TÊTES DE CORDÉES
Guides de l’Oisans disparus
Source : Le Petit Dauphinois
Date d’édition : 23 août 1939
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Guides de l’Oisans disparus : Le père Gaspard, Maximin Gaspard, Jean-Baptiste Rodier
C’est par des souvenirs de quelques disparus que nous commencerons ces notes sur les guides de nos massifs. Nous avertissons qu’elles ne sauraient avoir la rigueur d’un exposé historique complet ; un gros volume n’y suffirait pas, et il serait donc injustifié de nous reprocher des lacunes inévitables.
Donc, le 16 août 1877, les participants au congrès du Club Alpin Français se trouvaient sur la terrasse de l’Hôtel Juge, à La Grave, et ils regardaient la Meije. Les grands alpinistes et les grands guides de l’époque avaient tellement répété que cette cime était inaccessible qu’ils étaient bien loin de se douter qu’en ce même instant, un de leurs collègues, Boileau de Castelnau, était précisément depuis là-haut, en train de leur faire des signaux qu’ils n’aperçurent pas. Il les rejoignit le surlendemain ; il venait de conquérir pour l’alpinisme sa première grande victoire.
Elle était due, pour grande part, à un guide de la vallée, à Pierre Gaspard, qui devint bientôt populaire sous le nom de Père Gaspard, dénomination qui le distinguait de ses nombreux enfants, dont plusieurs sont encore aujourd’hui des guides de valeur. C’était le résultat le plus important, car jusqu’alors, on ne concevait pas qu’il pût y avoir de bons guides en dehors de l’Oberland, du Valais ou de Chamonix. Désormais, le monde alpin sut qu’il s’en trouvait aussi en Oisans.
Je ne ferai pas le récit de cette première ascension de la Meije : il a été maintes fois reproduit. Je citerai quelques traits inédits que je tiens de la bouche même du Père Gaspard. Cette course n’était pas une improvisation. Il y avait déjà deux étés qu’il marchait avec Boileau de Castelnau ; et leur cordée se trouvait en rivalité avec celle du révérend W. A. B. Coolidge et des Almer guide oberlandais. L’année précédente, les deux groupes convoitaient la conquête de la Tête des Fétoules, s’étaient rencontrés à Saint-Christophe, et Coolidge avait dit d’un air détaché qu’il s’en allait du côté de la Bérarde. Le surlendemain, Castelnau, le Père Gaspard et son fils Pierre parvenaient au sommet des Fétoules ; et en redescendant, quelle ne fut pas leur surprise de rencontrer au col Coolidge et Almer qui étaient montés par l’autre versant, celui du vallon des Étages. Mais ils avaient marché moins vite et s’étaient ainsi laissé ravir la victoire. Castelnau se contenta de dire :
— Ah ! Vous alliez du côté de la Bérarde, M. Coolidge ? Eh bien, continuez ! D’où une certaine prévention de Coolidge à l’égard de nos guides et de Castelnau. C’est ainsi qu’il a appelé ce dernier : « Un jeune homme plutôt chasseur de chamois que véritable alpiniste », ce qui est tout à fait injuste, bien qu’il soit vrai que les guides de l’Oisans et le Père Gaspard en particulier, aient commencé à pratiquer la montagne comme chasseurs. D’où, au commencement, une vue assez spéciale sur la nature des monts.
— L’Aiguille d’Olan, depuis le Valjouffrey me disait une fois le Père Gaspard, ce n’est pas difficile : les chamois y montent !
Évidemment, la première fois que je le rencontrais, je m’étais inconsidérément engagé, avec un camarade, dans les barres rocheuses qui dominent le vallon de la Selle. Il était avec des voyageurs très chics qui l’avaient engagé par vanité pour une course facile. Il ne lui fallut pas trente mots pour nous remettre sur la bonne voie, alors que la plupart des autres se fussent perdus dans les explications de détail.
