L’Idole de granit – suite et fin

L’IDOLE DE GRANIT- suite et fin
Une charmante histoire qui se déroule à la Bérarde 
Texte publié en deux parties.

Sur le même sujet :
La combe du loup
Une chasse au chamois en 1926 en Oisans.

Source : Gallica
Revue : Guignol, cinéma des enfants
Date d’édition : 22 mars 1936

L’IDOLE DE GRANIT
par Guy d’Eyliac

Première partie – Deuxième partie.

III

Ce fut le lendemain, en quittant le petit village au soleil levant, que François-Christophe éprouva un premier éblouissement.
Magnifique et étincelante, la Tête de l’Auranoure dressait dans les cieux sa face de granit et ses glaciers. Des Fétoules semblaient deux hanaps débordants de neige.
La Muzelle dominait de ses pics noirs la gorge profonde du Vénéon.
Des montagnes ! Des montagnes encore et partout, dressées comme des calvaires depuis les commencements mystérieux du monde ; des lances, des clochetons découpés en dentelle ; d’énormes et massives cimes ouvrant de larges gueules sur des glaciers hérissés comme des crocs, des crocs qui s’acharnent éternellement à déchiqueter des nuages et qui, parfois aussi, broient des hommes !
Affolante et ensorceleuse montagne !
Des nuages se plurent à bâtir sur les sommets d’étranges décors à donner le frisson tandis que François-Christophe approchait du but. Une grande tache d’encre d’un violet sombre enveloppait brutalement la multitude des pics. De cette épaisse nuée, çà et là, des aiguilles, des colonnes, des flèches gothiques émergeaient un instant pour replonger dans la masse nuageuse. C’était un hérissement de granit et de glace, de cimes enchevêtrées comme les stalagmites et les stalactites d’une grotte. Certaines montaient de la terre tandis que d’autres semblaient descendre des cieux.
Remaniant la phrase du livre d’images qui s’était fixée jadis dans sa mémoire, François-Christophe se murmura à lui-même :
« Il existe, là-bas, dans l’Oisans, des montagnes si hautes que ceux qui cherchent à les conquérir retombent, écrasés ; si hautes que nul jamais n’a pu les voir tout entières, car leurs sommets se perdent éternellement dans les nuages. »
Le car atteignait maintenant, dans la haute vallée, ces dernières habitations humaines où se poursuit, au cours des hivers infernaux, la poignante lutte de la vie contre la mort. La Bérarde, nid d’aigle oublié du monde, tassait chaumières et hôtels au bord du Vénéon bleu ; la Bérarde, cette pépinière de hardis montagnards qui vit passer tant de caravanes et revenir tant de victimes pantelantes !
La vision étrange et fantastique s’était dissoute dans le soleil. Des nuages de brouillard subsistaient seuls sur les cimes. Mais, pour François-Christophe, la féerie continuait.
Deux mois plus tard, obéissant à une étrange fascination, il était toujours à la Bérarde.
La chaumière étroite où avaient vécu ses parents s’était rouverte pour lui sur bien des souvenirs enfouis au tréfonds de son âme. Son oncle, Pierre Rodey, un cousin de son père, vieux guide pour lequel le massif de l’Oisans n’avait plus de secrets, avait d’abord accueilli sans chaleur le transfuge.
Il paraissait impossible au montagnard que ce grand garçon trop citadin, qui ne connaissait rien à la montagne, fût de sa race.
— Sais-tu, petit ? disait-il, nous ne pouvons guère nous comprendre. Tu n’as pas d’attache au pays ; tu es devenu un monsieur de la ville. Ah ! que oui bien ! Tu ne pourrais seulement pas tenir tout un hiver à la Bérarde !
— Et pourquoi, mon oncle ? ripostait le jeune homme.
— Croyez-vous que j’aie à ce point oublié mon enfance ? Le pays de mon père me tenait bien trop au cœur. J’ai su me souvenir.
— Après dix ans, ça ne me paraît guère possible ! D’abord, fallait revenir plus tôt.
— Mes parents adoptifs n’y tenaient guère.
Sur un haussement d’épaules, le farouche Bérardais laissait tomber le dialogue. Et François-Christophe s’en revenait vers la chaumière paternelle en s’étonnant de ce métier de guide qui inspire semblable amour à l’homme épris de la montagne, qui lui creuse semblable visage d’ascète, qui lui met semblable lumière au fond des yeux.
Vocation ?… Métier ?… Habitude ?…
Un matin, le jeune homme revêtit pour plus de commodité les vêtements de futaine qu’il avait retrouvés dans la chaumière. Il chaussa les souliers ferrés de son père et, ainsi équipé, s’en fut rejoindre son oncle avec lequel il devait remonter le cours du Vénéon vers le glacier de la Temple.
Le vieux Rodey fut satisfait de cet accoutrement, qui lui rendait son neveu plus, proche, et il consentit à emmener plus souvent François-Christophe dans ses courses.
Le jeune homme fut heureux de cette initiation aux choses de la montagne qui le rapprochait de son père. Il l’avait à peine connu, mais il commençait à comprendre ce qu’avait été ce montagnard dont Pierre Rodey lui retraçait souvent l’histoire.
— … Nous avons d’abord ramassé son piolet, achevait toujours le vieux guide ; et puis, nous l’avons retrouvé mort et tout sanglant. Toi, tu étais si loin, parti avec ce monsieur et cette dame !… Nous pensions bien que tu ne nous reviendrais pas… Alors, puisque son piolet ne servirait plus à personne, nous l’avons mis sur sa tombe. » Tu ne peux pas comprendre, petit, que le piolet, c’est tout, pour nous autres guides.
Insensiblement, au cours de ces récits, naissaient dans l’âme de François-Christophe l’énergie rude, les forces magnifiques et obscures de la race.

