Vieux chemins, vieux habitats en Oisans

Oratoire Saint-Anne à La Grave

VIEUX CHEMINS, VIEUX HABITATS, VIEILLES MAISON EN OISANS

Source : Gallica

Publier dans : le bulletin de la Société de géographie 
Date d’édition : mai 1930

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Le calendrier montagnard 
La vie rurale dans le canton de La Grave Partie 1, Partie 2, Partie 3, Partie 4

Vieux chemins, vieux habitats, vieilles maisons en Oisans

— Lorsque, au temps des Romains, le voyageur ou le marchand avait franchi le grand passage des Alpes occidentales à la garde duquel avait été préposé le roi Cottius, de Suse, passage qui en garda le nom « d’Alpe Cottienne » (aujourd’hui le Mont Genèvre, a 1860 mètres d’altitude), il arrivait à Briançon, qui gardait comme aujourd’hui le défilé. Là plusieurs routes s’ouvraient à lui : il pouvait descendre la vallée de la Durance qui, par Embrun et Sisteron le menait vers Marseille, il pouvait franchir le col de Cabre (mons Gaura) qui, par le Diois, lui permettait d’atteindre en son milieu la vallée du Rhône, il pouvait même, quittant la route précédente à Gap, remonter vers le nord par le col Bayard et la vallée du Drac, gagner Grenoble et de là Lyon ; au moyen âge on appelle cette route de Briançon à Lyon, praticable presque en toute saison, la « grande route ». Mais il pouvait aussi, en remontant la vallée de la Guisanne, emprunter un tracé plus direct et relativement bas, puisqu’il passait à peine à 2000 mètres d’altitude (2057), celui qu’on appellera, par opposition à l’autre, la « Petite Route », par le col du Lautaret. Le nom seul de ce col, conservant son nom latin d’« altaretum », l’oratoire (on a dit aussi la Madeleine) en indique l’ancienneté, il fait penser à d’autres cols du Lautaret et à de très nombreux cols de la Croix qui remplissent la nomenclature alpestre.

Le col, un col de prairies, largement ouvert dans les schistes du lias, ne présente aucune difficulté, ni à la montée, qui se fait par le Monétier, où un ancien « moustier » exploitait les vertus curatives des eaux (on a fait venir le mot de Guisanne de « aqua sana », « Aguisana ? »), ni à la descente par la Grave et son Villard d’amont (aujourd’hui le Villard d’Arène), sauf au défilé des Ardoisières, où le torrent mangeait le chemin, et que la route moderne a coupé par deux tunnels. Plus bas, la Combe de Malaval, la « mauvaise vallée » ou mieux la « vallée maudite », à cause des glaciers qui la dominent, n’offrait pas, pour un trajet en montagne, de difficulté insurmontable ; devant l’obstacle d’une roche, le chemin, pour l’éviter, se contentait d’enjamber le torrent sur une planche et de gagner l’autre rive, là où l’on a creusé un tunnel. Encore à l’heure actuelle, avec un peu d’attention, on peut suivre ces continuels « franchiments ».

C’est plus bas, quand on arrivait au seuil du défilé qui précède le bassin de l’Oisans, que le passage devenait difficile, la Romanche se cache au fond de gorges profondes dans les schistes cristallins, au pied de parois, à pic, où le chemin ne peut plus la suivre : chaque âge a apporté sa solution, à la mesure de sa technique, à ce problème de circulation, que seul l’âge moderne devait résoudre, sur les plans de Dausse, par la mine et par le tunnel, entre la rampe des Commères et le Chambon. Au bout du défilé on débouche dans une plaine d’alluvions où se trouve, dans un bassin excavé dans le lias, la petite ville, le « Bourg », qui a pris son nom du pays, le Bourg-d’Oisans. Le chemin rentre, à quelques lieux plus bas, dans une série d’étroits parfois difficile par la faute des cônes qui se rapprochent et se font face, des blocs qui roulent d’en haut, et il sort à Livet de l’Oisans pour aboutir à Vizille, carrefour de routes, jadis sentinelle postée là à l’issue du défilé, même si son nom ne vient pas de « vigilia ».

Cet Oisans est d’ailleurs un très vieux pays, et par son histoire et même par son nom, s’il est vrai qu’il figure sur l’inscription de la Turhie et sur l’arc de triomphe de Suse, sous la forme très proche d’« Ucennu », un peuple de montagnards situé entre les Medulli de la Maurienne et les Caturiges de Chorges, sur la Durance, ceux-ci identifiés avec certitude.

