Pour une poignée de marmottes !

© Photo Brigitte MONNET

POUR UNE POIGNÉE DE MARMOTTES !
En 1984, sur le chantier de Grand’Maison, le courant n’est pas passé entre EDF et une colonie de marmottes !

Nota. J’ai reconstitué cette histoire sur la base de documents très parcellaires, d’articles de presses de l’époque (sources en bas de page), de documents sonores et vidéo. Il est probable que quelques coquilles ou imprécisions y figurent, vous pouvez me faire part de vos remarques en utilisant le bouton « [!] Signalez une erreur [!] » en bas de l’article.

Été 1984, quelque part en Oisans, au confinement de la vallée de l’Eau-d’Olle, un chantier titanesque, commencé en 1978 amorce sa dernière ligne droite : le barrage de Grand’Maison, la plus importante centrale de pompage-turbinage de France.

Sur les pentes, alors verdoyantes situées en amont de la retenue, deux petits marmottons, dressés sur leurs pattes arrière se boxent allègrement sous le regard attentif de leur mère et celui plus amusé de quelques ouvriers du chantier. Plus loin, un conducteur d’engins s’affaire à pousser des monticules de terre. Au moment du casse-croûte, souvent avalé à la va-vite sur son siège de bulldozer, lui aussi s’amuse bien à voir les pitreries incessantes de ces petits rongeurs agités et chamailleurs.

À cette heure, la construction du barrage n’est pas totalement terminée. Les travaux se poursuivront jusqu’en 1985. Pourtant, comme il est coutume de le faire pour ce type d’ouvrage, dès le 1er août 1984, c’est la fermeture des vannes de fonds du barrage. La mise en eau commence, lente et inéluctable, elle nécessitera quatre années pour remplir complètement la vasque naturelle, d’une capacité de 140 millions de m3 d’eau.

Sur les pentes verdoyantes situées à l’amont du barrage, une colonie de marmottes est condamnée à mourir noyée pendant son sommeil et tout le monde s’en fout…

Il faut dire que des marmottes dans les Alpes, il y en a partout. Ça pullule. En Oisans, on ne peut pas faire un pas en montagne sans entendre siffler la bestiole. Dix de plus ou cent de moins, la belle affaire.

Alors, tout le monde s’en fout… Enfin, presque tout le monde.

Notre conducteur d’engins lui ne s’en fout pas. On peut même penser que ça l’empêche un peu de dormir. « Ça le travaille » comme on dit. Il y a peut-être quelque chose à faire…
Alors notre gars, notre « lanceur d’alerte » dirait-on aujourd’hui, prend l’initiative d’informer le Parc National des Écrins. Là, il trouve des oreilles attentives. Bien qu’en dehors de ses prérogatives territoriales, le Parc des Écrins s’empare du dossier et diligente rapidement les premières actions.

Tic-tac-tic-tac… Une course contre la montre commence en Oisans.

Après avoir informé le maître d’œuvre EDF, dans un premier temps, le Parc établit un partenariat avec la FRAPNA-Isère (actuellement France Nature Environnement Isère), qui désigne Jean-François Noblet comme responsable de l’action et de la coordination sur cette affaire.
Des agents du Parc sont envoyés sur zone. Ils font, en quelque sorte, un état des lieux et surtout essaient de comptabiliser le nombre de marmottes à sauver qui sera estimé à 150 individus.
On se questionne. La montée des eaux étant très lente, l’instinct de l’animal ne va-t-il pas le pousser à coloniser les hauteurs ? On sait que pour des questions de territoire, la marmotte peut avoir un tempérament belliqueux et ces nouvelles arrivantes ne pourraient-elles pas rentrer en conflit avec celles déjà installées ?

Tic-tac-tic-tac…

Au fil des semaines et dans une urgence certaine, on cartographie le site, les terriers habités sont marqués.
En septembre, les gardes du parc capturent par piégeage 12 marmottes qui passeront l’hiver dans une cave.

Tic-tac-tic-tac…

Le Parc en collaboration avec la FRAPNA-Isère, programme deux journées de déterrage les 26 et 27 octobre. Les presses locales et nationales sont alertées. Elles sonnent le tocsin : du nombre de bras mobilisés dépendra le nombre de marmottes sauvées de la noyade. Car débusquer l’animal, rentré en hibernation vers le milieu du mois d’octobre, ne sera pas une partie de plaisir. La chambre principale, là où hiberne toute la famille pendant presque six mois, se trouve enterrée à plus de 10 m de l’entrée de la galerie et à 2 ou 3 m de profondeur. Sans oublier de préciser, qu’à cette difficulté il faut ajouter qu’on ne dégage pas une galerie unique, mais bien plusieurs. Certaines conduisent à des culs-de-sac, des chambres secondaires ou encore aux latrines utilisées par l’animal qui se réveille toutes les trois ou quatre semaines pour subvenir à ses besoins naturels durant son hibernation. En l’occurrence, pour sauver une famille de marmottes, c’est une véritable montagne de terre et de pierres qu’il faudra déplacer sans aucune garantie de succès, de quoi décourager les plus volontaires.

