L’Idole de granit – Première partie

L’IDOLE DE GRANIT – PREMIÈRE PARTIE
Une charmante histoire qui se déroule à la Bérarde 
Texte publié en deux parties.

Sur le même sujet :
La combe du loup
Une chasse au chamois en 1926 en Oisans.

Source : Gallica
Revue : Guignol, cinéma des enfants
Date d’édition : 22 mars 1936

L’IDOLE DE GRANIT
par Guy d’Eyliac

– Première partie.

I

Françoise Rodey, la robuste Bérardaise, était mourante. Personne, autour d’elle, ne savait au juste comment cela s’était fait. Ses forces l’avaient abandonnée peu à peu. Un soir, sa main laissa échapper le lourd battoir dont elle frappait le linge au bord du ruisseau. Maintenant, elle gisait sur son lit, le visage émacié, les mains translucides, et le docteur qui était monté le matin de Bourg-d’Oisans avait dit qu’on l’appelait trop tard et qu’elle ne passerait pas la nuit.
Or, son mari, le guide, était parti la veille avec deux clients pour faire le Flambeau des Écrins. Il ne devait rentrer que le soir.
Une voisine emmena le petit François-Christophe, pour qu’il n’assistât pas à l’agonie de sa mère, et une autre vint veiller la mourante.
Dans l’après-midi, une jeune femme, qui, depuis plusieurs années, séjournait chaque été à la Bérarde, poussa la porte de la chaumière obscure où seule la respiration affaiblie de la malade berçait le silence.
Le beau jour d’été lumineux et doré pénétra avec elle dans la modeste chambre.
— Bonjour, madame Dargy, dit la voisine en approchant une chaise pour la visiteuse.
Au bruit léger, Françoise ouvrit les yeux.
— C’est vous, madame Dargy, dit-elle lentement. Vous savez que le docteur n’y peut rien ! Et Christophe ne redescendra que cette nuit !
— Ne vous effrayez pas, ma pauvre Françoise, dit la jeune femme en se penchant sur le lit. Rappelez-vous que vous avez eu déjà deux crises comme celle-là. Vous serez mieux, ce soir, quand votre mari reviendra.
— Non, madame…
— … c’est une grande misère que le métier de guide, reprit la mourante après avoir lutté pour réunir ses dernières forces. Toujours là-haut, dans ces montagnes qui sont des fois si mauvaises ! Demain, je ne serai plus là et ce n’est pas Christophe qui pourra veiller sur notre petit.
Mme Dargy se pencha et prit la main de la malade.
— Avez-vous confiance en moi, Françoise ? Vous savez tout l’intérêt que je porte à votre petit garçon. Serez-vous plus calme si je vous promets, au cas où vous ne guéririez pas, de le prendre et de l’élever comme vous l’auriez élevé vous-même ?
— Il reverra souvent son père ?
— Tous les étés.
— Merci !
Lorsque, à la nuit, Christophe Rodey descendit de la montagne, les deux voisines l’attendaient devant sa chaumière.
Il ne comprit pas, tout d’abord, le sens des mots qu’elles lui disaient. Puis son visage se durcit. Il poussa la porte d’un formidable coup d’épaule et s’immobilisa sur le seuil.
Un cierge éclairait la couche funèbre.
Anéanti, Christophe Rodey, avec son gros sac accroché sur son dos, sa corde en fourragère et son vieux feutre déformé par quinze années de métier, s’écroula sur ses deux genoux déjà cassés de fatigue. Ses mains se crispèrent sur l’acier du piolet. La porte, en se refermant, fit vaciller la flamme du cierge qui éclaira simultanément le visage calme de la morte, puis celui du guide que la rude vie des cimes avait lentement sculpté jour après jour.
Ce même soir, à l’hôtel où l’avait emmené Mme Dargy, le petit François-Christophe, les épaules enfoncées dans un angle du couloir, un bras sur les yeux, repoussait de l’autre toutes les avances de la jeune femme et de son mari en répétant avec obstination :
— Je veux ma maman !… Je veux m’en retourner chez nous !
Deux jours plus tard, Françoise Rodey s’en alla dormir dans le petit cimetière de Saint-Christophe.
Et l’enfant, qui s’accoutumait au brusque changement survenu dans sa vie, ne songea plus à réclamer celle qui l’avait quitté.
Un soir, son père le prit dans ses bras et l’embrassa plus fort que de coutume.
— Est-ce que tu t’en vas à la Barre des Écrins ? questionna le petit.
Christophe secoua la tête.
— Non. Je ne m’en vais pas. C’est toi qui partiras demain avec Mme Dargy.
— Pour aller chercher maman ?
Le guide détourna les yeux, de peur de rencontrer le regard limpide du petit garçon.
Et, après avoir serré une dernière fois son fils contre sa poitrine, il s’en retourna seul vers sa chaumière.

