L’épopée du Chambon 3e partie

Barrage en 1930, photo de presse.

L’ÉPOPÉE DU CHAMBON, 3E PARTIE
LE PLUS HAUT BARRAGE D’EUROPE, VALLÉE D’EAU ET DE LUMIÈRE 

Journaliste et romancier (1897-1950), Émile Condroyer est l’auteur de nombreux ouvrages sur la mer et les pêcheurs. Il a reçu le Prix Albert Londres en 1933. Il a travaillé pour des journaux parisien et nationaux, il a rédigé plusieurs articles sur la construction du Grand Barrage du Chambon, et notamment un très long article à suivre sur trois parutions « à suivre » publiées du 17, 19 et 24 mars 1934.

Voici la suite de la deuxième partie publication parue dans « Le Journal », éditeur : (Paris)
Date d’édition :  1934-03-19 

Première partie : https://freneydoisans.com/freneytique/le-plus-haut-barrage-deurope/
Deuxième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-2e-partie/
Quatrième partie : https://freneydoisans.com/freneytique/lepopee-du-chambon-4e-partie/

L’épopée du Chambon 

(Suite de la page 2 de la deuxième partie)

Jusqu’à trente, quarante et cinquante mètres, le diamant rongeur des sondeuses s’enfonça, grignota le roc, le tarauda et, dans ces orifices, une pompe compresseuse injecta six cents tonnes d’une noirâtre et liquide boue de ciment qui, sous la violente surpression, s’insinuait dans les moindres fissures capillaires, les veinules de la roche, en faisait un bloc d’une unité formidable. 

Dans chaque falaise formant les coulisses sauvages de cette scène, on travaillait tout de même. Des poignées d’hommes incrustés à des hauteurs diverses avaient entaillé la roche rigoureusement de haut en bas, ouvrant dans sa masse de larges et verticales rainures. Comme il s’ancrerait à la base dans la tranchée, le barrage « s’agraferait » sur chaque bord à ces entailles. Mieux qu’à sa masse peut-être l’œuvre splendide se jugeait déjà au vide immense qui l’attendait. 

Elle commença de naître et la vallée de retentir du grondement de la bétonnière. Aux câbles tendus en plein ciel par-dessus le gouffre se suspendaient comme de minces passerelles ces obliques gouttières articulées, volantes et pivotantes qu’on appelle des goulottes dans lesquelles, par son seul poids, le béton que lâche la bétonnière glisse et descend s’amonceler devant la pelle des ouvriers. Plus haut encore, sur les câbles des blondins, rails aériens d’une seule portée de près de 350 mètres, commandés par des miradors roulants, filaient des chariots portant pendue sous leurs essieux comme une araignée à son fil extensible, une benne engluée de béton plastique ou chargée de blocs pour truffer le corps du barrage. 

Sous cette multiplicité d’agrès, le mur montait dans le corset métallique et quadrillé de ses coffrages. Un mur ? Pour tout dire, il sembla d’abord que l’on édifiait à mi-falaise les culées monstrueuses d’un pont qui, d’une seule arche, enjamberait l’abîme. Puis le fond du gouffre où descendait le zigzag sec des goulottes se combla, se colmata, s’exhaussa régulièrement sous les ouvriers. Ils ne bâtissaient pas ce rempart sur un seul niveau. Plus exactement, ils semblaient édifier un escalier aux proportions légendaires pour gravir chaque flanc de la gorge. À l’amont, la face tombait à pic, à l’aval elle offrait un plan brutalement incliné. Lorsque ces plates-formes atteignirent l’ancien lit du torrent, elles mesuraient d’amont en aval soixante-dix mètres, l’épaisseur actuelle du barrage à sa base visible. 

Des mois et des années passèrent. Toujours par paliers qui, au fur et à mesure de leur montée, se réduisaient de surface, le rempart grandissait, dressait son front sur la vallée. L’hiver, le froid qui gêne la prise du béton ralentissait le travail. Mais d’avril à octobre, le labeur reprenait avec une intensité fiévreuse. La nuit ne l’arrêtait pas sous la crayeuse lueur des lampes que le vent de la valise balançait dans le ciel noir. Peu à peu l’œuvre s’affirmait. Maintenant, on discernait mieux que ce mur était fait de tranches verticales, de sortes de tours quadrangulaires juxtaposées selon la technique moderne qui veut que ces barrages dits « barrages- poids » soient constitués par des tranches jointives transmettant individuellement à leur propre base plus épaisse que le sommet la formidable poussée des eaux. Les hommes besognant sur la plate-forme de chacune de ces tours couronnées de coffrages disparaissaient, fourmis humaines, dans l’ampleur de cette citadelle des eaux qui poussait sous eux. Du béton dont la réaction chimique accompagnant la prisa élève la température montait une vapeur comme un encens de gloire. Mais, parfois, le sang d’un ouvrier jaillissait sous la descente mal réglée d’une benne et, baptisant l’œuvre, lui conférait une tragique humanité.

(Suite et fin la semaine prochaine…)

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