Tic-tac-tic-tac…

Le samedi 26 octobre, pas moins de 60 personnes sont au rendez-vous.
Venant de Lyon, Annonay, Vienne, Grenoble, et bien sûr de l’Oisans, certains étaient partis à l’aube pour sauver le rongeur de son funeste destin. Armés de sapes, pelles, pics, pioches et piochons, d’un bon casse-croûte et débordant de bonne volonté, les groupes s’organisent sous la houlette des agents du Parc et des animateurs de la FRAPNA.
Les terriers balisés, supposés habités, sont désignés. Des groupes de 6 ou 7 terrassiers se déploient sur l’immense site de Grand’Maison.
Rapidement, la bonne humeur et l’enthousiasme diminuent. Et, comme présagé, le travail nécessaire est démesuré pour atteindre le bout d’une galerie, là où se trouve la chambre principale, où est censée hiberner la famille de rongeurs.
Vers 18 h, trois marmottes engourdies, pas totalement entrées en hibernation sont récupérées. Un bien maigre butin.
Plus loin, une bouffée d’espoir remobilise les troupes. Une autre équipe touche au but. On s’affaire ! On s’échine ! On pellette, on tape, on pique ! Malgré la nuit, malgré la fatigue et les ampoules, on y croit… le terrier est habité, c’est sûr ! Puis, brusquement plus rien. Plus de galerie, de la terre, toujours de la terre ! Peut-être un bouchon, devant la chambre principale… Alors on pioche, on sonde… Rien… Rien… Toujours rien !
Ce soir, la nuit est d’encre.
Des silhouettes hâves, des corps éreintés, ramassent leur matériel et rejoignent les voitures, plus haut sur la route. Maintenant, il faut rentrer.

Tic-tac-tic-tac…

Au matin du dimanche 27 octobre, l’espoir renaît. Entre 200 à 250 personnes ont répondu présentes à l’appel lancé par la presse.
La stratégie de sauvetage reste la même. Le site grouille. La bonne humeur et l’envie sont là. Oubliées les courbatures et les déceptions du samedi. On y croit et on y va !
Hélas, le même scénario que la veille se déroule au fil de la journée.
Finalement, une seule équipe parvient après bien des efforts à sauver une petite famille de marmottes : le père, la mère et le marmotton, né sans doute en juillet.
Après les deux jours de campagnes, seulement 6 marmottes sont sauvées.
Le week-end s’achève. Beaucoup sont déçus. On peut les comprendre.
Une mobilisation si forte, autant d’énergie pour seulement 6 sauvetages sur un site qui devrait accueillir 150 marmottes. Mais il y a aussi la satisfaction d’avoir participé à cette aventure et d’en savoir un peu plus sur cet animal si familier en montagne.

Au bout du compte, une poignée d’irréductibles terrassiers décident de remettre ça au week-end suivant.

Tic-tac-tic-tac…

Le 1er novembre, une soixantaine de personnes se retrouve sur les pentes de Grand’Maison.
Il reste beaucoup de terriers balisés inexplorés.
Plusieurs tranchées de 15 m de long sont creusées.

Sans succès.

Les marmottes ont-elles été dérangées ? Tout porte à le croire, car les indices d’occupation sont là. Un terrier a même révélé une chambre préparée pour l’hibernation, recouverte d’une litière d’herbe et de foins, mais complètement vide de tout habitant.
Le lendemain une quinzaine de courageux reviennent une dernière fois.
Le soir venu, ils rentrent bredouilles.
Les 18 marmottes capturées, trappées ou délogées sont toutes pesées, afin de connaître la perte de poids à l’issue de leur hibernation. Puis après un petit examen rapide, elles sont sexées et baguées avant de repartir terminer leur longue sieste dans une cave aménagée au Bourg-d’Oisans (et peut-être aussi à Venosc) où elles seront réparties par groupe familial pour éviter tout problème de voisinage durant les courtes périodes de réveil.

Au printemps 1985, après l’hivernage, une douzaine de marmottes a survécu.
L’équipe de départ, constituée du Parc National des Écrins, FRAPNA-Isère et de passionnés de nature venus prêter leurs bras en octobre, se retrouve au point de ralliement déterminé pour la réintroduction des rongeurs en Chartreuse, dans le cirque de Saint-Même.
Avec plus ou moins de plaisir, les dormeuses sont délicatement extirpées de leur casier individuel, glissées dans des sacs en toile de jute, puis déposées dans des caisses préparées pour un transport à dos d’homme qui permettra leur acheminement jusqu’au site de réintroduction.
Sous l’œil attentif de quelques caméras tout spécialement venues couvrir l’évènement et celui plus amusé des nombreux spectateurs, les marmottes sont déposées une par une. Elles investissent le site et se glissent sans attendre dans les anfractuosités et autres cachettes naturelles, pour se dissimuler de la vue des curieux.

La réintroduction sera une réussite !

Il n’y a pas de morale à cette histoire.
Quand on a un pouvoir si grand que celui de déplacer les montagnes, de stopper les torrents et de changer le dessin des cartes géographiques, combien pèse la vie de 150 marmottes ? En 1984, pas plus lourd qu’un coup de téléphone pour EDF.
Comme le dit si justement Jean-Pierre Nicolet du Parc National des Écrins : « Je dirais qu’il est regrettable d’être informé au dernier moment de ces problèmes de noyade par EDF. Il aurait suffi de connaître le planning des essais de mise en eau pour intervenir dès le printemps 84 afin de récupérer les marmottes en danger.
À bon entendeur, salut ! »

Le mot de la fin, je le laisse à la marmotte dessinée par Gilles Dodos, visible en toute fin de la vidéo réalisée par Michel Rajon, qui avec sa caméra a couvert l’évènement que je viens de vous raconter.

Sources :
– Feuille volante tirée sans doute d’un journal du Parc National des Écrins : date indéterminée.
– Journal l’Unité : 4 janvier 1985
– Compte rendu Frapna-Isère.
– L’autre Journal, les nouvelles littéraires (broché) : édition 1984.
– France bleu : Les barrages d’Oisans 

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