de la gorge profonde. L’endroit était sombre, surtout en hiver ; d’un côté, un immense précipice ; de l’autre, le glacier du Mont-de-Lans, le soleil n’y venait pas souvent.
On appelait ce lieu « Les Balmes », car il y avait à cet endroit un amas’ d’énormes rochers sous lesquels il y avait des cavernes noires où l’on pouvait se cacher. La route du Dauphin les traversait, mais il n’y avait pas grand monde à y passer. De temps en temps, quelques riches cavaliers l’empruntaient, ils allaient au Bourg-d’Oisans. vendre un peu d’orge pour acheter du pain blanc. C’était donc là, aux Balmes, quand il n’y avait personne, que le brigand venait s’y cacher. Il habitait une caverne à l’entrée, du côté d’en bas. Caché derrière une fente entre les rochers, il surveillait les passants. Un jour, alors qu’il guettait quelqu’un qu’il avait aperçu de loin, au moment où il était accouru pour prendre le voyageur, il s’aperçut tout d’un coup, au dernier moment, que c’était son neveu et filleul qu’il avait failli frapper.
Son filleul, un instant de terreur passé, lui dit :
– « Oncle, tu ne vas quand même pas me faire un mauvais coup ? ».
Son oncle lui répondit :
– « Je te fais grâce, mais ne dis rien ! »
Tout tremblant, le filleul repartit pour Les Fraux et La Grave. Le long de la gorge, il reprenait du courage, mais aussi de l’amertume contre son coquin de parrain.
On ne dénonce pas son oncle, et encore moins son parrain ; le filleul ne dormait plus dans sa maison et le secret des Balmes pesait sur son cœur.
Un dimanche, à la sortie de la Grand’Messe, après avoir bu un petit coup, ne voulant pas dénoncer totalement son parrain, il se mit à chanter en société une petite chanson :
– « Il y a un Nérou aux Balmes, et si vous ne le tuez pas, il fera grand mal ! »
Des bruits suspects avaient déjà circulé dans La Grave sur la présence d’un bandit aux Balmes et tout de suite les autorités s’enquirent de faire parler notre homme ; on le fit boire et finalement il avoua tout ce qu’il savait.
C’est alors que l’on monta un coup pour le prendre. On fit un homme de paille très bien habillé sur un cheval avec une sacoche au dos. C’était le soir. On avait attaché une ficelle au dos du cavalier et avec plusieurs gens d’armes on descendit vers la Combe. Les fers du cheval résonnaient sur les dalles de la vieille route, la troupe en silence suivait en arrière en se dissimulant. Arrivé aux Balmes, le Nérou, qui avait entendu le cheval, fit feu sur le cavalier, avec la ficelle on le fit tomber et alors qu’il · s’approchait pour le prendre, sortant des fourrés et des rochers, les gens d’armes lui sautèrent dessus.
Enchaîné on le mena à La Grave, et quelle ne fut pas la surprise de tous. Les habitants de voir ce brigand que tout le monde connaissait bien ! On l’enferma dans le cachot de la Maison commune et le dimanche on le sortait sur la place de l’Église, on l’attachait à un grand arbre au milieu de la place et tous ceux qui passaient lui faisaient honte, le conspuaient.
Au bout de quelque temps, l’Assemblée, l’Échevin, le Prévôt le déclarèrent condamné ; sévère justice d’autrefois, il eut, paraît-il, la tête écrasée.

Voilà la légende du Nérou. Les temps ont bien changé, Dieu merci, mais depuis ce temps plus personne n’attaqua les passants.

* La combe Malaval : appelée Male Val en 1488 pourrait être traduit en vallon maudit ou mauvaise vallée. On la disait infestée de bandits qui détroussaient les diligences et trucidait les voyageurs. Le nom serait plutôt à attribuer aux fréquentes avalanches et coulées qui tout au long de l’année obstruaient cette voie de passage vers l’Italie. 
**Nérou :
Déformation patoise de Néron, Empereur romain, persécuteur de chrétien

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