Cette voie, qui fut certainement une voie romaine, est très antérieure aux Romains. Depuis quand existe-t-elle ? C’est la question que s’est posée un géographe doublé d’un historien, qui a remué tous les vieux textes des archives, en même temps qu’il parcourait le pays en tous sens depuis des années, et d’un archéologue qui sait faire parler les pierres, André Allix. Dans un volume de dimensions considérables, plus de 900 pages, et très copieusement illustré de cartes, de croquis, de photographies, où toutes les questions qui se posent au sujet de ce pays de hautes montagnes qu’est l’Oisans (qui touche au Pelvoux, en Dauphiné), questions de géographie physique, comme la structure, l’histoire des vallées, les glaciers, les cirques, de géographie humaine, comme les origines du peuplement, les modes d’habitat, les maisons et les villages, l’émigration, sont exposées à leur place et résolues pour la plupart. A. Allix a fait une place à part à la route du Lautaret, qui non seulement constitue l’axe du pays, sa dorsale humaine, comme la Meije et les Écrins l’ossature physique, mais qui est à l’origine du peuplement. En effet l’occupation progressive de ce pays inhospitalier, où seuls le bassin central et les gorges de sortie sont au-dessous de 800 mètres d’altitude, s’est faite le long du chemin, et dans les deux sens en s’écartant du chemin selon la perpendiculaire. À quelle époque le chemin a-t-il été praticable ? C’est à la suite du dernier épisode glaciaire (stade de Daun) lorsque les glaces eurent évacué le col.
Cet épisode est-il ancien ? Il est très ancien au regard de l’histoire humaine, qui en a naturellement perdu la trace, sauf qu’elle reste inscrite dans ces documents indélébiles que sont les noms de lieux, très récents à celui de l’histoire géologique, puisque géologues, anthropologistes, préhistoriens sont d’accord pour parler, comme ordre de grandeur, de dix mille à quinze mille ans, vingt mille au maximum, ce qui n’est rien dans l’évolution du monde. Il n’y a guère plus d’un siècle, vers 1818, le glacier qui domine le col, le glacier de Combeynot, reprit son mouvement en avant, et s’arrêta, dans sa descente, non loin de l’hospice. Ses restes en sont restés figés sous la forme d’un de ces glaciers de pierre, qui, de longues années durant, ont recélé de la glace sous leur chaos de blocs, et qu’on appelait jadis des glaciers morts. Il se trouve que ce glacier fossile est un des plus curieux que l’on connaisse. Sa présence atteste combien le paroxysme glaciaire reste proche de nous.

On sait qu’il existe un certain nombre d’itinéraires, datant du IVe siècle, table dite de Peutinger (365 après J.-C.). Anonyme de Ravenne ou Ravennate, où les passages et les routes à travers les Alpes se trouvent inscrits, non pas sous forme de notices détaillées, mais par leurs stations et la longueur des étapes qui les séparent. Ce sont des guides pratiques. Or la concordance des itinéraires avec les distances actuelles avait jusqu’à présent mis en défaut tous les chercheurs, depuis Ernest Desjardins jusqu’à H. Ferrand. Ces distances y sont exprimées en lieues, mais de quelle lieue s’agit-il ? Comme on n’osait pas, à cause de la distance qu’on mettait ainsi entre les stations, qui nous sont à peu près connues, parler de la lieue commune d’aujourd’hui, d’environ 4 kilomètres ou plus, qui en doublant la longueur raisonnable des étapes les rendait inadmissibles, on était convenu de voir dans ces prétendues lieues des milles romains (de 1000 doubles pas ou de 1481 mètres), ce qui raccourcissait à l’excès les distances. Allix a eu l’heureuse idée de fournir une nouvelle identification de toutes ces stations, en proposant comme valeur de la lieue la lieue gauloise de 2222 mètres (donc d’une demi-heure de marche). En partant de cette hypothèse, tout est remis d’aplomb, les étapes deviennent normales, plus longues dans les parties faciles, plus courtes là où l’obstacle du rocher se dressait. Par cette méthode, non seulement il arrive à une identification générale satisfaisante des stations, des gîtes, des « mansiones », mais il donne la clef de deux difficultés jusque-là insolubles, et qu’il était réservé à un géographe de
résoudre selon nos méthodes propres.