IV

— Dis-moi, petit, si tu veux m’accompagner, il y aura un coup dur pour toi, mais je sais que tu peux le faire.
La silhouette maigre de Pierre Rodey s’encadrait mal dans la porte basse. Au regard interrogatif de François-Christophe, le vieux guide répondit en désignant du doigt les sommets par-dessus son épaule :
— Il s’agit d’aller chercher un disparu qui a dû tomber à la Meije.
François-Christophe fut vite debout, le visage grave. Il considéra plus attentivement son oncle.
Celui-ci, bien qu’il eût l’habitude de ces sortes d’accidents, portait sur ses traits crispés une anxiété douloureuse, et dans ses yeux la hantise de ce corps brisé sur les rocs, et qu’il faudrait découvrir coûte que coûte.
— Toujours la Meije ! s’écria François-Christophe en revoyant en lui-même la tombe de son père et le piolet qui la surmontait.
— Oui, la Meije, et puis aussi le Pelvoux, les Écrins, l’Olan, jeta le vieux Pierre Rodey. On peut se tuer par tout !
— Pas dans la plaine !
Une subite colère enfla la voix du guide.
— Tu peux y retourner, si tu veux !
— Non, mon oncle, dit fermement François-Christophe, je vous accompagne.
Il fallut un équipement spécial pour les deux hommes qui rejoindraient une caravane de secours partie dans la nuit de la Bérarde. Ils devaient affronter l’orage, la brume, le froid fabuleux des sommets en cette fin de septembre.
— Un fou qui est parti tout seul dans une saison pareille ! grommelait Pierre Rodey pour secouer son émotion.
Avant d’enfiler ses gros souliers, il glissa ses pieds dans des mocassins en peau de lapin. Puis il superposa une série de chandails sur ses épaules osseuses. Son neveu l’imitait.
Ils remontèrent la vallée des Étançons. Lorsqu’ils eurent franchi un névé uniformément bruni de terre, gigantesque débris de quelque formidable avalanche, la Meije jaillit devant eux comme une muraille dressée par delà les glaciers et qui s’achevait en obélisque dans un grand élan farouche et victorieux. Pendant plusieurs heures, il parut à François-Christophe qu’elle guidait leur longue marche d’approche. Des tons chauds de la pierre vivante le fascinaient.
Et puis, brusquement, le temps changea. Des Fétoules, par delà la Bérarde, se firent hostiles tandis qu’en arrière-plan les nuages encore lumineux fonçaient graduellement. Des glaciers prirent une étrange intensité blanche dans leurs écrins de roche noire. Les deux hommes se sentirent des êtres infimes dans le vaste cirque où retentissaient des cris d’éperviers sous la calotte écrasante de ce ciel d’orage.
La Grande Meije, devenue grise et lointaine, semblait maintenant la fantastique silhouette de quelque montagne fantôme. Toute l’horreur du drame éternel qui se joue aux flancs de cette terrible déesse de granit apparut au néophyte. Et il poursuivit sa marche, sans plus lever le front, au bord du torrent tumultueux.
Il y eut ensuite des heures fiévreuses que François-Christophe vécut avec un poignant enthousiasme. Parvenue sur le glacier des Étançons après la nuit passée au refuge, la caravane dut explorer chaque crevasse avant d’atteindre le Grand Couloir, puis fouiller les abords de la muraille Castelnau, car on supposait que l’alpiniste solitaire avait dû lâcher pied dans l’escalade de la vertigineuse paroi.
Ce furent de longues heures d’angoisse dans le brouillard glacé et les hurlements infernaux de l’orage déchaîné sur les cimes. Et puis il y eut un cri qui résonna comme un chant de victoire dans l’âme de François-Christophe.
— Retrouvé, et vivant !
L’homme était là, dans une anfractuosité, pendue à la corde comme une loque, mais une loque qui pouvait encore reprendre vie. Les guides le ranimèrent à grand renfort de rhum et d’eau-de-vie de marc. Et l’on déploya la civière.
François-Christophe fut l’un des porteurs dans la périlleuse descente. Les bretelles fixées aux épaules pour prévenir les chocs, il soutenait des deux mains le fardeau dont chaque heurt tirait un sourd gémissement.
Malgré les éclairs aveuglants, la morsure du froid, la lourde fatigue et les dangers qui menaçaient encore la caravane, une paix profonde avait jailli dans l’âme de ce montagnard frais éclos.
Comme un jeune sapin arraché à sa forêt alpine et transplanté dans un sol aride, ce fils de l’Oisans n’avait jamais pu s’accoutumer à la plaine. Ses racines avaient fouillé en vain la terre ingrate sans y trouver les sucs vivifiants, qui nourrissent les arbres de la montagne.
Revenu dans la haute vallée qui dominait le chaos des cimes, initié au métier hérissé de dangers que tous les Rodey avaient exercé avant lui, rendu à la tyrannie des géants de granit, François-Christophe avait trouvé sa voie.

Guy d’EYLIAC.

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