Le Chambon dans Sciences et Voyages 1-3

Vers 1920, Henri Fredet et son gendre, le Conte-Albéric de Foresta, transport par câble pour la mise en place du chantier du Chambon.
Collection Jean de La Roche Aimon.

LE CHAMON DANS SCIENCES  ET VOYAGES 1-3

Source Gallica : Extrait du texte « Les hommes blancs » dans la revue Sciences et Voyages
Date d’édition : 01-12-1935
Reportage de Marc J.-P. AUGIER

Sur le même sujet : L’épopée du Chambon

Nota : la discussion, extrait d’un long texte, se déroule, dans son introduction, au pied du barrage du Chambon, non loin de l’actuel « Pont-Ségur ». Elle oppose deux hommes, deux points de vue : la vision d’un journaliste face à celle d’un ingénieur concernant l’impact de l’activité humaine sur la nature alpine. Le premier perçoit les centrales hydroélectriques comme des constructions froides, dépourvues d’émotion et de créativité, et ne voit pas la beauté dans la réalisation et le fonctionnement. Le second invite son détracteur à considérer l’hydraulique, comme une vérité où la peine, la souffrance des hommes et les risques sont bien présents. Une longue discussion s’engage alors, sur la transformation de la nature, les montagnes avec comme théâtre le Barrage du Chambon.

Reportage de Marc J. — P. AUGIER

En 1931, traversant le Péloponnèse avec mon ami Robert Sexé, nous avions fait halte à Xylokastro. Nous venions de franchir à motocyclette tout un pays sans route, à même les champs, les vallées, les plages. Le cafetier de l’endroit vint vers nous dès qu’il eut connaissance de notre voyage mouvementé et nous dit en « slang (argot) » américain : « Vous êtes des hommes blancs. » Là-bas à Rivière-Rouge, à Détroit, où il travaillait, les « hommes blancs », c’étaient les spécialistes des coups durs dans les travaux de l’acier. Je n’ai pu me souvenir avec plus d’à propos de cette métaphore puissante que lorsqu’il s’est agi de désigner les hommes qui réalisent les grands travaux de la houille blanche dans les montagnes françaises.

À Monsieur PRIM, ingénieur E. S. E. G.

CHAPITRE PREMIER

La montagne s’éveillait. La ligne à 90 000 volts dévalait les pentes raides, et, tout de suite, disparaissait dans le brouillard, solidement accrochée au versant que le soleil n’atteignait pas encore. Nous n’étions qu’à faible distance de Grenoble, mais déjà absorbés par ce « climat » de l’Alpe qui commence presque au faubourg de la ville. Je venais de mettre pied à terre en vertu du respect élémentaire dû à tout moteur de motocyclette qui vient de grimper 800 mètres de lacets. Mon ami l’ingénieur n’avait point l’air de me tenir rigueur pour une sortie aussi matinale et privée d’objectifs précis. Mais nous tirions déjà toute la saveur d’une randonnée sans ambition, sous la provocation directe de l’air balsamique de l’altitude. Nous étions vite tombés d’accord pour étaler sur la gentiane et la réglisse, entre deux roches, le casse-croûte du montagnard.

Au-dessous de nous, la centrale poursuivait son travail en gardant les apparences d’une chose inerte et abandonnée en pleine nature. Sa présence « accrochait » quelque peu dans ce jeu grandiose d’ombres et de lumières, de cascades, encore libres, dans un ensemble où tout n’était que murmures de forces invisibles, sonnailles de troupeaux, chutes légères de pierres qui témoignaient du travail secret, mais incessant des forces élémentaires. Un reportage commence parfois par des critiques, voire de simples réflexions. J’attaquai gentiment mon ami l’ingénieur :
— Au fond, lui dis-je, je conçois assez mal une vocation pour la houille blanche. Excusez-moi si je vous tiens, vous et vos camarades de l’Institut électrotechnique, de Grenoble, pour des techniciens habiles, mais pas pour des créateurs amoureux des forces qu’ils disciplinent. Voyons, regardez cette centrale, je ne veux pas savoir combien elle distribue de millions de kilowatts, pour moi c’est froid, mort, immobile, ça fonctionne en vase clos, je ne comprends pas la beauté de son travail.