Dans l’étape justement la plus difficile, la longueur du trajet sur la voie Romaine, qui suivait en général, dans le reste du tracé, la route actuelle, et sur celle-ci, ne coïncide pas. C’est que la voie Romaine pour éviter l’obstacle des gorges de la Romanche, remontait sur le plateau et gagnait l’actuel village de Mont-de-Lans (mont au sens de passage, de col) ; au contraire la route actuelle, tracée à mi-hauteur, et évitant les contre-pentes, est plus courte, c’est la partie si pittoresque qui commence à la rampe des Commères, taillée à vif dans le roc, ou en tranchée, ou en encorbellement, et parfois en tunnel, par le Châtelard et l’Infernet, là où Dausse a proposé à Napoléon l’emploi en grand de la mine pour couper au plus court.

Pareillement cet ouvrage d’art mystérieux qu’on appelle encore dans le pays la porte romaine de Bons prend un sens dans la restitution topographique d’Allix. D’abord elle était réellement sur la voie antique, qui s’élevait jusqu’à son niveau par l’une de ces rampes très raides devant lesquelles les Romains ne reculaient pas ; Romaine elle est, en ce qu’elle ressemble tout à fait aux arcs de Saint-Rémy et au pont Flavien de Saint-Chamas sur la Touloubre que l’on aperçoit du chemin de fer en allant à Marseille. Mais quel était son objet ? Si l’on admet les distances d’étapes de part et d’autre de cet arc, elle s’élevait juste au milieu du tracé et couronnait la partie la plus difficile de la route, tandis que le col du Lautaret se contentait d’un modeste oratoire. Nous sommes d’ailleurs à une époque où, faute de mesures altimétriques précises, on ne pouvait se rendre compte de l’altitude absolue des deux points hauts du passage. Pas une page de ce gros volume où la mise en œuvre d’une méthode sûre ne conduise à des trouvailles de ce genre.

Ruine sur le chemin du facteur Villard Reymond

En ce qui concerne les habitats permanents — il en subsiste 166 —, la règle est l’agglomération des demeures serrées les unes contre les autres, comme il est d’usage dans la haute montagne : Bessans, Tignes, etc. On a cherché à expliquer par bien des raisons, les unes d’origine ethnique ou historique, les autres nées des nécessités géographiques, cette tendance au groupement, et il semble bien que ce soient les exigences d’une vie presque commune en hiver, où il faut creuser dans la neige des tranchées et parfois des tunnels pour accéder de porte en porte, qui y poussent le montagnard : une maison isolée est une maison bloquée. Il n’y a de dispersés que les habitats temporaires de la zone alpine, à l’exception de ceux qui, anciens villages permanents, ont été abandonnés, et sont devenus des « hameaux de granges » ou mieux de chalets. Ces groupes de maisons sont ou bien disposés sans ordre : villages en tas, — ou bien le long d’un chemin : villages en rue —, ou bien étalés au soleil et suivant plus ou moins une courbe de niveau : villages en espalier (type Saint-Véran) afin que chaque maison reçoive le plus de soleil possible et le voie le plus tôt possible dans l’année. Ces villages, dans la mesure justement où ils sont groupés, sont menacés par toute sorte de fléaux, en hiver, au printemps, par l’avalanche (celle d’Huez par exemple), en toute saison par l’incendie, qui fait rage, lorsque la bise souffle, dans ces maisons qui ont été jadis tout en bois dans la zone de la forêt, et où souvent le bois domine encore dans les étages supérieurs, là où on a à engranger de fortes récoltes et dans la toiture en bardeaux : alors tout le village y passe, jusqu’à la dernière maison, et c’est l’incendie général, contre lequel la misère humaine est impuissante, et qui fait que chacun des lieux habités a brûlé au moins une fois, parfois plusieurs fois, dans la chronique des derniers siècles. Allix en a donné une liste qui occupe plusieurs pages, chacun avec sa date, et qui semble un nécrologe. C’est la rançon du village groupé.