II

Dix ans après, par un soir d’août baigné de chaude lumière, le car qui fait chaque jour la liaison entre Bourg-d’Oisans et la Bérarde stoppa dans le petit hameau de Saint-Christophe. Un adolescent qui pouvait avoir de seize à dix-huit ans en descendit.
C’était peut-être un enfant des plaines. Il eut un long regard surpris pour les grandes cimes drapées majestueusement dans de splendides haillons de neige.

Baissant les yeux, il contempla le Vénéon aux nuances d’aigue-marine qui bondissait dans une gorge profonde. Puis il marcha vers le cimetière qui s’abrite derrière le légendaire clocher.
Saint-Christophe est un village à la fois pittoresque et poignant. La vieille église y accueille le touriste ignorant des choses de la montagne et lui désigne de sa flèche aiguë l’humble cimetière des guides.
Un grand christ de fer étend ses bras miséricordieux sur l’abandon de ce triste jardin. Des herbes folles s’entremêlent, confondent les dalles, ensevelissent les morts une seconde fois.
Ces morts, ce sont pour la plupart les pionniers de l’Oisans, ceux qui ont vaincu les grands pics, la Meije, les Écrins. U y a aussi les autres, les alpinistes de tous pays qui furent victimes de la montagne.
Les stèles de ces derniers portent une date suivie d’un nom, inconnu le plus souvent, qui désigne une petite ville, peut-être un riant village de la plaine. C’est le lieu de naissance. Au-dessous est inscrite une autre date suivie d’un autre nom, un nom de montagne : La Meije, la Barre des Écrins, le Flambeau des Écrins.
Le jeune inconnu s’avance dans l’étroit sentier pratiqué entre les tombes. Il s’arrête devant une simple stèle qui porte un piolet fixé dans la blancheur de la pierre. Au-dessous du piolet, il déchiffre une date et cette inscription :

Christophe Rodey
La Meije

Les yeux brillants d’un émoi qu’il s’efforce de refouler, François-Christophe s’agenouille. Ainsi, son père repose sous cette dalle. Et l’humble tombe qui s’érige près de celle du guide renferme les restes de la jeune maman si tôt disparue.
Incliné, la tête dans ses mains, après avoir fixé contre l’acier du piolet un petit bouquet d’edelweiss, François-Christophe essaie de se remémorer l’époque lointaine où il vivait près de ses parents. Puis il sonde ce grand trou de dix années qui s’est creusé depuis son départ de la Bérarde.
À vrai dire, il ne voit surgir en lui qu’une succession d’images confuses, sans liens entre elles, et qui pourtant résument toute sa vie.
C’est d’abord l’arrivée dans la propriété des Dargy, située en pleine Crau plate et désertique. Couché dans un petit lit blanc qui n’est pas le sien, et dans une grande maison claire qu’il ne connaît pas, François-Christophe, dépaysé, interroge avec un mélange d’affection et de crainte :
— Alors, c’est toi qui es ma maman, maintenant ?
— Pour le moment, oui, c’est moi, répond Mme Dargy en rangeant au pied du lit les vêtements du bambin. Est-ce que tu n’es pas content, mon petit François, d’être venu habiter dans ma maison ?
— Je ne sais pas. Ta maison me plaît, mais ton pays n’est pas beau.
— Pourquoi ?
— Le ciel est trop gros, ici, répond le petit montagnard d’un air réfléchi. On le voit de partout !
Mme Dargy sourit et renonce à expliquer à l’enfant que c’est l’absence de montagnes qui fait paraître si grand ! le ciel de Provence.
L’hiver vient. Un jour, le mistral apporte le froid sur La Crau et le petit Bérardais s’étonne de ne pas voir tomber la neige.
Il joue souvent avec un enfant de son âge, fils d’un propriétaire voisin. Le petit Pierre ouvre un jour devant lui un livre d’images.
— Regarde cette grande montagne ! N’est-ce pas que c’est beau ?
— Je ne sais pas. C’est comme chez nous ! dit rêveusement François-Christophe.
Il regarde la montagne bleue au pied de laquelle on a dessiné un petit sapin.
— Il y a des arbres comme ça, chez nous ! ajoute-t-il.
Le petit Pierre déchiffre lentement la phrase inscrite au-dessous de l’image :
— « Il était une fois une montagne si haute que personne n’avait jamais pu la voir tout entière parce que son sommet se perdait éternellement dans les nuages… »
François-Christophe ne comprend pas très bien ce que signifient ces mots. Il se contente donc de dire :
— Mon papa, à moi, pourrait très tien monter jusqu’en haut de cette montagne-là.
— Pourquoi ? demande le petit Pierre.
— Parce qu’il est guide.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ben, il a une corde, un piolet, un gros sac sur le dos, et il monte sur toutes les montagnes avec d’autres gens.
— C’est amusant ?
Déconcerté, François-Christophe regarde son camarade.
— Pourquoi ?
— Parce que, si c’est amusant, on pourrait y jouer.
Jouer à être guide ! Le petit montagnard, peu imaginatif, n’y aurait pas songé. Mais l’idée lui plaît tout de suite. Et ils jouent pendant plusieurs heures à escalader un escalier, attachés tous deux à la même corde, qui est à vrai dire une corde à sauter. C’est François-Christophe qui fait le guide. Et, sans le savoir, il emploie des mots, inconnus de la plaine, qui remplissent d’admiration son camarade.
— Quand on sera sur le glacier, il faudra faire attention aux crevasses. On les passera sur des ponts de neige. Ne laisse pas tomber ton piolet ! Si ça glisse trop, nous mettrons nos crampons. Ici, on va descendre en rappel.
Le soir, quand il rentre au logis, les yeux brillants de joie, il se jette dans les bras de Mme Dargy.
— Je me suis tant amusé, vous savez ! J’ai joué à être chez nous !
Mme Dargy serre tendrement l’orphelin dans ses bras.
— Sois toujours heureux comme ce soir, mon pauvre petit homme !
François-Christophe ne se souvient pas d’avoir remarqué alors le bouleversement des traits de la jeune femme. Et, pourtant, sur le journal que M. Dargy tenait ouvert devant lui, s’étalaient ces mots, que l’enfant ne savait pas lire :
« Tragique accident de montagne. Le guide Christophe Rodey se tue en tentant une hivernale de la Meije. »
François-Christophe, auquel on n’osait pas révéler la catastrophe qui le rendait tout à fait orphelin, s’en alla ranger ses jouets dans la pièce voisine en se répétant la phrase du livre d’images qui s’était gravée tant bien que mal dans sa mémoire :
« Il était une fois une montagne si haute que personne n’avait jamais pu la voir tout entière parce que son sommet se perdait éternellement dans les nuages… »
Du fait de la mort brutale de son père, le petit garçon allait se trouver complètement adopté par les Dargy.
C’était toute sa destinée qui se jouait.
Peut-être deviendrait-il un vrai campagnard de La Crau ?
Et, alors, il ne reverrait jamais plus la Bérarde.