« Je trouve qu’un puits à balancier posé en plein bled vers Colomb Béchar est mille fois plus émouvant que vos chefs-d’œuvre signés Als-Thom, Jeumont ou autre. Voyez-vous, je poursuis, vous le savez, dans Sciences et Voyages, un modeste pèlerinage à travers la peine des hommes. Je crois avoir compris la beauté du geste créateur d’un réseau routier, je conçois qu’un ingénieur se passionne pour les formes d’un bateau, la mise au point d’un bolide automobile, ou bien qu’un officier de renseignement passe son existence à soumettre par la justice et la charité bien ordonnée une tribu de l’Atlas. Je le conçois parce que ce sont des choses relativement simples où la part du « moi » reste considérable, tandis qu’ici dans vos montagnes vous n’êtes jamais qu’un exécutant. Le ciment des barrages vient de Boulogne, les dynamos de Belfort, le cuivre de Jeumont, les instruments de contrôle de Paris. Vous montez, vous assemblez, sur plans. Tout est prévu depuis cinq ou dix ans ! L’œuvre n’est pas commencée que déjà vous savez qu’elle marche, qu’elle doit marcher, qu’elle ne peut pas ne pas marcher. Trop de moyens gigantesques de capitaux énormes paralysent les chances d’imprévu, je dis bien les Chances, car je parle en curieux, non en actionnaire. Quand le navire de 80 000 tonnes glisse sur la cale de lancement, l’ingénieur qui l’a dessiné n’est pas du tout persuadé qu’il ne va pas chavirer ; quand vous ouvrez les vannes de vos turbines, vous savez, à quelques kilowatts-heures près, quel sera le rendement de vos machines. C’est admirable, mais navrant… »

Mon ami l’ingénieur cessa de s’intéresser à la trajectoire des pierres qu’il détachait sans effort avec le bout de ses lourdes chaussures de montagnard. Il attendit que la dernière eût atteint le fond de la vallée pour me répondre en pesant ses mots :
— Les hommes vous intéressent plus que les machines. Vous ramenez la mentalité de l’ingénieur hydraulicien à votre curiosité, et vous faites erreur. Veuillez considérer que dans cette centrale qui provoque ce matin votre éloquente critique, vous devez considérer l’hydraulique et l’électrique. L’électrique, je vous le concède, ce n’est palpitant que pour un technicien averti et plus spécialement pour celui qui veut se tenir en avant de la technique. Quant à l’hydraulique, je vous le dis : il y a erreur, vous allez avoir des surprises. Est-ce, en définitive, l’hydraulique ou l’électrique qui vous intéresse ?
— Mais l’hydraulique, certainement !
— Alors, vous allez pouvoir parler de la peine des hommes, je vous le dis. Mais cessez de regarder cette centrale, elle ne vous apprendra rien. C’est un objet manufacturé, fini, mort, sans intérêt, puisque ça marche. Entièrement d’accord avec vous. Il vous faut aller voir ce qui ne marche pas encore, ce qui marchera peut-être demain, si la montagne ne s’éboule pas sur les équipes au travail, si le fond d’un lac ne saute pas comme un bouchon de champagne. Maintenant, un conseil.
— Allez-y, mon cher !
— Si vous voulez écrire quelque chose de complet, vous aurez deux aspects des travaux de la houille blanche à considérer : le barrage de moyenne ou basse rivière, la récupération des lacs de haute montagne. Il y a quelque dix ans ; chaque massif de France avait sa spécialité. Au Massif central, le barrage régularisateur ou créateur de lac artificiel ; aux Alpes et aux Pyrénées, les hautes chutes. La répartition des forces hydrauliques est moins classique maintenant et pour éviter quelques kilomètres inutiles, je vais vous conseiller…
— J’inscris !
— Le barrage du Chambon au Freney-d’Oisans sur la Romanche, le barrage du Sautet sur le Drac.
— Et les hautes chutes ?
— Dans les Pyrénées, au-dessus de Luchon, vous vous présenterez de ma part au chantier du Portillon. Faites clouter vos chaussures, c’est à 2 500 mètres d’altitude. Et maintenant, en route, si vous voulez bien…

Nous redescendions le soir à Grenoble, blancs de poussière, émerveillés de lumière, d’air vif, tout pénétrés des senteurs de l’Alpe.
En ville, j’achetai un journal du soir. En première page, un rédacteur inconnu appelait l’attention publique sur la catastrophe du jour : ce n’était que le barrage artificiel d’une centrale électrique qui venait de sauter près de Gênes ().
Toute une vallée anéantie, trente morts, deux cents blessés… La peine et le sang des hommes…

À suivre…

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