Donc 166 villages ou groupes d’habitation subsistent, combien petits parfois, réduits à une famille ou deux qui s’entêtent à y demeurer, mais ce nombre a été beaucoup plus considérable à certains moments de l’histoire, lorsque la population s’est développée sans trouver dans l’émigration, qu’a longuement étudiée l’auteur, un exutoire, et encore dans la première moitié du XIXe siècle, jusqu’en 1846, lorsque les Alpes françaises ont connu probablement leur maximum de population. Nombreux sont, un peu partout, les tas de pierres plus ou moins bien ordonnées, ou encore les fonds de cabanes, qui témoignent de l’existence à cette place de villages permanents, permanents puisqu’ils étaient groupés. Dans le pays on les appelle des « chaseaux » (des « chasals », des « chasalements » me disait en 1903 le père Gaspard, le vainqueur de la Meije). Rien que dans la haute vallée du Vénéon, on trouvait ces hauts villages du Carrelet, des Étançons, du vallon des Étages, dont les alpinistes de la première époque connaissaient bien les traces sous l’herbe et parmi les pierriers. Il y a les fonds de cabanes de Brandes, la « ville de Brandes », l’ancienne cité minière, et de la Seteranne d’Auris, abandonnée en 1754, il y a surtout, dans le cours du XIXe siècle, la disparition d’une série de villages habités toute l’année, et dont on ne peut nier l’existence, puisqu’ils figurent avec leur chiffre d’habitants dans les recensements depuis 1801 ; il y en a même qui se sont complètement vidés depuis le recensement de 1911, et dont les anciens habitants tirent parti quelques semaines en été, en attendant qu’ils tombent en ruines : parmi les plus impressionnants est ce Puy Golèfre de la Grave, à 1800 mètres, qui, de loin, fait encore quelque figure, mais dont les cheminées, depuis quelques années, ne fument plus, symbole du sort qui attend peu à peu la montagne française. Enfin des villages ont changé de site : Bourg d’Oisans, qui est descendu de son cône, à mesure que les marais du bas étaient desséchés, Huez, Auris, les deux Vaujany.

Au point de vue de l’emplacement des lieux habités, Allix distingue entre la situation et le site topographique. Pour ce qui est de la situation générale, ce n’est pas la circulation routière qui les attire ou les retient : ils tournent plutôt le dos à la route : c’est à la Grave que celle-ci atteint le niveau des hauts villages. Pourtant c’est elle qui explique la plus grosse agglomération, vraie petite ville, le bourg d’Oisans, « Burgum » et « castrum » au moyen âge, centre de foires, d’où rayonnent les vallées, avec son « doublet de positions » la Paute, d’où divergent les chemins ruraux. C’est encore l’industrie (la Fonderie d’Allemont) et les anciennes mines (bocardage du Grand Clot) et surtout l’industrie moderne, avec ses localités nées de la houille blanche, qui s’échelonnent de Livet et Gavet à Rioupéroux et Séchilienne. C’est par rapport à l’exploitation des vallons pastoraux que s’explique de préférence la répartition des villages, qui vivent de l’exploitation des hauts pâturages, du foin des prairies, lesquelles remplacent peu à peu les cultures de seigle et d’orge trop haut situées, c’est surtout par rapport à l’exploitation des terres cultivables, qui reste malgré tout l’essentiel de leur labeur. C’est même la culture qui décide de la plus haute altitude atteinte par les villages ; une carte montre que c’est sur les calcaires et les schistes du lias que ceux-ci s’élèvent le plus haut, et qu’ils ne peuvent atteindre à ces altitudes sur le granit. Les Terrasses de la Grave sont à 1803 mètres : « des deux exigences de situation que les nécessités de la vie rurale imposent aux groupes de maisons, c’est le lien avec la culture qui l’emporte ». Quant aux sites proprement dits d’habitat, ils s’expliquent avant tout par l’exposition, ou l’exigence du soleil (« envers » ou « endroit »), par la présence de l’eau (pour l’amener, les gens de Villars Reculas ont construit un vrai « bisse »), et le souci de la protection contre les avalanches, sans qu’aucun village soit jamais bien sûr d’en être complètement à couvert.

L’Oisans est en pleine transformation, et une évolution qui eût jadis demandé des siècles s’accomplit aujourd’hui au cours d’une génération. Que de traits sont changés depuis que Gaspard et Émile Pic me le faisaient parcourir en 1903 ! Les hauts se vident, la terre meurt, comme les pâturages, et ce qui reste d’habitants s’entasse dans le fond des vallées, là où ne pénètre pas le soleil, mais où se succèdent retenues d’eau, barrages et usines. André Allix en a tracé fidèlement l’aspect et retrouvé l’âme au lendemain d’une première transformation, à la veille d’une autre qui s’annonce peut-être plus profonde, dans un ouvrage à peu près définitif, dans lequel tout trait de description est vu et retracé d’après nature, auquel rien n’est à ajouter et encore moins à retrancher, car ce serait tailler dans le vif. C’est dire que ceux qui seraient tentés de lui reprocher d’être trop long ne se rendent pas compte de l’immensité de la tâche qu’ils s’étaient imposée et qu’il a menée à bien en quelques années, en allant partout, en interrogeant et en sachant lire à la fois dans les formes grandioses de la nature et dans les traditions si tenaces qui attachent tout montagnard à son sol et même à son rocher.

PAUL GIRARDIN

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