Ce fut à dater de ce jour, où les Dargy décidèrent sa véritable adoption, qu’il ne s’appela plus que François.
Un peu plus tard, il apprit à les nommer papa et maman, et s’attacha à eux de tout son cœur.
Il grandit, alla au collège, et revint toujours à l’époque des vacances vers la maison qui savait se faire accueillante malgré le mistral qui hurle très souvent en galopant à travers La Crau dont il courbe les grands cyprès noirs.
En dépit de toutes les marques de tendresse qui lui furent prodiguées et des distractions sans cesse renouvelées des vacances, François Dargy, puisque tel était devenu son nom, ne se sentit jamais pleinement heureux.
Pour lui, une obsédante sensation de vide présidait à toutes les fêtes.
Peu communicatif, ne se livrant jamais, même à ses meilleurs camarades, ce garçon lent, au front têtu, décourageait les sympathies. Au cours de ses années de classe, il resta un isolé et en souffrit sans jamais vouloir le dire. Tourmenté, malheureux, il se déroutait lui-même, ne sachant où et quand il pourrait assouvir l’ardent désir de lutte et de conquête qu’il sentait sourdre en lui et qu’il ne savait pas attribuer à ses origines montagnardes.
Jamais il ne revit les Alpes au cours de ses années d’adolescence. Mme Dargy voulait soustraire l’enfant à l’influence de son milieu, redoutant pour lui le contact des parents plus ou moins proches qui lui restaient à la Bérarde.
Devinant l’égoïsme inconscient qui faisait agir ainsi sa mère adoptive, François s’irritait sourdement de cette sorte de contrainte.
De lui-même, à la veille de ses dix-huit ans, possédant ses deux bachots, il demanda à retourner au village natal, à se retremper quelques jours dans l’atmosphère de ses premières années. Il insista pour partir seul et Mme Dargy, malgré l’inquiétude que lui causait ce désir inattendu, ne put refuser au jeune homme ce pèlerinage.
Et, maintenant, debout devant ces deux tombes, François ne ressentait plus qu’un amer découragement ajouté à ce sentiment de vide qui le poursuivait partout. Il avait espéré beaucoup de ce voyage dans le prestigieux Oisans où la montagne a de telles beautés et de telles vengeances. Et voilà qu’il la haïssait, cette montagne, pour tout ce qu’elle lui avait pris : son père, broyé, retrouvé sanglant au pied de la Grande Muraille de la Meije ; sa vie à lui, détournée de son orientation première, et dont l’axe lui semblait faussé, maintenant. Il n’était plus un enfant de la montagne, et il sentait qu’il ne pourrait jamais devenir un homme de la plaine.
« Un raté ! Je resterai un raté ! » se répéta-t-il avec un sombre désespoir.

À suivre…

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