Ce très grand guide ne dédaignait rien ni personne ; et il se laissait engager quand il n’en avait pas d’autres à faire, pour des courses qui n’étaient pas beaucoup plus que des promenades. C’est ainsi qu’un de mes amis lui demanda un jour de l’accompagner à la bénigne Tête de la Maye, où l’on accède ordinairement par sentier. Mais c’était vers la Pentecôte et il y avait encore des plaques de neige. Le Père Gaspard marchait devant sur un névé un peu incliné, mon ami éprouva quelque appréhension. Le vieux guide se retourna et lui dit ces simples mots :
— Le Père Gaspard, qui a fait la Grande Tête de la Meije, la Tête du Rouget, les Fétoules, la Gandolière, laisser son voyageur à la Tête de la Maye, on rirait trop !
Et il se remit en marche. Après un mot pareil, il savait bien qu’il aurait été suivi sur le pic le plus escarpé.
Chose curieuse, c’était un immigré. Il était originaire du Comté de Nice ; mais il s’adapta tout de suite à l’Oisans où il fit souche. Son fils aîné, qui s’appelait aussi Pierre, l’accompagna dans ses premières grandes courses, mais il mourut prématurément. Son second fils, Maximin, devint à un moment donné le guide le plus fameux de la vallée du Vénéon, et sa renommée s’étendit à toutes les Alpes. Ce fut véritablement un grand guide. Il pratiqua aux environs des années 1890, avec Lord Swan, et M. Auguste Reynier, un alpinisme déjà audacieusement acrobatique : face nord du Pelvoux, muraille sud des Écrins.
Une grande barbe noire, un large feutre gris posé sur sa tête en auréole, lui donnait un air pittoresque très accusé. On l’a taxé d’orgueil et de fierté. L’un de ses collègues me disait avec une jolie confusion de termes :
— Il est trop « opulent » avec le voyageur.
J’ai fait avec Maximin Gaspard mes toutes premières courses, et qui furent malheureusement pour lui les toutes dernières. J’ai pu apprécier tout ce qu’il y avait dans le tréfonds de cette nature farouche, mais douée quand même de grandes qualités. Et il y a des choses naturellement que je ne puis redire. On aurait dû faire un mérite et non un grief à un homme de cette trempe de sa solidité de granite. Il me raconta son ascension de la muraille des Écrins par le glacier Noir en compagnie d’Auguste Reynier et secondé par Joseph Turc dit le Zouave.
« Nous escaladions en nous tenant à des prises difficiles (le mot original est effacé dans le texte, mais on en devine le sens). Pendant plusieurs jours, ensuite j’eus les avant-bras douloureux. Dans le haut, la voie m’apparut presque bouchée, et la descente était impossible, je me fis donner trente mètres de corde. En montant, je regardais entre mes pieds l’endroit où j’allais battre de la tête en cas de chute. Mais je ne tombai pas, je réussis à déboucher sur l’arête. Il était tard. Nous redescendîmes par le col des Écrins et il faisait nuit noire quand nous étions dans le vallon de Bonne Pierre. Il y avait une lanterne dans le Vallon des Étançons. C’était mon vieux qui était venu nous attendre. Il ne me dit pas un mot : il a ouvert les bras et alors Monsieur, il m’embrassa. »
Parallèlement, Jean-Baptiste et Hippolyte Rodier faisaient aussi de belles carrières de guides. C’étaient eux, des autochtones, et ils habitaient la Bérarde. Jean-Baptiste Rodier prit part aux premières tentatives à la Meije et fut longtemps à l’école du Père Gaspard. Il devint par la suite digne de son maître, c’était une autorité. En ces temps, la Bérarde n’était reliée au reste du monde que par quinze kilomètres de sentier. En hiver, elle était pratiquement bloquée. Jean-Baptiste concentrait alors en sa personne toute la vie civique et morale du lieu. Étant adjoint, il faisait fonction de maire. Il était aussi chargé du téléphone et de la poste. Il faisait aussi bénévolement l’école aux enfants. Et il devenait aussi un peu curé, car il sonnait l’Angélus et le dimanche, dans la chapelle de Notre-Dame des Neiges, il lisait l’office. Devant les fidèles assemblés pour ces services, il avait été décoré des palmes académiques et il les portait en course.
Temps disparus, mais dont la tradition n’est pas encore éteinte.
Paul GUITON